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Passy-Auteuil in
Le Piéton de Paris ( 4 )
Un vieil ami, que j'ai malheureusement perdu de vue, mais dont je n'oublierai jamais qu'il s'était enrichi dans la vente d'un excellent chocolat, prit un jour la résolution d'installer dans ses meubles, avec quelques Renoir et un matelas de tapis d'origine, une splendide maîtresse qu'il avait pêchée dans une pâtisserie du Quartier latin. Une belle fille au teint abricot, aux cheveux gras, couleur d'encre à stylo, et qui, je crois, n'avait jamais quitté le boulevard Saint-Michel que pour aller montrer ses jambes aux Folies-Bergères. Le couple orienta ses recherches vers ce pays inconnu de lui qu'il nommait , avec une certaine admiration, Passy-Auteuil. Une bonne voiture de bourgeois assuré de vieillir sans angoisse les conduisit d'abord avenue Mozart, mais aucun appartement ne convint à leurs yeux. Ce qu'il voyait était trop petit ou trop grand. A la vérité, la demoiselle était déçue. Ce grand village tranquille et propret qu'elle découvrait après le curieux Trocadéro ne lui convenait qu'à demi. Elle n'apercevait ni dancings, ni cinémas, ni bars, ni restaurants. Et, brusquement, elle renonça à la félicité qu'on lui avait fait entrevoir : elle avait peur de se trouver seule, abandonnée, perdue dans une foule nouvelle qui ne comporterait que très peu d'éléments nettement parisiens. On la reconduisit à l'angle de la rue des Ecoles et du boulevard Saint-Michel, où elle vit encore dans l'atmosphère de cris et de galopades du Quartier latin. Beaucoup de Parisiens font le même raisonnement. Passy-Auteuil est " trop loin, top calme, trop nouveau... "
* J'ai habité Passy autrefois, du temps que j'allais au lycée Janson. Mes parents avaient un appartement rue Gustave-Courbet. A cette époque, l'avenue qui va du Trocadéro au Rond-Point de Longchamp était presque toute en terrains vagues, souvent dépourvus de palissades, et l'on y pouvait apercevoir des veine géologiques avec leurs fossiles. L'avenue Victor-Hugo d'aujourd'hui s'appelait alors l'avenue d'Eylau. Ce changement de nom n'a guère été suivi d'un changement d'aspect. La même et grande pâtisserie souffle toujours son haleine tiède au coin de la rue de la Pompe, accueillante aux dames bien nées qui se restaurent de crème fouettée ou de parmesanes, avant ou après l'adultère rapide de notre temps. La maison Thominet, si bien pourvue en boîtes de couleurs, en pinceliers, en balais divers, en râpes, en insecticides, en peaux de chat, existe toujours, très digne. Il y a bien, en plus, deux ou trois bijoutiers et poissonniers qui n'ont rien apporté de nouveau à ce quartier pour rentiers. Mais il n'y manque vraiment que l'hôtel de Victor Hugo, le petit hôtel à deux étages, coiffé de son toit plat.
La rue de Passy, elle, a passé par les studios modernes. Elle a posé pour l'opérateur d'actualités. Elle dégage dans le ciel parisien de bonnes et rassurantes odeurs de frigidaires et de postes de T.S.F., qui " prennent " Moscou ou Washington. Elle a été touchée par la masse fantastique des grands buildings-columbariums, par quelques bistrots et bureaux de tabac qui se sont mis à la mode, et qui n'ont plus ni bois ni charbons, mais des billards russes, des dixièmes de la Loterie Nationale, des briquets, lames Gilette, papiers timbrés, etc. ; par quelques immeubles crayeux de grande série qui commencent à s'enfoncer dans les vieux jardinets du front d'Auteuil avec leurs maîtresses de pianistes et d'exportateurs. La rue Boislevent sent venir l'haleine froide des galères du béton. Avenue Mozart, la rue de la Source n'est plus qu'un souvenir. L'autobus a déjà remplacé le tramway. On court, ici comme ailleurs, vers le perfectionnement. On " transforme " sans relâche, depuis le fameux jour où Franklin, qui séjourna à Paris, 1, rue Singer, de 1777 à 1785, installa pour la première fois en France un paratonnerre dans une dépendance de l'hôtel Valentinois...
