lundi 9 juillet 2018

La Parisienne in Le Piéton de Paris Léon-Paul Fargue ( Nouvelle France )


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                                                La Parisienne

            Il est bien difficile de dire ce que c'est qu'une Parisienne. En revanche, on voit très bien ce que c'est qu'une femme qui n'est pas parisienne. Becque, dans sa pièce froide et que son premier acte rendit fameuse, fait de la Parisienne une femme qui couche un peu avec tout le monde et n'hésite pas à revenir à ses premiers amants. Pour lui, comme pour les Allemands, les Russes et les Indigènes des Îles Fidji, la Parisienne est l'élément féminin du ménage à trois.
            Ne nous formalisons pas de ces jugements sommaires et ne piquons pas de crise de patriotisme, puisque les Parisiennes peuvent être café-crème, comme Joséphine Baker, ou juives comme Sarah Bernhardt. Voici un premier point : la Parisienne peut hardiment venir de Moscou, de Sucre ou de Castelsarrasin.
            Il y a toutes sortes de Parisiennes. En 1907, deux dames, qui furent respectivement qualifiées de " dévoyées de l'Aristocratie impériale et d'excentriques de la littérature ", et qui n'étaient autres que la marquise de Belbeuf, née Morny, et notre admirable Colette Willy, se montrèrent sur la scène d'un music-hall, exactement le Moulin-Rouge, dans une tenue qui effaroucha et fit hurler les mauvais bourgeois. Le préfet de police dut interdire les représentations. La nièce de Napoléon III et l'auteur de La Retraite sentimentale sont restées des Parisiennes, malgré l'averse. Par contre, Mme Steinheil n'a pas droit au titre. Comme on le voit, il ne suffit pas de faire parler de soi. Il n'y a plus guère de Parisiennes.                                                                                                             mieux-se-connaitre.com
Image associée            Ce qu'on rencontre de nos jours dans les salons, chez les ministres, chez Maxim's, dans les coulisses des petits théâtres, ce sont des femmes du monde de gauche, occupées de la France, de l'Epargne ou de l'Honneur, des boutiquières de province qui ont donné un coup de main, ou plutôt un coup de reins à la carrière de leur mari, des femmes, des femmes de chambre que le coup de grisou cinématographique a placées au premier rang de l'actualité, et qu'on invite, et qu'on admire et qu'on gâte ! Non, il n'y a plus beaucoup de Parisiennes à notre époque de parvenus, d'hypocrites, d'opportunistes ou de sectaires. Elles ont eu peur.
            La Parisienne, si elle était légère, voire facile, exigeait au moins des hommes qui obtenaient ses faveurs, ou qui simplement la comblaient de cadeaux, pour avoir le droit de bavarder avec elle, et qu'ils fussent bien nés, qu'ils eussent une allure présentable et un coeur sans boue. Elles s'appelaient...
....... Virginie Déjazet, Hortense Schneider........ la comtesse Waleska....... la Barucci aux belles cuisses, comme l'appelaient les maîtres d'hôtel. Italienne splendide, lancée en plein Paris par un grand bourgeois au nom prédestiné, M. de Dame, avant de montrer ses charmes, et quels charmes ! à Edouard VII, qui l'attendait dans un salon privé du Café Anglais. Elles s'appelèrent encore Lucie Claryn, Emilienne d'Alençon, qui fut élève du Conservatoire, Otéro ou Mme Liane de Pougy. Ces dames et ces demoiselles, ces actrices et ces princesses, ces étrangères et ces danseuses furent parisiennes, et non pas seulement parce qu'elles faisaient parler Paris, ce qui est la condition primordiale, mais Londres, Biarritz, Rome, Aix-les-Bains, Carlsbad et Saint-Pétersbourg. Elles étaient parisiennes parce qu'elles considéraient que la vie devait être exclusivement consacrée au plaisir, à la frivolité, au snobisme, à l'ivresse et au tapage. Dans l'exercice de ces jeux elles montraient une facilité, une aisance, un charme et un entrain qui constituent les bases même de l'attitude.
            Il ne s'agissait pas de rester dans un coin et de sourire à quelque comte bien vain de se ruiner pour vous...........mais bien de prononcer des mots que reprenaient les gazettes.......... Il fallait faire courber la tête aux princes, ruiner des financiers, acculer au suicide des calicots ou des bouillonneux célèbres........ Une vraie Parisienne de 1900 ne devait pas hésiter à donner son avis en trois mots aussitôt fameux, sur une pièce, une guerre............ En un mot comme en mille, les Parisiennes étaient des Pythies.    pinterest.fr
Image associée            Mais à côté de ces sorcières délicieuses, de ces " biches " qui firent couler des larmes et du sang, de ces marquises de cabinets particuliers, toutes unies par un sens inné de la grandeur, une distinction naturelle, et un esprit qui empruntait l'exhibitionnisme quand il n'arrivait pas à se manifester par la conversation, à côté des déesses de la galanterie, et galantes surtout parce qu'elles étaient parisiennes, il en est d'autres plus sages, plus réservées et plus pures...............Épouses de magistrats, de ministres, connues pour leur salon, leur pouvoir mondain, leur situation bancaire ou officielle, il y eut des Parisiennes qui brillèrent surtout par l'esprit ou l'influence.
           C'est l'avenue après le boulevard. Celles qui tenaient salon furent aussi connues que celles qui fréquentaient les restaurants, aussi courtisées. Enfin il y eut encore des Parisiennes effacées qu'aucun diamant ne signale à l'histoire et que seuls pouvaient distinguer du tout venant les aubergistes de province ou les douaniers des frontières. Un détail de toilette, un accent, une vibration, un rien dans l'à-propos poussaient inévitablement ces traiteurs et ces fonctionnaires à s'écrier :
            " - Parbleu, c'est une Parisienne ! "                                                  antiquesandthearts.com
Résultat de recherche d'images pour "touchagues peintre"            On n'en fait plus guère non plus de celles-là............ J'entrevois ici une des causes de la disparition de ce joli monstre. Les hommes aujourd'hui font trop de politique pour perdre du temps avec des femmes et ils n'ont plus assez d'argent pour s'occuper à la fois de sociétés anonymes et de Société tout court. Ils ont laissé la femme se débrouiller. Et mon Dieu, depuis qu'elle se débrouille, la Parisienne a choisi son mari ou son amant non plus nécessairement selon la mode, mais surtout selon ses goûts, qui se confondent souvent avec ses intérêts.
            Le développement de l'égalité sexuelle par les vagues de sport, la mise à nu des femmes dans les music-halls, la vulgarisation de la poudre de riz, des massages et du bas de soie ont tué le mystère indispensable à la primauté féminine et à l'éclat du " Parisianisme ".
            Les grands restaurants s'effacent devant les banques, les théâtres se transforment en cinémas, les maisons de couture ne cachent pas qu'elles ne donnent plus le ton au monde civilisé. Ainsi l'atmosphère elle-même est-elle hostile à une renaissance des belles de nuit de Paris et aux exquises tyrannies féminines. Quelques années encore et la Parisienne disparaîtra de la capitale et de la légende, comme jadis plésiosaures, xiphodons et dinornis, pour céder la place aux " femmes de Paris ", ce qui n'est pas tout à fait la même chose.
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Image associée            " - Je vais vous faire connaître la dernière, me confia un jour un grand disparu d'hier, dont je tairai le nom pour ne rien retrancher de sa mémoire."
             Il avait été l'un des jeunes et illustres piliers des thés de Mme de Loynes et de Mme Strauss, et il aimait la compagnie, presque la complicité des femmes. Invité à passer quelques heures chez une étrangère qui s'était fixée à l'hôtel, il m'avait prié de l'accompagner pour faire un brin de causette avec une fille chez laquelle, disait-il, des ministres assouvis et tremblants avaient oublié des documents...
            " - J'ai retrouvé un projet de discours, destiné à être lu à la Chambre, dans le cabinet de toilette de la dame en question, me disait-il en souriant, tandis qu'on nous annonçait chez la merveille. "
            Nous entrâmes bientôt dans une sorte de serre où les fleurs les plus chères et les plus rares, disposées avec grâce, nous dissimulaient les meubles de la pièce, pourtant assez vaste. Et bientôt apparut, dans ce jardin,  la dernière Parisienne. C'était assurément une femme d'une grande beauté et d'un charme incontestable. Les bijoux qu'elle portait, les boîtes de chocolat qui traînaient sur les guéridons, les poupées de boîtes de nuit installées comme des enfants sur un canapé, un poste de T.S.F. aux ornements recherchés, des rubans, des toilettes jetées sur le lit dans un désordre artistique, des flacons précieux et des éditions de luxe aux interminables dédicaces, disaient suffisamment que les livreurs se succédaient chez la dame et qu'une fraction de Paris était à ses pieds.
            Sa conversation nous enchanta. Comme ces mondaines célèbres qui ébranlèrent des trônes et dont j'avais entendu parler alors que j'étais en cagne, elle savait tout, connaissait tout le monde, et téléphonait aux hommes politiques pour arranger la situation de quelque femme de chambre. Une seconde je fus éberlué. Avions-nous affaire à une véritable descendante de la Païva  et des Parisiennes de la légende ? Quelque princesse d'amour de Porto-Riche ? Quelque fille spirituelle du malicieux et tendre théâtre de Maurice Donnay ?                                        kahn-dumousset.com
Résultat de recherche d'images pour "touchagues peintre"            On nous servit des cocktails étranges et des sandwichs qui tenaient du bibelot, et qui arrivaient tout droit de la rue Rivoli. La dernière Parisienne, qui s'appelait, je crois, Sarah, circulait entre les pétales et les porcelaines de son petit musée d'hôtel. Elle régnait. Je me pensais revenu au temps où, selon un oncle à moi, les rois se glissaient, déguisés, mal rasés et mal chaussés, dans les alcôves où les cocottes de 1900 les réduisaient à l'état de jouets. Sarah était à peu près nue sous un déshabillé qui découvrait parfois des cuisses galbées et blanches, ma foi, à vous faire perdre le souffle. Mon vieil ami trépignait. Le brave homme ! Il croyait prendre la succession des Morny, des Roger de Beauvoir et des Castellane. Je le laissai avec son enchantement qui, je l'ai su depuis, lui soutira deux cent mille francs et quelques recommandations importantes pour des " affaires ". Huit jours plus tard, nous dînions tous trois au Café de Paris, où Sarah avait tenu à nous offrir un de ces menus sensationnels que seul savait préparer Louis Barraya, vieux Parisien authentique, celui-là, et traiteur de haute lignée. Mon ami était toujours sous le charme. Il nous racontait l'histoire de Paris en nous rappelant le souvenir de Maupassant, de Paul Bonnetain, de Hugues Le Roux, professionnels jolis garçons d'une époque que nous ne pleurerons jamais assez.
            Vers minuit, Sarah fut appelée au téléphone et nous quitta fort mystérieusement. Nous ne devions plus la revoir.
            " - Elle nous abandoncommene pour quelque prince, murmura mon ami. "
            Elle partait en réalité pour l'Amérique, livrer à des industriels le fruit de son pillage à Paris, car, sous couleur d'élégance innombrable, elle copiait nos robes et accumulait les modèles. Bien entendu, je gardai ces renseignements pour moi et ne révélai jamais à son adorateur d'un jour, qu'il n'y a, hélas ! plus guère de vraies Parisiennes.
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Résultat de recherche d'images pour "touchagues peintre"            De nombreuses dames, Parisiennes d'hier et jeunes filles d'aujourd'hui, avaient bien voulu m'écrire, à la suite de je ne sais plus quel article où je parlais de la disparition progressive des grandes dames et des nobles filles d'autrefois.
            Quelques-une prétendaient que " l'écran " serait à même de créer de nos jours des types aussi célèbres et ravissants que ceux qui firent notre admiration, quand les dessous des femmes bruissaient dans nos imaginations de collégiens. On me laissera d'abord répondre que le cinéma crée avant tout des " stars de réputation mondiale " et d'une beauté nouvelle, et qui si elles remplacent, pour les jeunes générations, les Parisiennes d'avant la guerre, ne les font pas toutefois oublier à ceux qui les ont connues et aimées.
            Pour expliquer le charme particulier qui se dégageait de ces Parisiennes et dont elles semblaient se pénétrer, Emile Goudeau avait inventé sa fameuse Fleur de Bitume, qui ne pouvait s'épanouir qu'à Paris. Cette fleur unique au monde, Roqueplan l'appelait autrefois la Parisienne. Or, cette espèce s'est perdue dans le tumulte des banques, salles d'actualités et défilés politiques...............
            Une petite affaire de bijoux, un colloque de boudoir prenaient bien plus de place, dans les cervelles, que les guerres possibles ou les révolutions latentes. On avait encore du coeur et de l'esprit.

