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Crépuscule rue de Lappe
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Le Piéton de Paris
Ce soir-là, j'avais eu dans un restaurant de la Bastille, où je dînais avec de chers amis, une courte altercation, " à propos d'un parapapluie ", avec de vagues clients venus pour des paupiettes
" terminées ", comme il leur fut dit. Nous n'attendîmes pas longtemps avant de nous bouder. Il y avait dans la bande de ces dîneurs déçus, un voyou très " modern-style " qui ressemblait à une bottine jaune, et dont le parler était assez plaisant à entendre malgré l'afféterie qui s'en évaporait. Quelques instants plus tard, après avoir flâné entre des autobus, le long de la Tour d'Argent du lieu, et vidé quelques cafés tièdes chez Victor, je retrouvai mon type dans un grand bar de la rue de Lappe.
Cet ancien joyau d'ombre du onzième arrondissement a joliment changé en quelques années. Ce n'est plus qu'une artère, une varice gluante d'anciennes électriques de la dernière heure, qui semble ouverte et de laquelle s'échappe un aigre sang de music-hall. Des voyous en melon traînent le long des voûtes comme des soldats de plomb froissés. Des chats traversent le pavé suintant et ronronnent le long de la cheville des agents cyclistes. Des hommes privés de faux-col, pour faire " sport ", se soulagent longuement sous les portes cochères, pendant que les échantillons du haut snobisme, venus là par Delage et Bugatti admirent sans réserve des types humains si libres d'allure...
Jadis, des touffes de vérité populaire, des fusées de vice naïf montaient comme des jets d'eau vers les oreilles du promeneur. Aujourd'hui, ce sont les chansons de Chevalier, de Constantin Rossi ou de Lucienne Boyer qui passent à travers murs, poussées par la même machinerie qui les gosille ailleurs, sur les tables de bridge de la plaine Monceau ou sur les genoux des mondaines des avenues balayées. Des haut-parleurs ont été fixés un peu partout, comme des avertisseurs d'incendie, et les couplets en dégoulinent pour créer une atmosphère à la fois moderne et canaille.
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Et dîtes-moi où vous perchez...
ou bien :
C'est moi, le chéri de ces dames...
et encore :
Dis-moi... pourquoi malgré tout je t'aime...
Pourquoi je reviens quand même...
Toujours vers toi...
Rengaines déchirantes, dont la pluie sur les décapotables et les touristes temporaires, rappelle aux vieilles et aux vieux que le coeur est simplement accommodé, mais qu'il demeure sous les plâtras et les décombres.
Nous entrons à la Boule Rouge, toute sonore de copeaux d'accordéon. Douze garçons s'élancent à notre poursuite et nous indiquent le chemin vers les banquettes dites au fond, où il reste quelques places encore entre des soldats et des bourgeoises du peuple. On ne vous laisse même pas le temps de choisir du regard un endroit plus propre à vous recevoir, ni même le loisir de vous orienter dans ce parc coloré comme une coupe anatomique et constellé de girandoles et de pièces électriques payables par traites. La loi est de suivre quelque maître de cérémonies qui fait sa salle comme on fait Laun wagon-lit. Des consommations passent au-dessus de notre tête, ce pendant que la machine à faire des javas et même des rumbas trompette et piétine, pareille à une batteuse. Vrai, on aimerait mieux le tramway...
A peine assis, je suis abordé par le gars du restaurant, le fils de l'homme au parapluie, sorte de Pépète en fil à fil, qui le prend vexé, me confondant sans doute avec quelque miché louche, insulteur du peuple, le pauvre !
- Dis, murmura-t-il d'une voix aigüe et méprisante, c'est-y que t'as l'habitude de chercher des crosses ? expointhecity.com
- Qu'est-ce que vous voulez ? Qu'on vous remplace votre parapluie ?
- T'en fais pas pour le cure-dents. Je te demande où c'est que tu voulais en venir ?
Nous avons du mal à nous débarrasser de ce gêneur d'un nouveau genre. Le type abonde dans ces salles pourtant assez chères, dans ces palais de la cerise à l'eau-de-vie, où, lentement, le peuple des remmailleurs, des Arméniens de la Commission, des tourneurs mobilisables, des manucures et des masseuses à domicile s'enfonce dans les premières vases du snobisme. Les surréalistes, qui sont venus ici en curieux, et les écrivains pour barmen,qui y promenaient des filles de banquiers, ont laissé là quelques asticots sur les tables. La bourgeoisie prolétarienne a senti qu'elle avait besoin d'art jusque dans la commande du sandwich et les confidences de la mère ardoise. Ce ne sont que propos vifs sur les" nougats, les peintres, le gring, l'osier ou la framboise. Nous saisissons, au passage, des emportements de vocabulaire qui dénotent le pédant de l'atelier typographique ou le dévoyé de chez Potin.