Au carrefour de Passy, qui était, vers 1891, un rond de dames et de mondanités bourgeoises, la vieille pâtisserie Petit, où les familles venaient acheter un gâteau le dimanche et faire goûter les collégiens du lycée Janson de Sally, a disparu, chassée dans un duel d'artillerie par les bombes pralinées de la pâtisserie Coquelin. M. Bauer, ancien chef d'achat aux Galeries Lafayette et cousin de M. Bader, administrateur des dites Galeries, vient d'ouvrir, non loin de la place, un grand magasin de confections des plus modernes, qui ne désemplit pas et qui évoque la première marée de Lafayette... De mon temps, sur cette petite place de Passy, que de sentiments, que de jeunes filles aux joues d'amande pure, rougissantes, que de premières communions, que de fierté d'être premier en latin, que d'émotions, que de prescience, après la première communion, de ces mariages qui s'amorceraient un jour à l'Opéra Comique, à Mignon... blogarchiphotos.com
Car le quartier " Passy-Auteuil " est celui des grands mariages, des photographies pour Vogue, des grosses commandes en voyage de noces, chez Cook. Une seule différence se remarque chez l'habitant de cette région privilégiée : la demoiselle de Passy est plus " affranchie " que la demoiselle d'Auteuil. Anna de Noailles habitait Passy. La princesse de Polignac, grande animatrice et ministre moral de la musique moderne française, habite Passy. Auteuil a moins d'art, moins de manière. Mon vieil ami Jacques-Emile Blanche, je ne le vois qu'en homme de Passy, bien qu'on puisse discuter ici une petite question de frontières dans ce musée européen de l'intelligence qu'il s'est constitué pour son usage personnel, d'une tête subtile et brillante.
Auteuil est comme la campagne de Passy avec son boulevard de Montmorency, ses quais, son viaduc, près de l'église, son restaurant du Monton Blanc, curiosité historique, ancien lieu de rendez-vous de La Fontaine, de Molière et de Racine. Les gens de Passy vont à Auteuil comme les gens de la rue Etienne-Marcel vont à Brunoy le dimanche. C'est tout juste s'ils n'emportent pas de quoi manger. Vers quatre heures, Passy-Auteuil se vide d'une portion importante de ses habitants : car on prend encore l'apéritif à Paris, on va au restaurant dans le centre, on reste au cinéma avenue des Champs-Elysées, boulevard de la Madeleine, ou rue d'Athènes. Une fois lancé, on perd une ou deux heures de plus chez Florence ou au Mélody's, et l'on rentre dans la nuit... Passy, Auteuil, sont des endroits où les voitures et les taxis grincent et se précipitent jusqu'au petit jour, ramenant de Montmartre ceux qui ne se lèvent pas avant midi.
Passy-Auteuil est une grande province où les familles se connaissent, se surveillent et parfois se haïssent, pour peu que l'une ait eu plus d'invités, plus de politiciens ou de poètes que l'autre à son thé hebdomadaire, mensuel ou annuel ; pour peu que le fils Untel ait été reçu avec ou sans mention au baccalauréat. Pâtissiers, bouchers, teinturiers ou concierges sont au courant des disputes des ménages, des divorces et des héritages.
Ils sont presque frères de lait, presque cousins, pleurent aux enterrements, se réjouissent aux baptêmes, envoient, comme leurs clients, leurs filles au Cours d'anglais, et mettent des gants le dimanche. Le prolétariat ni le pauvre n'ont de place dans cette perpétuelle garden-party qui se donne bon an mal an de la place Victor Hugo à la Seine. Toutes les cérémonies de Passy-Auteuil voient revenir à l'église ou aux lunchs la même troupe d'invités qui confèrent aux manifestations mondaines du seizième arrondissement un petit air d'opérette et de Congrès s'amuse non dépourvu de charme; et parfois d'imprévu. Convié un jour à une bénédiction nuptiale de haute volée à l'église Saint-Honoré-d'Eylau, un ami à moi, poète à ses heures, se rendit à l'heure dite place Victor-Hugo pour présenter ses voeux aux jeunes époux. Une assistance nombreuse, dont il connaissait tous les visages, se pressait dans la nef. Il s'approcha, serra des mains, distribua des sourires, et s'aperçut qu'il ne connaissait pas plus le marié que la mariée, s'étant tout simplement trompé de jour. Il ne voyait à l'église que les mêmes personnalités parisiennes, quasi engagées par contrat à assister à toutes les cérémonies de la petite patrie Passy-Auteuil. Comme il se trouvait sur place, il ne songea pas un instant à rebrousser chemin et se joignit aux cousins, oncles et grand-mères pour embrasser très affectueusement les époux, ainsi qu'un certain nombre de femmes qui lui parurent alliciantes.