            .................  Le propre des Parisiennes était d'être célèbres. C'était un titre, ou plutôt un emploi auquel on était nommé par l'opinion publique, et qu'on illustrait par ses qualités particulières. Elles étaient Parisiennes comme on est aujourd'hui des deux cents famqueilles........... Elles régnaient ensemble sur toutes les classes de la Capitale, maniant le ministre ou le " mec " avec la même aisance ou la même suprématie, qu'elles fussent de l'avenue de l'Opéra ou de Montmartre, du monde du flirt ou du monde du fric. Quelque chose reliait ainsi les dames des cabinets particuliers aux dames des bouges..............

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antiquesandthearts.com
In one of the most memorable portraits in the exhibition, French artist Robert Delaunay depicted his colleague, "Jean Metzinger or The Man with the Tulip,†1906, in brilliant hues as a dandified member of the Paris art world. Private collection.             Plus tard je devais m'apercevoir que les Parisiennes, en dépit de leur vie étalée et de leurs liaisons tapageuses, demeurent des créatures mystérieuses et sans coeur, car elles ont beaucoup trop à faire pour sacrifier à la tendresse, des apparitions plutôt que des femmes, et dont le contact est souvent mortel pour l'âme de l'homme, même quand il a cru simplement s'amuser. Du moins, protecteur ou amant, cet homme pouvait toujours se dire, pour se consoler, comme on disait alors, qu'il avait connu des Parisiennes, que leurs mères " avaient conçues en avalant une perle... "

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            Je croyais, et je l'ai dit ici-même, avoir rencontré ici-même, en compagnie d'un ami, la
" dernière des dernières ", qui d'ailleurs n'en était pas une. Depuis, j'en ai vu une vraie dernière, qui m'a reçu dans un petit hôtel du dix-septième qu'elle doit à une nuit d'amour prudente et opportune. C'est une dame d'âge, encore belle et dont je tairai le nom. Nous avons évoqué des souvenirs ensemble et touché des objets étonnant, derniers vestiges d'un temps à jamais disparu, par exemple.....
............ le corset Stella n° 52 de Mme Bellanger, très long autour du bas, très droit devant, dégageant l'estomac et laissant la poitrine basse, pièce de musée en beau coutil broché qui valait 22 fr 90 !

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            Heureux temps ! L'orfèvrerie " en location " pour demi-mondaines......... on s'arrachait
Le fauteuil hanté de Gaston Leroux ; le roi Manuel se dérangeait pour venir à l'exposition de Sem ; le téléphone public, qu'on venait d'installer, s'appelait " innovation américaine "

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anundis.com
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            Puis, nous lûmes des billets à la plume de Rose Pompon, la plus stupide des grandes Parisiennes, qui confondait l'eau de Botot et l'eau de Vichy, qui tutoya des rois pour mourir sur la paille d'un couvent.........
            Je touchai des mèches de cheveux qui avaient appartenu à celles qui bouleversèrent des cabinets particuliers, tandis que mon aimable et digne interlocutrice murmurait :
            " - Autrefois, le plaisir a été quelque chose de divin et de suprêmement élégant, c'était l'art par excellence, alors qu'aujourd'hui, on aime vite et sérieusement... "



                                                                           Léon-Paul Fargue
                                                                                           in
                                                                            Le Piéton de Paris
                                                  à suivre..........

samedi 7 juillet 2018

Saint-Germain-des-Prés Le Parisien in Le Piéton de Paris ( extraits ) 9 Léon-Paul Fargue ( Nouvelles France )


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                                                          Saint-Germain-des-Prés
                                                                ( extraits )    in
                                                              Le Piéton de Paris

