vendredi 20 novembre 2020

Aux enfers Marcel Proust ( Nouvelles France )

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                                                 Aux enfers

            Quélus passe. Samson arrête deux ombres...........

            Quélus - Monsieur, j'ai beaucoup entendu parler de vous durant ma vie terrestre.
            Samson - L'ordre des temps s'opposait à la réciprocité. Nul doute sans cela que je n'eusse passé ma captivité à amasser sur vous des documents inédits. Vous m'intéressez infiniment, Monsieur. Du reste je vous avais prédit, que dis-je : 
            " La femme aura Gomorrhe et l'homme aura Sodome, 
              Et se jetant de loin un regard irrité,
              Les deux sexes mourront chacun de son côté. "
              Quélus fait un léger signe d'assentiment, en une élégante courbette d'homme du monde.

            Samson - Ah Monsieur que vous eûtes raison et si chacun et moi-même en avait usé comme vous, nul doute que Dalila ne se fût montrée plus coulante. Mais au reste ce n'est pas comme coquetterie, indirect hommage rendu à la grâce féminine que j'approuve ces jeux de garçons. Il est d'un homme d'avoir banni loin de nous, cet être moins humain qu'animal, succédané bizarre de la chatte, étrange intermédiaire entre la vipère et la rose, la femme perdition de toutes nos pensées, poison de toutes nos amitiés, de toutes nos admirations, de tous nos dévouements, de tous nos cultes ; grâce à vous et à vos pareils l'amour n'est plus une maladie qui nous met en quarantaine de tous nos amis, nous empêche de causer philosophie avec eux. Ce n'est au contraire qu'un épanouissement plus riche de l'amitié, le riant couronnement de nos tendres fidélités et de ses épanchements virils. C'est comme la dialectique et le ceste des Grecs un divertissement à encourager et que fortifie, loin de les distendre, les liens qui unissent les hommes à leurs frères.
            Mais mon cœur trouve une joie plus profonde encore à vous contempler enfin, Monsieur. 
                                                                                                                                     peintures-tableaux.com
           Quel confident j'ai trouvé de mes ressentiments contre la femme, nous allons pouvoir unir nos ressentiments, la maudire ensemble. La maudire, action si délicieuse peut-être hélas, parce que la maudire c'est un peu l'évoquer, c'est encore un peu revivre avec elle.
            - Je voudrais Monsieur être de votre avis mais je ne le puis. Jamais une femme ne m'a troublé et je ne comprends ni l'obscur attachement qui dans votre colère vous lie pourtant à elle par des fils douloureux et tremblants tangibles, ni l'indignation motivée qu'elle vous inspire. Incapable de causer avec vous des sortilèges de la femme, je me sens plus incapable encore de la détester avec vous.                                                                                               
            J'ai quelque rancune contre les hommes, mais j'ai toujours infiniment apprécié les femmes. J'ai écrit sur elles des pages qu'on a bien voulu traiter de délicates et qui furent du moins sincères et  vécues. J'ai compté parmi elles de sûres amies. Leur grâce, leur faiblesse, leur beauté, leur esprit m'ont souvent enivré d'une joie qui pour ne rien devoir aux sens n'en fut pas moins intense si elle en fut plus durable et plus pure. J'allais me consoler auprès d'elles des trahisons de mes amants et il y a quelque douceur à pleurer longuement et sans désir contre un sein parfait.
            Les femmes me furent à la fois madones et nourrices. Je les adorais et elles me berçaient. Elles me donnaient d'autant plus que je leur demandais moins. Je fis à plusieurs une cour empreinte d'une sagacité que les bourrasques du désir ne venaient point déconcerter. Elles me donnaient en échange un thé exquis, une conversation ornée, une amitié désintéressée et gracieuse. A peine puis-je en vouloir à celles qui par un jeu cruel et un peu niais voulurent en s'offrant me faire avouer que je ne me sentais nul goût pour elles. Mais à défaut d'un orgueil bien légitime, la plus élémentaire coquetterie, la peur de compromettre leur charme auprès d'un admirateur aussi véritable, un peu de bonté et de largeur d'esprit déconseillèrent cette attitude aux meilleures d'entre elles.
            M. Renan passe.
            Taisez-vous littérateur. Comment croire en effet qu'il n'y a pas plutôt dans vos discours l'artifice orgueilleux du théoricien que le résumé approximatif de votre pensée. Tout au plus vous êtes-vous caché d'aimer les femmes, ressemblant à ces convives qui dédaignent les plus beaux fruits qu'on leur présente. Ils ont goûté avant de venir au festin. Pourtant vous aimiez incontestablement les femmes. Croyez bien mon cher ami qu'il n'y a dans ces paroles nul blâme au moins philosophique de ma part et ne voyez pas dans mes reproches la condamnation sans appel d'une morale trop absolue. Comment, sans être taxé d'étroitesse d'esprit, pourrions-nous nous refuser maladroitement à comprendre des jeux dont Socrate parlait avec un sourire. Ce Maître, qui aima la Justice au point de mourir pour elle, et pour ainsi dire du même coup pour la mettre au monde, tolérait sans mauvaise humeur chez ses amis les plus intimes ces pratiques aujourd'hui surannées. Et si l'éloignement dans l'espace imite assez bien l'éloignement dans le temps, il ne paraîtra pas absurde de dire qu'aujourd'hui encore l'Orient, si intéressant d'ailleurs à tant d'autres points de vue, reste le foyer mal éteint de ces flammes étranges. 