** La chronique scandaleuse ou dramatique de Passy-Auteuil est assez pauvre. Le crime ne s'y manifeste qu'avec d'infinies précautions. La police ne s'y promène guère. Tout se passe dans une atmosphère éthérée où les ragots n'on pas de prise.
Un fait divers pourtant me revient à l'esprit, qui eût pu inspirer à Edgar Poe, mais à un Poe nourri de Rowlandson, une histoire assez affolante, s'il eût été de Passy comme Abel Bonnard ou Pierre Louÿs, Bergson ou le docteur Boucard. Elle vaudrait d'être mêlée à l'histoire de l'arrondissement, qui manque parfois un peu de ton.
J'ai connu jadis une poétesse américaine, fille adoptive de Paris, qui n'aimait de chair blanche que celle des femmes. Sur le chapitre de la nourriture, elle ne supportait la vue, l'odeur et le goût que de la seule viande rouge, et de préférence crue, jusqu'à l'abus. Comme elle avait le coeur délicat, son médecin la mit au régime. Mais sa passion de la viande était trop forte, l'habitude en était prise, et les prescriptions du médecin ne furent observées qu'avec mille difficultés. Le médecin insistait. La poétesse en fit une maladie. De guerre lasse, elle résolut un jour de finir en beauté, c'est-à-dire en artiste, c'est-à-dire en... Châteaubriant. Elle inonda son lit d'essence, y déposa quelque dix kilos de beurre, cinq à six livres de persil, s'étendit languissamment sur ses draps, déposa encore sur sa poitrine une motte de beurre, par coquetterie, comme font les bons chefs, et mit le feu à une allumette. bdzoom.com
Au bout d'une petite heure, tout le quartier sentait la grillade. Les narine de Passy-Auteuil finirent par déceler d'où provenait l'odeur de grill-room qui se répandait jusqu'au bois de Boulogne, et guidèrent enfin les domestiques jusqu'au lit de leur maîtresse sur lequel ils aperçurent un rumsteck mammouth. Historique.
Passy-Auteuil reçoit chaque année de nombreux émigrants du Nouveau-Monde, qui se décident brusquement à venir habiter Paris. On m'a raconté l'histoire d'une autre Américaine, qui s'était établie rue La Fontaine pour étudier chez nous les moeurs des domestiques. Elle les suivait dans la rue, les acculait dans les cafés, les interrogeait, les obsédait. Chauffeurs et maîtres d'hôtels ne savaient pas très bien à quelle sorte de folle ils avaient affaire et sortaient furtivement dans la rue, le col de veston relevé, prêts à décamper. Ils croyaient lasser la vieille demoiselle qui les harcelait comme une salutiste excitée. Mais la moraliste tenait bon. Les premiers éléments de son enquête la remplissaient de bonheur. Certaines histoires de sucre, de lacets de chaussures, de pourboires, l'enivraient. Un soir, elle tomba sur un gâte-sauce ravissant qui faisait sa petite visite nocturne à un aide-pharmacien. Elle le suivit avec une souplesse et des contorsions de chauve-souris. Affolé, le jeune homme se réfugia dans un de ces petits établissements qui sont exclusivement réservés aux hommes, et y resta trois heures. Puis il disparut sans se retourner. Le lendemain, des agents cyclistes ramassèrent sur un banc des quais une pauvre folle endormie qui réussit, après quelques mois de traitement, à se faire rapatrier aux Etats-Unis. L'aventure n'a bénéficié d'aucune publicité. Pourtant, quelques domestiques parlent parfois à leurs enfants du fantôme d'Auteuil...
* michellagarde.fr
** posterswelove.com
Léon-Paul Fargue
( à suivre........... )
Sur les quais
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