            Quand il y ait eu dans la journée un Conseil de Cabinet, un match de boxe........ un coup de flanc littéraire........ les habitués des cafés de la place Saint-Germain-des-Prés sont parmi les premiers touchés des résultats de ces conciles ou de ces compétitions......... " Sensationnelles ", vides ou graves, les nouvelles apportées des ministères ou des rings n'émeuvent pourtant pas les buveurs ou les passants de ce quartier, qui n'en continuent pas moins de surveiller, d'un oeil sceptique et doux, la montée vers le ciel de ce vieux meuble couleur d'orage, pièce d'armure romane et martienne, qu'est le clocher d'une des plus vieilles églises de Paris.
            La place Saint-Germain-des-Prés .......... un des endroits de la Capitale où l'on se sent le plus à la page, le plus près de l'actualité vraie, des hommes qui connaissent les dessous du pays, du monde et de l'Art. Et ceci même le dimanche, grâce à ce kiosque à journaux qui fait l'angle de la place et du boulevard, une bonne maison bien fournie en feuilles de toutes couleurs.
            Hantés,, on ne sait trop pourquoi......... les chapeliers ou marchands d'articles de bureau des environs ont à coeur de venir prendre un bain intellectuel, à l'heure de l'apéritif, le long des librairies qui se mettent en boule ou des terrasses qui gazouillent comme un four à frites.
            La place en effet vit, respire, palpite et dort par la vertu de trois cafés aussi célèbres aujourd'hui que des institutions d'Etat : les Deux-Magots, le Café de Flore et la brasserie Lipp, qui ont chacun leurs hauts fonctionnaires, leurs chefs de service et leurs gratte-papier, lesquels peuvent être des romanciers traduits en vingt-six langues, des peintres sans atelier, des critiques sans rubrique ou des ministres sans portefeuille. L'art et la politique s'y donnent la main, l'arriviste et l'arrivé s'y coudoient, le maître et le disciple s'y livrent à des assauts de politesse pour savoir qui payera.
            C'est à la terrasse des Deux-Magots, celle où l'on peut méditer sur les cendres de Childebert ou de Descartes qui furent déposées dans l'Abbaye, qu'un comitard assez mal décapé me fit un jour une courte esquisse de la vie parlementaire :
Image associée  *          " - Un député est un électeur qui gagne à la loterie
                 Un ministre est un député qui améliore sa situation. "
                 Formule élastique, et qui peut aussi bien s'appliquer à la vie de tous les jours.
            Le café des Deux-Magots, devenu des " deux mégots ", pour les initiés depuis que l'on a cessé de demandez au patron des nouvelles de son associé, est un établissement assez prétentieux et solennel ou chaque consommateur représente pour son voisin un littérateur......... Par sa large terrasse si agréable à la marée montante des matins ou à la descente du crépuscule d'été........le café Deux-Magots est fort recherché des snobs.......... qui veut assister à l'apéritif des écrivains modernes. Quelques dessinateurs, Oberlé par exemple, lancent un rire par échardes. Quelques vieux de la vieille contemplent ce pesage d'un oeil de coin, le docteur Lascouts, Derain, Jean Cassou....... moi-même. Chaque matin, et la chose a déjà passé la terrasse, Giraudoux y prenait son café au lait et y recevait les quelques amis qui ne pourraient plus le saisir de la journée.
            A une heure du matin, les garçons commencent à pousser les tables dans le ventre des clients nocturnes, qui ne sont plus que de braves bourgeois du sixième arrondissement...... les Deux-Magots ferment comme une trappe, sourds au murmure suppliant de deux ou trois Allemands qui stationnent devant la boutique, attirés par les quarante ans de vie littéraire et de boissons politiques du lieu.
            Quelques minutes plus tard, le Café de Flore, autre écluse du carrefour, l'oeil dejà miteux, se recroqueville à son tour...
            Le Café de Flore est connu des Parisiens parce qu'ils le considèrent à juste titre comme un des berceaux de l'Action Française et des Soirées de Paris d'Apollinaire............ Aujourd'hui le Café de Flore a été abandonné par les chefs du mouvement............ La maison se recommande par ses bridgeurs et son peloton de littérateurs, purs ou bohèmes, composé de Billy, de Fleuret, et parfois de Benoit, que caressent du regard quelques transfuges de chez Lipp, commerçants lettrés que le manque de terrasse de la brasserie fait émigrer.
            Lipp reste pour moi l'établissement public n°1 du carrefour.......... Il y a presque trente ans, je suis entré pour la première fois chez Lipp, brasserie peu connue encore et que mon oncle et mon père, ingénieurs spécialisés, venaient de décorer de céramiques et de mosaïques. A cette époque, tous les céramistes faisaient à peu près la même chose. Style manufacture de Sèvres, Deck ou Sarreguemines. On ne se distinguait entre artisans que par la fabrication, les procédés d'émaillage ou de cuisson, la glaçure plus ou moins parfaite. Aujourd'hui, quand je m'assieds devant ces panneaux que je considère chaque fois avec tendresse et mélancolie, je me pense revenu à ces jours anciens où je ne connaissais personne à la brasserie...........                                          lesinrocks.com
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            Mais qu'est-ce ? Les soucoupes tremblent sur la table........ Saint-Exupéry, qui saute à pieds joints de ses beaux avions dans ses beaux livres......... et tant d'autres qui ont goûté à la choucroute de cette académiepopulaire.
            Mon vieil ami Albert Thibaudet, qui débarquait à la brasserie à peine descendu du train de Genève, avait bien raison de dire que Lipp devait beaucoup à la Nouvelle Revue Française, à  Grasset, à Rieder, au Divan, à l'ancienne Revue critique, au Théâtre du Vieux Colombier, à Voilà et à Marianne........ aux libraires, aux bouquinistes et aux hôteliers intellectuels de ce quartier unique...
            Depuis ce temps, et pour toutes ces raisons, j'ai pris l'habitude d'aller chez Lipp. " Je n'en suis pas ", comme tant d'autres, je suis encore dans le dixième, mais j'y vais, comme un Anglais à son club, sûr d'y retrouver chaque soir un vrai camarade en compagnie de qui il est doux d'entamer, par le temps qui court, un lendemain chargé d'un imprévu qui pèse...
            Tantôt c'est ....... Léon Bérard, qui est un seigneur et le plus " attique " de nos ministres........ Quelque autre jour, c'est la comtesse de Toulouse-Lautrec, dont les entrées sont " sensationnelles " ; c'est Derain et sa garde, composé de dessinateurs et de modèles ; c'est lady Abdy ou le bon Vergnolle, architecte à tous crins, socialiste D.P.L.G., qui accompagne, avec Emmanuel Arago, disert et souriant, la belle marquise de Crussol. Et parfois André Gide est là, qui dîne seul.
            Au surplus on y voit, jamais assez loin, quelques raseurs et quelques cancres essentiels,plus ou moins rageurs de ce que vous êtes, et qui espèrent de se blanchir en vous tapant sur le ventre ou en vous insultant. Il ne sera pas très difficile de s'en défaire, si la coterie veut bien s'y mettre, et un peu fort...
            Lipp comporte une discipline assez rigoureuse. Ainsi, certains plats nécessitent une nappe, d'autres pas. Mystère. Impossible d'y manger avec joie quelque chose de simple, d'un peu gras, d'un peu fruité, avec un bon pot, sur le bois ou sur le marbre d'une table, comme on le faisait autrefois au vieux petit Pousset, si cossu, si noir, si excellent, au carrefour Le Peletier. Et s'il fait chaud et que l'on soit à la terrasse, et que l'on se sente gagné de fringale, il faut rentrer dans l'établissement... Néanmoins, on ne saurait écrire trente lignes dans un journal à Paris, peindre une toile ou afficher des opinions un peu précises sur le plan politique sans consacrer au moins un soir par semaine à cette brasserie, qui est aujourd'hui aussi indispensable au décor parisien et au bon fonctionnement du pittoresque social  que........ la Foire du Trône...... Lipp est à coup sûr un des endroits, le seul peut-être, où l'on puisse avoir pour un demi le résumé fidèle et complet d'une journée politique ou intellectuelle française.............. 
.   france-voyage.com

Image associée            Lipp est encore une brasserie de groupes, de sociétés, de prolonges ; ateliers de l'Ecole des Beau-Arts, qui se manifestent en descentes bruyantes, et rincent à coups de bocks les glaces murales de la maison ; cellules de gauche, compartiments de droite, franc-maçonneries diverses, jeunesses qui vont du patriotisme le plus étroit à l'internationalisme le plus large, et réciproquement. Sorte de mer intérieure où se jettent tous les ruisseaux, tous les fleuves politiques de ce singulier XXè siècle. Aussi ne faut-il pas s'étonner que des tempêtes parfois s'y élèvent et assombrissent le sixième arrondissement parisien.....................
   