- Jague Hé, remonte un peu les châsses !
- Ferme-là, dis, fesse d'huïtre !
Ces messieurs se croient obligés de dominer les drames moraux de la conscience humaine et la recherche de l'absolu par l'engueulade courte et ciselée. Les dames sont plus éternelles et plus authentiques. Aucune velléité de raffinement ne les travaille. Elles sont " natures " au-dessus des menthes vertes que les hommes les obligent à boire. Menthe verte qui ressemble souvent au potage Saint-Germain ou aux tranches napolitaines industrialisées. De loin, des barbeaux et des harengs les surveillent, robustes et narquois. Ils ont des casquettes pâles, semées de pointes noires, selon la mode qui trottine de Belleville à Grenelle. Quelques pantalons traînent encore parmi les mégots de la piste, rappelant les heures charmantes des pieds d'éléphant et des viscopes.
Les braves accordéonistes de l'époque Doumergue, qui scandaient les airs à coups d'espadrille, ont été remplacés par les orchestres de location promis à Cannes ou Wiesbaden. Je ne retrouve plus, pas même au Petit Balcon, cette puanteur noble et ces sourires de pègre sentimentale qui honorent encore aujourd'hui Marseille ou Hambourg. La vulgarisation a déferlé sur ces chaînes de décrépitude. Les garçons sont syndiqués, les voyous suivent des problèmes de mots croisés et vont au café comme les rentiers vont aux courses. Parfois, se jettent dans la mêlée quelques épaves des anciennes tournées de grands-ducs. Aussitôt fondent sur eux de maigres poules à ruban pour qui le pittoresque n'est pas encore assassiné et qui croient dur comme fer qu'il reste des " malabars, des mecs à la redresse, des potes réguliers et des tôliers costauds ". Illusions charmantes, dont les dernières lueurs se voient dans leurs prunelles tragiques et désespérées.
La rue de Lappe n'est plus guère qu'un carrefour à peine suspect, aux flaques posées là par les machinistes de l'Opéra Comique, un Tabarin pour concierges lettrés, que les Chinois de Billancourt et les garçons de bains revendeurs de pornos empêchent de dormir.
Du temps de l'Exposition des Arts décoratifs, quand Poiret avait encore son mot à dire, quand le pittoresque n'était pas exploité par les marchands de fonds et que le chanteur des rues n'était pas un indicateur, on trouvait rue de Lappe de jeunes éphèbes aux ongles douteux, aux chandails reprisés et aux joues fraîches, qui vous dérobaient délicieusement votre pochette en murmurant des " mon tout petit, ma mignonne, ma fleurette ", à vous réchauffer l'ennui... *
Des hommes semblaient avoir vu le jour entre le pernod et la cerisette de ces bouges libres comme champignons en clairière. Aujourd'hui, le Conseil Général lui-même serait derrière les hors-la -loi et les hors-la-morale que les gens oseraient à peine s'en étonner...
Mais la prospérité est soeur du rationalisme. Tous ces cafés sont pleins. Trois fois de suite, on nous introduit presque de force entre des accouplements de servantes et de receveurs de tramways. On nous pousse vers des banquettes où la voyoucratie s'expose en famille. Nous lorgnons en passant toutes les boutiques. Les limonadiers se pressent sur le seuil de leurs portes et vous interpellent comme les anciens Cosaques de la rue Pigalle :
" - Dites, monsieur, vous venez pour la curiosité ? "
Quelques mois encore, et l'on parlera anglais.Des employés de Cook-Wagons-Lits porteront à leurs lèvres ces cornets de mica par où s'éructent leurs vociférations érudites. Déjà, les " vrais hommes " se réfugient chez " Dupont tout est bon ", où la banalité est encore de mise, dans des tabacs rebelles aux effets, et tapent leurs parties de cartes sur le tapis de tout le monde sans verser dans un académisme de sages-femmes.
Il faut regagner son quartier et ses draps maternels. Nous nous frayons tant bien que mal un chemin entre des épaules de garçons fruitiers et des chignons de braves demoiselles dont les lèbres sont mûres comme des bigarreaux. Quelques vieilles professionnelles nous hèlent d'une frimousse détruite et bienveillante, cependant que, signe du progrès et du" taylorisme ", des chauffeurs nous cueillent à la porte par le traditionnel :
" - Taxi, messieurs ?... "
Que ne reconstitue-t-on un fragment de la vraie rue de Lappe dans quelque encoignure de l'Exposition, ne serait-ce que pour apprécier le chemin parcouru ?
* culturebox.francetvinfo.fr
Léon-Paul Fargue
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Le Piéton de Paris
à suivre.................
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