            Au reste l'Amour comme le pensaient les Anciens est indiscutablement une maladie. 
            Comment dès lors assimiler ces coutumes à un vice ? Nul doute que l'albuminurie ne prendrait aucun des caractères de l'immoralité si chez certains elle avait pour résultat une production de sel au lieu de sucre dans les urines.
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             Loin de moi malgré ces raisons la pensée de vous absoudre, mon cher ami. Vous avez été deux fois maladroit. Inexpiable crime si comme j'incline à le croire la vie est plutôt un jeu d'adresse.
            Il n'est très bon, à aucun point de vue de prendre son plaisir à caresser son temps à rebrousse-poil. Un homme qui était doué de la conformation la plus habituelle de notre palais prendrait pourtant l'habitude de trouver un régal le plus exquis à dévorer des excréments serait difficilement reçu, au moins dans la bonne société. Certaines répulsions physiques sont plus fortes que tout et emportent notation d'infamie. Inévitablement notre dégoût et notre considération ne sauraient aller aux mêmes personnes.
            Et pourtant qui oserait dire que le dégoût n'est pas éminemment relatif ? Pourquoi vous détourner des parfums les plus exquis qu'on vous offre et vous pencher devant la bouche d'un égout, en vous persuadant que vous respirez un parterre de fleurs. Posture assurément ni plus ni moins fondée dans l'absolu que celle de l'amateur des jardins et des parfums, mais posture étrange et qui ne repose que sur une disposition physique des nerfs du nez et qui n'en doutez pas sera très remarquée. Mais vous avez comme une maladresse plus grave car elle implique erreur sur cercle plus étendu, sur un degré plus subtil de la connaissance.
            L'amour ai-je dit est une maladie. Mais l'exaltation cérébrales ou folie en est une aussi. Nul doute pourtant que le jour où la poësie fit sont apparition sur la terre elle n'eut singulièrement relevé le niveau de la folie. Presque tous les poètes sont des fous. Qui pourtant oserait en médire. Ce sont des malades disent les médecins, personnages évidemment surfaits mais parmi lesquels je compte pourtant d'amis infiniment distingués et chers. D'ailleurs en nous faisant mourir ne contribuent-ils pas notablement à élargir le cercle de nos connaissances et à déplacer ( fort suffixe) le point de vue de nos méditations. Donc les médecins disent assez raisonnablement des poètes qu'ils sont des malades, des fous. Soit. Mais bienheureuse maladie, folie divine comme disent les mystiques. L'apparition de la femme et surtout de la femme moderne sur la terre a de même considérablement anobli la carrière utilitaire mais assez dépourvue d'horizons que l'amour semblait destiné à faire sur la terre aux premiers âges. 
            La femme riche synonyme de consolation et d'enthousiasme a véritablement fait de l'amour une maladie sublime que vous ne pouvez que rabaisser en éliminant ce facteur de premier ordre mon cher Quélus. La différence du sexe est ici de toute importance. A qui attribuer qu'à elle ce rafraîchissement qui nous vient de notre amour pour un être si différent de nous, rafraîchissement si analogue aux jours pacifiants du travailleur de la ville qui passe ses vacances à la campagne
            Enfin de même que ce romantisme en lui faisant jouer un rôle plus grand encore dans la poésie édifiante a définitivement accrédité l'aliénation mentale auprès des gens de goût, depuis le XVIIIè siècle il me semble que votre erreur soit devenue une hérésie, la femme s'étant divinement perfectionnée, et s'étant enrichie de toutes les délicatesses que les esprits les plus raffinés révèrent. C'est aujourd'hui un objet d'art et de luxe qui ne peut plus craindre la concurrence.
            Il est vrai que vous prétendez goûter des plaisirs délicats auprès d'elle et satisfaire vos sens ailleurs. Quelle complication d'existence inutile et maladroite. Le plaisir de vos sens serait enrichi et raffiné de tous ceux que la femme seule peut donner à notre imagination. D'ailleurs cette séparation dont vous parlez est-elle possible. Quelle force peut nous empêcher d'embrasser celle que nous admirons à ce point. Et je voudrais au verbe embrasser en ajouter d'autres qui choqueraient peut-être le discours d'un philosophe, du reste déjà suffisamment étendu.                                             



                                                                 Marcel Proust

                                                                in Nouvelles Inédites ) 
            


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