*          pinterest.nz


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            Parlant, il y a pas mal d'années, du fameux Chat Noir de la rue Victor Massé, Jules Lemaître écrivait :
            " Ce chat, qui sut faire vivre ensemble la Légende Dorée et le Caveau, ce chat socialiste et napoléonien, mystique et grivois, macabre et enclin à la romance, fut " un chat très parisien " et presque national. Il exprima à sa façon l'aimable désordre de nos esprits. Il nous donna des soirées vraiment drôles. "
            Mais qu'entend-on par une personne ou une chose " très parisienne " ?...........
            Il n'est pas nécessaire d'avoir vu le jour à Paris  pour être parisien.
            " - Cela vaudrait mieux, disait Jarry, ce serait plus sûr. ".........
            Le regretté, le cher Alfred Valette souleva pour moi un coin du voile en me faisant un jour remarquer qu'un Parisien, c'est un Français...........
            Il avait raison............. C'est une sorte de teinte, cela correspond à la qualité d'un tissu...............
            Etre Parisien confère une sorte de primauté à l'heureux tenant de ce titre. En revanche, des quantités d'originaires de la plaine Monceau ou de la place d'Italie ne seront jamais parisiens de leur vie : ils n'ont pas attrapé la manière................
            Une des premières notations du Parisien pourrait être celle-ci : ce n'est ni un Borgia, ni un lord Anglais......... Le Parisien est un monsieur qui va au Maxim's, sait dire deux ou trois phrases bien senties à sa marchande de nnaît les restaurants dignes de porter ce nom, ne fait pas trop de dettes, sinon pas du tout, et laisstabac, et se montre généralement très gentil avec les femmes. Il aime les livres, goûte la peinture, coe des histoires de femmes à arranger à ses fils.                      pinterest.fr
Image associée            Je suis en train d'interroger la postérité d'une foule de Parisiens disparus : Sarcey,Forain, Schwob, Edouard VII, Lemaître, Donnay, Capus, Allais, Lucien Guitry, Grosclaude, Boni de Castellane. Que m'excusent les mânes de ceux que   j'oublie. Cette postérité se plaint. Tant d'hommes délicieux n'ont pas été remplacés !............
            A ces Parisiens succèdent aujourd'hui des " Modernes ", et je donne à ce mot tout son sens péjoratif. Les modernes sont des êtres perpétuellement affolés, pour lesquels une crise ministérielle est une source de catastrophes, la chute d'une pièce de théâtre un présage de fin du monde. Tonnerre ! N'en avons-nous pas vu, des crises ministérielles, et autrement gratinées... L'esprit parisien comportait précisément cette légèreté qui permettait à quelques centaines de milliers d'êtres humains de ne rien prendre au tragique et de constater que tout allais assez bien...........
            Le Parisien était un homme que l'on aimait à rencontrer, qui savait tout, qui vous souriait, même fatigué, même agacé par votre présence, et qui vous disait toujours :
            " - Comme je suis content de vous voir ! "
           Au bout d'une demi-heure, il l'était réellement !... Il y a, chez certains hommes, des trésors de bonne grâce, d'esprit, de gentillesse, le tout assaisonné de rosseries délicieuses et de malice ; des trésors de patience et de rouerie, des mélanges de politesse et de resquillage qui les rendent indispensables, et non pas seulement aux salons de Paris, mais à certaines boutiques de libraires, à certaines galeries de tableaux, et à la plupart des répétitions générales. Je dis la plupart pour une raison bien simple : c'est qu'il n'y a plus de pièces parisiennes. Il y a des états d'âme, des cauchemars avec cour et jardin, des démangeaisons comiques, et des lots de roustissures dues à une poignée de galopins dépourvus de la moindre brindille de culture, de la plus petite épingle de grammaire, et qui font du roman, et on les édite, et qui font du théâtre, disait Jules Renard, comme ils font des chèques. Ils écrivent et on les joue............
Résultat de recherche d'images pour "sem dessinateur"*            Trop de gens aujourd'hui ont " voulu " Paris, le cinéma s'y est mis.............. Ils sont d'un Paris
aussi factice que les images cinématographiques. Ce sont des fantômes.
            On a un peu trop écrit que le Parisien était surtout un homme de théâtre, de salle de rédaction, de golf. Il y a de très sérieux, de très authentiques Parisiens dans l'industrie, l'ingéniorat ou le commerce, dans les chemins de fer ou la parfumerie.
            On a aussi un peut trop dit que le Parisien était un homme plutôt aisé, sinon secrètement très riche, un capitaliste égoïste possédant bibliothèque, miniatures, tabatières, vases, coupé, laquais, cave, château et maîtresse. Il y a de ravissants Parisiens dans toutes les couches de la société. Je suis de ceux qui croient que Ménilmuche et la Chapouelle pour prononcer comme il sied, constituent quelque chose comme l'avenue du Bois des Boulevards extérieurs. Et la poule au gibier, la belote dure, le gueuleton, le Tour de France, sont assurément le Jockey Club, les Drags, les Petits Lits Blancs et Toscanini de ces messieurs-dames dans galette. J'ai vu autant de sensations dans certains beuglants qu'à l'Opéra.
            Cette société, réguliers, camelots, harengs, mecs, " titis, gandins ", broches, sous-broches, midinettes, mijaurées, gonzesses, boutiquières, les bombes, costauds chenilles, tourneuses d'obus, vitrioleuses, qui sont baths ou marles, non seulement on n'en trouve pas l'équivalent à l'étranger, mais encore en province.
            C'est bien une peuplade de Paris, avec ses coutumes et son vocabulaire/ Tous ces êtres que Villon célébra........ puis Carco, sont des Parisiens. Ils exercent une sorte de suprématie auprès des espèces moins promptes à la réplique, moins insouciantes et moins aimables.
            Ces classes, parfois, se mêlent de la plus heureuse façon, et là sans doute gît le secret de Montmartre.......... Et il y a une rue où le charme est irrésistible, où la présence des Parisiens cent pour cent est manifeste : c'est la rue Lepic. Je m'y suis promené avec de grands snobs que je ne daigne pas nommer au milieu des marchandes des quatre -saisons et des nobles charcutiers, la cigarette aux lèvres, le mot pour rire dans l'oeil. Une sympathie égale et vraie nous maintenait tous dans un état de satisfaction et d'énergie. Et quand les Parisiens seizième vont aux Halles, quand ils s'élancent à la recherche des petits restaurants, ils vont en réalité voir d'autres Parisiens.
             Quoiqu'il en soit, tout cela se perd, et même la manière de s'en servir, ainsi qu'il est dit dans un petit poème anonyme. Paris file à toute allure vers un avenir plus sec et certainement moins nuancé............. On n'y entend plus parler que de pactes, de plans ( avez-vous remarqué, tout le monde a le sien ), de records ; on explique la sexualité par la biologie, la biologie par la sauce mayonnaise... De ravissantes jeunes femmes ne sentent remuer en elles le coeur et le reste que dans la mesure où le parti politique auquel appartient le monsieur qui les a sorties est " intéressant ". Quant tout ce monde s'amuse, c'est à la façon des panthères des ménageries..............                catsittingparis.fr/     
Résultat de recherche d'images pour "chat parisien"            - La modernité, disait un délicieux vieillard à son coiffeur, sorte de moteur Bugatti vivant, qui parlait ciné d'abondance, vantait les grill-rooms et l'aquaplane... la modernité ? Elle nous a déjà valu une guerre, des catastrophes journalières, du bruit. Et elle vous prépare des surprises autrement soignées, et combien scientifiques !
            - Le progrès ? dit avec raison Mac Orlan. On vous balade dans une usine pendant une heure : turbines, courroies, dynamos, etc. C'est pour tailler un crayon...


*     villabrowna.blogspot.com


                                                                 Léon-Paul Fargue
                                                                                  in
                                                                Le Piéton de Paris
                                             à suivre..............         

           
               
 











jeudi 5 juillet 2018

Histoire d'un génie Arthur Schnitzler ( Nouvelle Autriche )


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                                           Histoire d'un génie

            " - Me voici donc au monde ! " dit le papillon qui contemplait le paysage en se balançant doucement au-dessus d'une branche brune.
            Le soleil de mars luisait, pâle au-dessus du parc. On voyait encore au loin un peu de neige sur les pentes des montagnes et, scintillante d'humidité, la route s'étirait en direction de la vallée. Traversant alors la grille, entre deux barreaux, le papillon prit le large.
            " - Voici donc l'univers ", se dit-il et, l'ayant trouvé dans l'ensemble digne d'attention, il se mit en route.
            Il avait un peu froid mais, comme il volait aussi vite qu'il le pouvait et que le soleil montait toujours plus haut dans le ciel, il se réchauffa peu à peu.
            Il ne rencontra au début âme qui vive. Plus tard deux petites filles vinrent au-devant de lui et, dans leur surprise, battirent des mains en l'apercevant.
            " - Ah ! pensa le papillon, on m'applaudit ! C'est sans doute que j'ai belle apparence ! "
            Il croisa ensuite des cavaliers, des compagnons maçons, des ramoneurs, un troupeau de moutons, des écoliers, des flâneurs, des chiens, des bonnes d'enfant, des officiers et de jeunes dames, tandis que toutes sortes d'oiseaux tournoyaient au-dessus de lui dans les airs.
            " - Je soupçonnais bien, pensa le papillon, que mes pareils étaient peu nombreux, mais être le seul de mon espèce, voilà qui dépasse vraiment mon attente ! "
            Poursuivant son vol, il ressentit quelque fatigue. L'appétit lui vint et il se laissa tomber au sol. Mais il ne trouva nulle part de nourriture.                                                 
Image associée            " - Oui, c'est vrai " pensa-t-il, le destin du génie est de souffrir du froid et des privations, mais, patience,  je me tirerai d'affaire ! "
            Cependant, le soleil continuait son ascension, le papillon se réchauffait et reprit bientôt son vol avec de nouvelles forces.
            Une ville se dressa devant lui. Il en franchit la porte et voltigea au-dessus de places et de rues pleines de promeneurs, et tous ceux qui l'apercevaient s'étonnaient et, se regardant d'un air joyeux, disaient :
            - Le printemps n'est vraiment pas loin !
            Le papillon se posa sur le chapeau d'une jeune fille dont la rose de velours l'avait attiré, mais les étamines de soie ne furent pas du tout à son goût.
            " - Que d'autres s'en contentent, se dit-il, je préfère pour ma part continuer d'avoir faim jusqu'à ce que je trouve un mets digne de mon palais ! "
            Il quitta le calice où il s'était introduit et, par une fenêtre ouverte, il entra dans une pièce où trois enfants étaient assis autour d'une table avec leurs parents.
            Les enfants se levèrent d'un bond lorsque le papillon vint voleter au-dessus de la soupière et le plus grand, d'un geste rapide, réussit à l'attraper par les ailes.
            " - Il va falloir que j'apprenne aussi à mes dépens, pensa le papillon non sans quelque amère fierté, que le génie est exposé aux persécutions.
            Il n'ignorait pas plus ce fait que tous les autres car, en sa qualité de génie, il connaissait le monde par anticipation.
            Le garçon à qui son père avait donné une tape sur la main lâcha le papillon, et celui-ci s'envola le plus vite qu'il put vers le large, se promettant de récompenser royalement  son sauveur, dès que l'occasion se présenterait.
            Ayant franchi en sens inverse la porte de la ville, il s'éloigna en voltigeant sur la grand-route.
            " - En voilà sans doute assez pour aujourd'hui, pensa-t-il. Après une jeunesse si riche en événements, il faut que je songe à dicter mes mémoires. "
            Là-bas, très loin, les arbres de son jardin natal lui faisaient signe. Le papillon sentait croître toujours davantage son désir de pollen et d'une petite place chaude au soleil. Il aperçut tout à coup quelque chose qui venait à sa rencontre en voletant, et présentait exactement le même aspect que lui. Il fut un instant déconcerté, mais reprit rapidement ses esprits et dit :
Image associée   *         " - Un autre ne se serait sans doute pas préoccupé de cette rencontre extrêmement curieuse, mais, pour moi, elle est l'occasion d'une découverte, à savoir que dans certains états d'excitation provoquée par le froid et la faim on voit sa propre image reflétée dans l'air comme dans un miroir. "
            Un gamin qui passait par là en courant captura le nouveau papillon. Le premier alors pensa, souriant :
            " - Que les hommes sont bêtes ! Celui-ci s'imagine maintenant m'avoir attrapé, alors qu'il ne tient dans sa main que mon reflet ! "
            Cependant, pris d'éblouissements, il se sentit devenir de plus en plus faible. Lorsqu'il lui fut impossible de voler plus loin, il se posa au bord du chemin pour faire un somme. La fraîcheur vint, puis le soir, et le papillon s'endormit. La nuit s'étendit au-dessus de lui, la gelée l'enveloppa.
            Au premier rayon du soleil, il s'éveilla encore une fois. Il vit alors, venant du jardin natal, voltiger vers lui, une... deux... trois créatures ailées... puis d'autres en toujours plus grand nombre, qui lui ressemblaient toutes et qui passèrent au-dessus de lui sans lui prêter la moindre attention. Fatigué, le papillon leva les yeux vers elles, puis sombra dans une profonde méditation.
            " - Je suis assez grand, finit-il par se dire, pour m'apercevoir de mon erreur. Eh bien, soit, il y a dans l'univers des êtres qui me ressemblent, du moins extérieurement. "
            Les papillons se posèrent sur la prairie couverte de fleurs aux calices accueillants, où ils prirent un délicieux repas, puis repartirent en voletant.
            Le vieux papillon restait sur le sol. Il sentit monter en lui une certaine amertume.
            " - Vous avez la besogne facile, pensa-t-il. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour voler jusqu'à la ville, maintenant que je vous ai ouvert la voie et que mon odeur vous précède sur la route.  Mais qu'importe ! Si je n'ai pas été unique, je n'en fus pas moins le premier. Et demain, vous serez couchés au bord de la route, comme moi. "                                                    leblogdecole.canalblog.com
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            Une brise passa au-dessus de lui et ses pauvres ailes battirent encore une fois, doucement.
            " - Oh ! je commence à me rétablir, se dit-il, réjoui. Attendez seulement demain et je volerai au-dessus de vos têtes, comme vous l'avez fait aujourd'hui au-dessus de la mienne ! "
            C'est alors qu'il vit s'avancer vers lui, toujours plus près, une énorme masse sombre.
            " - Qu'est-ce que cela ? se demanda-t-il avec effroi. Oh, je le pressens. C'est ainsi que ma destinée va s'accomplir. Un monstrueux destin s'apprête à me broyer ! "
            Et, tandis que la roue d'un haquet de brasseurs lui passait sur le corps, il pensa, exhalant son âme dans un dernier soupir :
            " - Où donc m'érigeront-ils un monument ? "


*         br.pinterest.com


                                                                       Arthur Schintzler

                                                      ( 1è parution 1907 )
         
 
         


dimanche 1 juillet 2018

Demain Demain ! Tourgueniev ( Poème en prose Russie )

  


                                                      Demain Demain !

                               Oh comme chaque jour qui passe est vide, morne et fastidieux ! Comme il laisse peu
                              de traces ! Et que la course des heures est stupide !

                               Pourtant, l'homme est avide de vivre ; il y tient ; il a foi en lui-même, dans son existence,
                               dans son avenir... O, combien d'espoirs il fonde sur demain !

                               Mais pourquoi s'imagine-t-il donc que le jour qui s'annonce ne ressemblera pas à celui
                               qu'il vient de vivre ?

                               Il n'y songe même pas. D'ailleurs il n'aime pas réfléchir - et il fait bien.

                            " Demain; demain ! " se console-t-il jusqu'à ce que ce demain le jette dans la tombe.

                               Et, une fois qu'on y est, l'on ne réfléchit plus - qu'on le veuille ou non.


                                               Ivan Sergueïevitch Tourgueniev

                                     Mai 1879




samedi 30 juin 2018

Le Corbeau Edgar Allan Poe ( Poème EtatsUnis )


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                                             Le Corbeau

       Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m'appesantissais, faible         
       et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié, tandis
       que je dodelinais la tête, somnolant presque, soudain se fit un heurt,
       comme de quelqu'un frappant doucement, frappant à la porte de ma
       chambre, cela seul et rien de plus.
   
       Ah ! distinctement je me souviens que c'état en le glacial décembre :
       et chaque tison, mourant isolé, ouvrageait son spectre sur le sol.
       Ardemment je souhaitais le jour ; vainement j'avais cherché d'emprun-
       ter à mes livres un sursis au chagrin - au chagrin de la Lénore perdue -
       de la rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore -
       de nom ! pour elle ici, non, jamais plus !

       Et de la soie l'incertain et triste bruissement en chaque rideau purpural
       me traversait, m'emplissait de fantastiques terreurs pas senties
       encore : si bien que, pour calmer le battement de mon coeur, je
       demeurais maintenant à répéter : " C'est quelque visiteur qui sollicite
       l'entrée, à la porte de ma chambre ; quelque visiteur qui sollicite l'entrée,
       à la porte de ma chambre ; c'est cela et rien de plus.
                                                                                                                  simpsonentreamis.wordpress.com
Image associée       Mon âme se fit subitement plus forte et, n'hésitant davantage :             
       " Monsieur, dis-je, ou Madame, j'implore véritablement votre parton ;
       mais le fait est que je somnolais, et vous vîntes si doucement frapper,
       et si faiblement vous vîntes heurter, heurter à la porte de ma chambre,
       que j'étais à peine sûr de vous avoir entendu. " Ici j'ouvris grande
       la porte : les ténèbres et rien de

       Loin dans l'ombre regardant, je me tins longtemps à douter, m'étonner
       et craindre, à rêver des rêves qu'aucun mortel n'avais osé rêver encore ;
       mais le silence ne se rompit point et la quiétude ne donna de signe ;
       et le seul mot qui se dit, fut le mot chuchoté " Lénore ! "  Je le
       chuchotai et un écho murmura de retour le mot " Lénore ! "purement
       cela et rien de plus.

       Rentrant dans la chambre, toute l'âme en feu, j'entendis bientôt un
       heurt en quelque sorte plus fort qu'auparavant. " Sûrement, dis-je,
       sûrement c'est quelque chose à la persienne de ma fenêtre. Voyons donc
       ce qu'il y a et explorons ce mystère ; que mon coeur se calme un moment
       et explore ce mystère ; c'est le vent et rien de plus. "

       Au large je poussai le volet, quand, avec maints enjouement et agitation
       d'ailes, entra un majestueux corbeau de saints jours de jadis. Il ne
       fit pas la moindre révérence, il ne s'arrêta ni n'hésita un instant : mais,
       avec une mine de lord ou de lady, se percha au-dessus de la porte de
       ma chambre ; se percha sur un buste de Pallas, juste au-dessus de la
       porte de ma chambre ; se percha, siégea et rien de plus.

       Alors cet oiseau d'ébène induisant ma triste imagination au sourire,
       par le grave et sévère décorum de la contenance qu'il eut : " Quoique
       ta crête soit chenue et rase, non! dis-je, tu n'es pas, pour sûr, un
       poltron, spectral, lugubre et ancien Corbeau, errant loin du rivage de
       Nuit. " Le Corbeau dit : " Jamais plus. "

       Je m'émerveillai fort d'entendre ce disgracieux volatile s'énoncer aussi
      clairement, quoique sa réponse n'eût que peu de sens et peu d'à-propos ;         pinterest.fr
Image associée      car on ne peut s'empêcher de convenir que nul homme vivant n'eut
      encore l'heur de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre
      - un oiseau ou toute autre bête sur le buste sculpté au-dessus de la
      porte de sa chambre -, avec un nom tel que : " Jamais plus. "


       Mais le Corbeau perché solitairement sur ce buste placide, parla ce
      seul mot comme si son âme, en ce seul mot, il la répandait. Je ne proférai
      donc rien de plus ; il n'agita donc pas de plume, jusqu'à ce que je
      fis à peine davantage que marmotter : " D'autres amis déjà ont pris
      leur vol, demain il me laissera comme mes espérances déjà ont pris
      leur vol. " Alors l'oiseau dit : " Jamais plus. "

       Tressaillant au calme rompu par une réplique si bien parlée : " Sans

       doute, dis-je, ce qu'il profère est tout son fonds et son bagage, pris à
       quelque malheureux maître que l'impitoyable Désastre suivit de près 
       et de très près suivit jusqu'à ce que ses chansons comportassent un
       unique refrain ; jusqu'à ce que les chants funèbres de son Espérance
       comportassent le mélancolique refrain de " Jamais - jamais plus. "

       Le Corbeau induisant toute ma triste âme encore au sourire, je roulai
       soudain un siège à coussins en face de l'oiseau, et du buste, et de la
       porte ; et m'enfonçant dans le velours, je me pris à enchaîner songerie
       à songerie, pensant à ce que cet augural oiseau de jadis
       signifiait en croassant : " Jamais plus. "

       Cela, je m'assis occupé à le conjecturer, mais n'adressant pas une syllabe
       à l'oiseau dont les yeux de feu brûlaient, maintenant, au fond de mon
       sein ; cela et plus encore, je m'assis pour le deviner, ma tête reposant
       à l'aise sur la housse de velours des coussins que dévorait la lumière
       de la lampe, housse violette de velours qu'Elle ne pressera plus, ah !
       jamais plus.
                                                                                                                   carnivorousplants.org
Résultat de recherche d'images pour "nepenthes"       L'air, me sembla-t-il, devint alors plus dense, parfumé selon un
       encensoir invisible balancé par les Séraphins dont le pied, dans sa chute,
       tintait sur l'étoffe du parquet. " Misérable ! m'écriai-je, ton Dieu t'a
       prêté ; il t'a envoyé par ces anges le répit, le répit et le népenthès dans
       ta mémoire de Lénore ! Bois ! oh ! bois ce bon népenthès et oublie cette
       Lénore perdue ! " Le Corbeau dit : " Jamais plus ! "                             

       " Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon !
       Que si le Tentateur t'envoya ou la tempête t'échoua vers ces bords,
        désolé et encore tout indompté, vers cette déserte terre enchantée, vers
        ce logis par l'horreur hanté : dis-moi véritablement, je t'implore ! y a-t-il
       du baume en Judée ? Dis-moi, je t'implore. " Le Corbeau dit :
       " Jamais plus ! "

       " Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon !
       Par les cieux sur nous épars, et le Dieu que nous adorons tous deux,
       dis à cette âme de chagrin chargée si, dans le distant Eden, elle doit
       embrasser une jeune fille sanctifiée que les anges nomment Lénore
       - embrasser une rare et rayonnante jeune fille que les anges nomme
       Lénore. " Le Corbeau dit : " Jamais plus !

       " Que ce mot soit le signal de notre séparation, oiseau ou malin
       esprit " hurlai-je en me dressant. " Recule en la tempête et le rivage
       plutonien de Nuit ! Ne laisse pas une plume noire ici comme un gage
       du mensonge qu'a proféré ton âme. Laisse inviolé mon abandon ! quitte
       le buste au-dessus de ma porte ! ôte ton bec de mon coeur et jette ta
       forme loin de ma porte ! " Le Corbeau dit : " Jamais plus ! "

       Et le Corbeau, sans voleter, siège encore sur le buste pallide
       de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont
       toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve, et la lumière de la
       lampe, ruisselant sur lui, projette son ombre à terre : et mon âme
       de cette ombre qui gît flottante à terre ne s'élèvera - jamais plus.        artsper.com
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                                            Edgar Allan Poe

                                                 traduction Stéphane Mallarmé

                        1è parution aux EtatsUnis : 1845 et grand succès pour l'auteur.

Puis en France traduction en: 1875 par, pour ce texte entre autres, Mallarmé.
 
   














           

vendredi 29 juin 2018

Rose Guy de Maupassant ( Nouvelles )

 ROSE
                                         
            Les deux jeunes femmes ont l'air ensevelies sous une couche de fleurs. Elles sont seules dans l'immense landau chargé de bouquets comme une corbeille géante. Sur la banquette du devant, deux bannettes de satin blanc sont pleines de violettes de Nice, et sur la peau d'ours qui couvre les genoux, un amoncellement de roses, de mimosas, de giroflées, de marguerites, de tubéreuses et de fleurs d'oranger, noués avec des faveurs de soie, semble écraser les deux corps délicats, ne laissant sortir de ce lit éclatant et parfumé que les épaules, les bras et un peu des corsages dont l'un est bleu et l'autre lilas.
            Le fouet du cocher porte un fourreau d'anémones, les traits des chevaux sont capitonnés avec des ravenelles, les rayons des roues sont vêtus de réséda ; et, à la place des lanternes, deux bouquets ronds, énormes, ont l'air des deux yeux étranges de cette bête roulante et fleurie.
            Le landau parcourt au grand trot la route, la rue d'Antibes, précédé, suivi, accompagné par une foule d'autres voitures enguirlandées, pleines de femmes disparues sous un flot de violettes. Car c'est la fête des fleurs à Cannes.
            On arrive au boulevard de la Foncière, où la bataille a lieu. Tout le long de l'immense avenue, une double file d'équipages enguirlandés va et revient comme un ruban sans fin. De l'un à l'autre on se jette des fleurs. Elles passent dans l'air comme des balles, vont frapper les frais visages, voltigent et retombent dans la poussière où une armée de gamins les ramasse.
            Une foule compacte, rangée sur les trottoirs, et maintenue par les gendarmes à cheval qui passent brutalement et repoussent les curieux à pied comme pour ne point permettre aux vilains de se mêler aux riches, regarde, bruyante et tranquille.
            Dans la voiture on s'appelle, on se reconnaît, on se mitraille avec des roses. Un char plein de jolies femmes vêtues de rouge comme des diables, attire et séduit les yeux. Un monsieur qui ressemble aux portraits d'Henri IV lance avec une ardeur joyeuse un énorme bouquet retenu par un élastique. Sous la menace du choc les femmes se cachent les yeux et les hommes baissent la tête, mais le projectile gracieux, rapide et docile, décrit une courbe et revient à son maître qui le jette aussitôt vers une figure nouvelle.
            Les deux jeunes femmes vident à pleines mains leur arsenal et reçoivent une grêle de bouquets ; puis, après une heure de bataille, un peu lasses enfin, elles ordonnent au cocher de suivre la route du golfe Juan, qui longe la mer.                                                      
            Le soleil disparaît derrière l'Esterel, dessinant en noir, sur un couchant de feu, la silhouette dentelée de la longue montagne. La mer calme s'étend, bleue et claire, jusqu'à l'horizon où elle se mêle au ciel, et l'escadre, ancrée au milieu du golfe, a l'air d'un troupeau de bêtes monstrueuses, immobiles sur l'eau animaux apocalyptiques, cuirassés et bossus, coiffés de mâts frêles comme des plumes, et avec des yeux qui s'allument quand vient la nuit.                                     
            Les jeunes femmes, étendues sous la lourde fourrure, regardent languissamment. L'une dit enfin              - Comme il y a des soirs délicieux, où tout semble bon. N'est-ce pas, Margot ? "
            L'autre reprit :
            " Oui, c'est bon. Mais il manque toujours quelque chose.
            - Quoi donc ? Moi je me sens heureuse tout à fait. Je n'ai besoin de rien.
        - Si. Tu n'y penses pas. Quel que soit le bien-être qui engourdit notre corps, nous désirons toujours quelque chose de plus... pour le coeur."
            Et l'autre, souriant :
            " Un peu d'amour ?
            - Oui. "
            Elles se turent, regardant devant elles, puis celle qui s'appelait Marguerite murmura : " La vie ne me semble pas supportable sans cela. J'ai besoin d'être aimée, ne fût-ce que par un chien. Nous sommes toutes ainsi, d'ailleurs, quoi que tu en dises, Simone.
            - Mais non, ma chère. J'aime mieux ne pas être aimée du tout que de l'être par n'importe qui. Crois-tu que cela me serait agréable, par exemple d'être aimée par... par... "
            Elle cherchait par qui elle pourrait bien être aimée, parcourant de l'oeil le vaste paysage. Ses yeux, après avoir fait le tour de l'horizon, tombèrent sur les deux boutons de métal qui luisaient dans le dos du cocher, et elle reprit, en riant : " par mon cocher. "
            Mme Margot sourit à peine et prononça, à voix basse :
           " Je t'assure que c'est très amusant d'être aimée par un domestique. Cela m'est arrivé deux ou trois fois. Ils roulent des yeux si drôles que c'est à mourir de rire. Naturellement, on se montre d'autant plus sévère qu'ils sont plus amoureux, puis on les met à la porte, un jour, sous le premier prétexte venu parce qu'on deviendrait ridicule si quelqu'un s'en apercevait. "
            Mme Simone écoutait, le regard fixe devant elle, puis elle déclara :
            " Non, décidément, le coeur de mon valet de pied ne me paraîtrait pas suffisant. Raconte-moi donc comment tu t'apercevais qu'ils t'aimaient.
Image associée*       - Je m'en apercevais comme avec les autres hommes, lorsqu'ils devenaient stupides.
           - Les autres ne me paraissent pas si bêtes à moi, quand ils m'aiment.
            - Idiots, ma chère, incapable de causer, de répondre, de comprendre quoi que ce soit.
           - Mais toi, qu'est-ce que cela te faisait d'être aimée par un domestique. Tu sais quoi... émue... flattée ?
            - Émue ? non, - flattée - oui, un peu. On est toujours flattée de l'amour d'un homme quel qu'il soit.
           - Oh ! voyons, Margot !
          - Si, ma chère. Tiens, je vais te dire une singulière aventure qui m'est arrivée. Tu verras comme c'est curieux et confus ce qui se passe en nous dans ces cas-là.                                                                           Il y aura quatre ans à l'automne, je me trouvais sans femme de chambre. J'en avais essayé l'une après l'autre cinq ou six étaient ineptes, et je désespérais presque d'en trouver une, quand je lus, dans les petites annonces d'un journal, qu'une jeune fille sachant coudre, broder, coiffer, cherchait une place et qu'elle fournirait les meilleurs renseignements. Elle parlait en outre l'anglais.
          J'écrivis à l'adresse indiquée, et, le lendemain, la personne en question se présenta. Elle était assez grande, mince, un peu pâle, avec l'air très timide. Elle avait de beaux yeux noirs, un teint charmant, elle me plut tout de suite. Je lui demandai ses certificats, elle m'en donna un anglais, car elle sortait, disait-elle, de la maison de Lady Rymwell, où elle était restée dix ans.
          Le certificat attestait que la jeune fille était partie de son plein gré pour rentrer en France et qu'on avait à lui reprocher, pendant son long service, qu'un peu de coquetterie française.
         La tournure pudibonde de la phrase anglaise me fit même un peu sourire et j'arrêtai sur-le-champ cette femme de chambre.
            Elle entra chez moi le jour même, elle se nommait Rose.
             Au bout d'un mois je l'adorais.
             C'était une trouvaille, une perle, un phénomène.
           Elle savait coiffer avec un goût infini ; elle chiffonnait les dentelles d'un chapeau mieux que les meilleures modistes et elle savait même faire les robes.
        J'étais stupéfaite de ses facultés. Jamais je ne m'étais trouvée servie ainsi. Elle m'habillait rapidement avec une légèreté de mains étonnante. Jamais je ne sentais ses doigts sur ma peau, et rien ne m'est désagréable comme le contact d'une main de bonne. Je pris bientôt des habitudes de paresse excessives, tant il m'était agréable de me laisser vêtir, des pieds à la tête, et de la chemise aux gants, par cette grande fille timide, toujours un peu rougissante, et qui ne parlait jamais. Au sortir du bain, elle me frictionnait et me massait pendant que je sommeillais un peu sur mon divan ; je la considérais, ma foi, en amie de condition inférieure, plutôt qu'en simple domestique.
         Or, un matin, mon concierge demanda avec mystère à me parler. Je fus surprise et je le fis entrer. C'était un homme très sûr, un vieux soldat, ancienne ordonnance de mon mari.
            Il paraissait gêné de ce qu'il avait à dire. Enfin, il prononça en bredouillant !
            " Madame, il y a en bas le commissaire de police du quartier. "
            Je demandai brusquement :
            " Qu'est-ce qu'il veut ?                                                                           rivagedeboheme.fr 
Image associée            - Il veut faire une perquisition dans l'hôtel. "             
            Certes, la police est utile, mais je la déteste. Je trouve que ce n'est pas là un métier noble. Et je répondis, irritée autant que blessée :
             " Pourquoi cette perquisition ? A quel propos ? Il n'entrera pas. 
             Le concierge reprit :
             " Il prétend qu'il y a un malfaiteur caché."
           Cette fois j'eus peur et j'ordonnai d'introduire le commissaire de police auprès de moi pour avoir des explications. C'était un homme assez bien élevé, décoré de la Légion d'honneur. Il s'excusa, demanda pardon, puis m'affirma que j'avais parmi les gens de service, un forçat !
             Je fus révoltée : je répondis que je garantissais tout le domestique de l'hôtel et je le passai en revue.
             " Le concierge, Pierre Courtin, ancien soldat.
             - Ce n'est pas lui.
             - Le cocher François Pingau, un paysan champenois, fils d'un fermier de mon père.
             - Ce n'est pas lui.
           - Un valet d'écurie, pris en Champagne également, et toujours fils de paysan que je connais, plus un valet de pied que vous venez de voir.
            - Ce n'est pas lui.
                 - Alors monsieur, vous voyez bien que vous vous trompez.
          - Pardon, madame, je suis sûr de ne pas me tromper. Comme il s'agit d'un criminel redoutable, voulez-vous avoir la gracieuseté de faire comparaître ici, devant vous et moi, tout votre monde. "
           Je résistai d'abord, puis je cédai, et je fis monter tous mes gens, hommes et femmes.
           Le commissaire de police les examina d'un seul coup d'oeil, puis déclara :
          " Ce n'est pas tout.
         - Pardon, monsieur, il n'y a plus que ma femme de chambre, une jeune fille que vous ne pouvez confondre avec un forçat. "
          Il demanda :
          " Puis-je la voir aussi ?
         - Certainement. "
         Je sonnai Rose qui parut aussitôt. A peine fut-elle entrée que le commissaire fit un signe, et deux hommes que je n'avais jamais vus, cachés derrière la porte, se jetèrent sur elle, lui saisirent les mains et les lièrent avec des cordes.                                                                                                chevalier.wikia.com
Résultat de recherche d'images pour "chevalier d'eon"          Je poussai un cri de fureur, et je voulus m'élancer pour la défendre. Le commissaire m'arrêta :                                                                                ***
          " Cette fille, madame, est un homme qui s'appelle Jean-Nicolas Lecapet, condamné à mort en 1879 pour assassinat précédé de viol. Sa peine fut commuée en prison perpétuelle. Il s'échappa voici quatre mois. Nous le cherchons depuis lors. "
          J'étais affolée, atterrée. Je ne croyais pas. Le commissaire reprit en riant :
          " Je ne puis vous donner qu'une preuve. Il a le bras droit tatoué. " La manche fut relevée. C'était vrai. L'homme de police ajouta avec un certain mauvais goût :
          " Fiez-vous à nous pour les autres constations. "
          Et on emmena ma femme de chambre !
        " Eh bien, le croiras-tu, ce qui dominait en moi ce n'était pas la colère d'avoir été jouée ainsi, trompée et ridiculisée ; ce n'était pas la honte d'avoir été ainsi habillée, déshabillée, maniée et touchée par cet homme... mais une... humiliation profonde... une humiliation de femme. comprends-tu ?
          - Non, pas très bien?
        - Voyons... Réfléchis... Il avait été condamné... pour viol ce garçon... eh bien ! je pensais... à celle qu'il avait violée... et ça... ça m'humiliait... Voilà...Comprends-tu maintenant ? "
           Et Mme Simone ne répondit pas. Elle regardait droit devant elle, d'un oeil fixe et singulier, les deux boutons luisants de la livrée, avec ce sourire de sphinx qu'ont parfois les femmes.


*        collection-jfm.fr
 


                                                                                        Maupassant

                                                                                   ( 1è parution 1884 )

                                                                                      in Contes du jour et de la nuit

           




Crépuscule rue de Lappe 8 Léon-Paul Fargue ( Nouvelles France )


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                                             Crépuscule rue de Lappe
                                                                        in
                                                Le Piéton de Paris

            Ce soir-là, j'avais eu dans un restaurant de la Bastille, où je dînais avec de chers amis, une courte altercation, " à propos d'un parapapluie ", avec de vagues clients venus pour des paupiettes
" terminées ", comme il leur fut dit. Nous n'attendîmes pas longtemps avant de nous bouder. Il y avait dans la bande de ces dîneurs déçus, un voyou très " modern-style " qui ressemblait à une bottine jaune, et dont le parler était assez plaisant à entendre malgré l'afféterie qui s'en évaporait. Quelques instants plus tard, après avoir flâné entre des autobus, le long de la Tour d'Argent du lieu, et vidé quelques cafés tièdes chez Victor, je retrouvai mon type dans un grand bar de la rue de Lappe.
            Cet ancien joyau d'ombre du onzième arrondissement a joliment changé en quelques années. Ce n'est plus qu'une artère, une varice gluante d'anciennes électriques de la dernière heure, qui semble ouverte et de laquelle s'échappe un aigre sang de music-hall. Des voyous en melon traînent le long des voûtes comme des soldats de plomb froissés. Des chats traversent le pavé suintant et ronronnent le long de la cheville des agents cyclistes. Des hommes privés de faux-col, pour faire " sport ", se soulagent longuement sous les portes cochères, pendant que les échantillons du haut snobisme, venus là par Delage et Bugatti admirent sans réserve des types humains si libres d'allure...
            Jadis, des touffes de vérité populaire, des fusées de vice naïf montaient comme des jets d'eau vers les oreilles du promeneur. Aujourd'hui, ce sont les chansons de Chevalier, de Constantin Rossi ou de Lucienne Boyer qui passent à travers murs, poussées par la même machinerie qui les gosille ailleurs, sur les tables de bridge de la plaine Monceau ou sur les genoux des mondaines des avenues balayées. Des haut-parleurs ont été fixés un peu partout, comme des avertisseurs d'incendie, et les couplets en dégoulinent pour créer une atmosphère à la fois moderne et canaille.

                                   Achetez-moi mes mandarines,                                   chansons-net.com
                                   Et dîtes-moi où vous perchez...
ou bien :
                                   C'est moi, le chéri de ces dames...
et encore :
                                    Dis-moi... pourquoi malgré tout je t'aime...
                                    Pourquoi je reviens quand même...
                                             Toujours vers toi...

            Rengaines déchirantes, dont la pluie sur les décapotables et les touristes temporaires, rappelle aux vieilles et aux vieux que le coeur est simplement accommodé, mais qu'il demeure sous les plâtras et les décombres.
            Nous entrons à la Boule Rouge, toute sonore de copeaux d'accordéon. Douze garçons s'élancent à notre poursuite et nous indiquent le chemin vers les banquettes dites au fond, où il reste quelques places encore entre des soldats et des bourgeoises du peuple. On ne vous laisse même pas le temps de choisir du regard un endroit plus propre à vous recevoir, ni même le loisir de vous orienter dans ce parc coloré comme une coupe anatomique et constellé de girandoles et de pièces électriques payables par traites. La loi est de suivre quelque maître de cérémonies qui fait sa salle comme on fait Laun wagon-lit. Des consommations passent au-dessus de notre tête, ce pendant que la machine à faire des javas et même des rumbas trompette et piétine, pareille à une batteuse. Vrai, on aimerait mieux le tramway...
            A peine assis, je suis abordé par le gars du restaurant, le fils de l'homme au parapluie, sorte de Pépète en fil à fil, qui le prend vexé, me confondant sans doute avec quelque miché louche, insulteur du peuple, le pauvre !
            - Dis, murmura-t-il d'une voix aigüe et méprisante, c'est-y que t'as l'habitude de chercher des crosses ?                                                                                                expointhecity.com   
Résultat de recherche d'images pour "paris bastille 1930 dessins caricatures peintures"            - Qu'est-ce que vous voulez ? Qu'on vous remplace votre parapluie ?
            - T'en fais pas pour le cure-dents. Je te demande où c'est que tu voulais en venir ?
            Nous avons du mal à nous débarrasser de ce gêneur d'un nouveau genre. Le type abonde dans ces salles pourtant assez chères, dans ces palais de la cerise à l'eau-de-vie, où, lentement, le peuple des remmailleurs, des Arméniens de la Commission, des tourneurs mobilisables, des manucures et des masseuses à domicile s'enfonce dans les premières vases du snobisme. Les surréalistes, qui sont venus ici en curieux, et les écrivains pour barmen,qui y promenaient des filles de banquiers, ont laissé là quelques asticots sur les tables. La bourgeoisie prolétarienne a senti qu'elle avait besoin d'art jusque dans la commande du sandwich et les confidences de la mère ardoise. Ce ne sont que propos vifs sur les" nougats, les peintres, le gring, l'osier ou la framboise. Nous saisissons, au passage, des emportements de vocabulaire qui dénotent le pédant de l'atelier typographique ou le dévoyé de chez Potin.
            - Jague  Hé, remonte un peu les châsses !
            - Ferme-là, dis, fesse d'huïtre !
         Ces messieurs se croient obligés de dominer les drames moraux de la conscience humaine et la recherche de l'absolu par l'engueulade courte et ciselée. Les dames sont plus éternelles et plus authentiques. Aucune velléité de raffinement ne les travaille. Elles sont " natures " au-dessus des menthes vertes que les hommes les obligent à boire. Menthe verte qui ressemble souvent au potage Saint-Germain ou aux tranches napolitaines industrialisées. De loin, des barbeaux et des harengs les surveillent, robustes et narquois. Ils ont des casquettes pâles, semées de pointes noires, selon la mode qui trottine de Belleville à Grenelle. Quelques pantalons traînent encore parmi les mégots de la piste, rappelant les heures charmantes des pieds d'éléphant et des viscopes.
            Les braves accordéonistes de l'époque Doumergue, qui scandaient les airs à coups d'espadrille, ont été remplacés par les orchestres de location promis à Cannes ou Wiesbaden. Je ne retrouve plus, pas même au Petit Balcon, cette puanteur noble et ces sourires de pègre sentimentale qui honorent encore aujourd'hui Marseille ou Hambourg. La vulgarisation a déferlé sur ces chaînes de décrépitude. Les garçons sont syndiqués, les voyous suivent des problèmes de mots croisés et vont au café comme les rentiers vont aux courses. Parfois, se jettent dans la mêlée quelques épaves des anciennes tournées de grands-ducs. Aussitôt fondent sur eux de maigres poules à ruban pour qui le pittoresque n'est pas encore assassiné et qui croient dur comme fer qu'il reste des " malabars, des mecs à la redresse, des potes réguliers et des tôliers costauds ". Illusions charmantes, dont les dernières lueurs se voient dans leurs prunelles tragiques et désespérées.
            La rue de Lappe n'est plus guère qu'un carrefour à peine suspect, aux flaques posées là par les machinistes de l'Opéra Comique, un Tabarin pour concierges lettrés, que les Chinois de Billancourt et les garçons de bains revendeurs de pornos empêchent de dormir.
            Du temps de l'Exposition des Arts décoratifs, quand Poiret avait encore son mot à dire, quand le pittoresque n'était pas exploité par les marchands de fonds et que le chanteur des rues n'était pas un indicateur, on trouvait rue de Lappe de jeunes éphèbes aux ongles douteux, aux chandails reprisés et aux joues fraîches, qui vous dérobaient délicieusement votre pochette en murmurant des " mon tout petit, ma mignonne, ma fleurette ", à vous réchauffer l'ennui...   *
Image associée
            Des hommes semblaient avoir vu le jour entre le pernod et la cerisette de ces bouges libres comme champignons en clairière. Aujourd'hui, le Conseil Général lui-même serait derrière les hors-la -loi et les hors-la-morale que les gens oseraient à peine s'en étonner...
            Mais la prospérité est soeur du rationalisme. Tous ces cafés sont pleins. Trois fois de suite, on nous introduit presque de force entre des accouplements de servantes et de receveurs de tramways. On nous pousse vers des banquettes où la voyoucratie s'expose en famille. Nous lorgnons en passant toutes les boutiques. Les limonadiers se pressent sur le seuil de leurs portes et vous interpellent comme les anciens Cosaques de la rue Pigalle :
            " - Dites, monsieur, vous venez pour la curiosité ? "
            Quelques mois encore, et l'on parlera anglais.Des employés de Cook-Wagons-Lits porteront à leurs lèvres ces cornets de mica par où s'éructent leurs vociférations érudites. Déjà, les " vrais hommes " se réfugient chez " Dupont tout est bon ", où la banalité est encore de mise, dans des tabacs rebelles aux effets, et tapent leurs parties de cartes sur le tapis de tout le monde sans verser dans un académisme de sages-femmes.
            Il faut regagner son quartier et ses draps maternels. Nous nous frayons tant bien que mal un chemin entre des épaules de garçons fruitiers et des chignons de braves demoiselles dont les lèbres sont mûres comme des bigarreaux. Quelques vieilles professionnelles nous hèlent d'une frimousse détruite et bienveillante, cependant que, signe du progrès et du" taylorisme ", des chauffeurs nous cueillent à la porte par le traditionnel :
            " - Taxi, messieurs ?... "
            Que ne reconstitue-t-on un fragment de la vraie rue de Lappe dans quelque encoignure de l'Exposition, ne serait-ce que pour apprécier le chemin parcouru ?


*         culturebox.francetvinfo.fr


                                                                Léon-Paul Fargue
                                                                                    in
                                                                              Le Piéton de Paris
           
                                                           à suivre.................