mardi 16 février 2021

Le Journal du Séducteur 2 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )

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                                               Le Journal du Séducteur

            Voici les lettres -

             Johannes !

            Je ne t'appelle pas " mon " Johannes, car je sais bien que tu ne l'as jamais été. J'ai été assez durement punie pour avoir laissé mon âme se délecter à cette idée. Pourtant, je t'appelle mien, mon séducteur, mon trompeur, mon ennemi, mon assassin, l'auteur de mon malheur, le tombeau de ma joie, l'abîme de mon infortune. 
            Je t'appelle mien et je m'appelle tienne, de même qu'autrefois cela te flattait les oreilles, toi qui fièrement t'inclinas pour m'adorer, à présent cela doit sonner comme une malédiction sur toi, une malédiction pour toute l'éternité.
            Ne te réjouis pas en pensant que j'aie l'intention de te poursuivre ou de m'armer d'un poignard pour t'exciter à des moqueries ! Où que tu fuies je suis pourtant tienne, va jusqu'au bout du monde, je resterai pourtant tienne, donne ton amour à des centaines d'autres, je suis pourtant tienne. Le langage même dont je me sers envers toi doit te prouver que je suis tienne. 
            Tu as eu l'audace de tromper un être de telle façon que tu es devenu tout pour cet être, pour moi, et que j'aurais infiniment de plaisir à devenir ton esclave. Je suis à toi, je suis tienne, ta malédiction.

                                                                                                Ta Cordélia

            Johannes !

            Il y avait un homme riche qui possédait des brebis et des bœufs en très grand nombre. Il y avait une pauvre petite fille qui ne possédait qu'une seule brebis mangeant de son pain et buvant de sa coupe. Tu étais l'homme riche, riche de toutes les splendeurs de la terre, j'étais la pauvre fille qui ne possédait que mon amour. Tu l'as pris et tu t'en es réjoui, puis le désir te fit signe et tu sacrifias le peu que je possédais, de tes propres richesses tu ne pus rien sacrifier.
            Il y avait un homme riche qui avait des bêtes en très grand nombre, des grosses et des petites, il y avait une pauvre petite fille qui ne possédait que son amour

                                                                                                   Ta Cordélia

            Johannes !

            N'y a-t-il donc aucun espoir ? Ton amour ne se réveillera-t-il jamais à nouveau, car je sais que tu m'as aimée, bien que je ne sache pas ce qui m'en donne l'assurance. J'attendrai, même si le temps me paraît long. J'attendrai jusqu'à ce que tu en aies assez de l'amour des autres. Alors ton amour pour moi resurgira du tombeau, alors je t'aimerai comme toujours, comme autrefois, oh Johannes ! comme autrefois ! Johannes ! Ta froideur insensible envers moi représente-t-elle ta véritable nature, ton amour, les richesses de ton coeur, n'étaient-ils que mensonge, que fiction, es-tu redevenu toi-même ? Aie patience avec mon amour, pardonne-moi de t'aimer toujours. Je le sais, mon amour est un fardeau pour toi, mais le temps viendra où tu retourneras auprès de ta Cordélia. 
            Ta Cordélia ! Ecoute ce mot suppliant ! Ta Cordélia ! Ta Cordélia !          carte-sms.weebly.com

                                     
                                                                                   Ta Cordélia 
          

            Même si Cordélia n'a pas été à la taille de ce qui chez elle provoque l'admiration pour son Johannes, il ressort cependant clairement de tout qu'elle n'a pas été dépourvu de modulation. Son état d'âme se manifeste clairement dans chacune des lettres, bien qu'elle ait manqué d'une certaine clarté dans l'expression. C'est surtout le cas pour la seconde lettre où on devine, plutôt qu'on ne comprend,
ses pensées. Mais, pour moi, cette imperfection la rend d'autant plus émouvante.

            4 Avril.

            Prudence ! Ma belle inconnue ! Prudence ! Descendre de carrosse n'est pas chose aisée, cela équivaut parfois à un cas décisif. Je pourrais vous prêter une nouvelle de Tieck, vous verriez qu'une dame en descendant de cheval se compromit à tel degré que ce pas décida du reste de sa vie. Aussi les marchepieds des carrosses sont généralement si maladroitement faits qu'on est presque forcé de renoncer à toute grâce et, en désespoir, à risquer un saut qui vous fait tomber dans les bras du cocher ou d'un valet. 
             Oui, ces gens sont enviables. Je crois vraiment que je vais essayer de trouver un engagement comme valet dans une maison où il y a des jeunes filles. Un valet devient aisément confident des secrets d'une petite damoiselle.
            " - Mais, je vous en prie, ne sautez pas, pour l'amour de Dieu, Oui, il fait sombre. Je ne vous dérangerai pas, je ne me mettrai que sous ce réverbère, il vous sera impossible de me voir et, n'est-ce pas ? on n'est jamais timide que dans la mesure où on est vu, mais on n'est toujours vu que dans la mesure où on voit. "
             Donc, par sollicitude pour le valet qui, peut-être, ne serait pas capable de résister à un tel saut, par sollicitude pour la robe de soie, item par sollicitude pour les franges de dentelles, par sollicitude pour moi, permettez à ce pied mignon dont j'ai déjà admiré l'étroitesse de tâter du monde, courez le risque de vous fier à lui, il saura bien prendre pied, et si vous frémissez un instant en pensant qu'il ne réussirait pas à trouver sur quoi se poser si vous frémissez encore après qu'il l'a trouvé, alors avancez vite l'autre pied car, qui serait assez cruel pur vous laisser planer dans cette position, qui serait assez disgracieux, assez lambin pour ne pas se hâter devant la révélation du beau ? Ou craignez-vous peut-être une tierce personne, le valet sûrement pas, ni moi non plus, car j'ai déjà bien vu le petit pied et, comme je suis naturaliste, j'ai appris par Cuvier à en tirer les conclusions les plus sûres.
            Dépêchez-vous donc ! Ah, comme cette angoisse ajoute à votre beauté. Mais l'angoisse en soi n'est pas belle, elle ne l'est qu'à l'instant où on s'aperçoit de l'énergie qui la surmonte.
            Parfait. Comme ce petit pied s'est maintenant bien implanté. J'ai remarqué que les jeunes filles qui ont de petits pieds savent généralement mieux s'y tenir ferme que celles qui ont des pieds plutôt gros de piéton. Qui y songerait ? C'est contre toute expérience, en sautant de voiture il y a bien plus de chance pour que la robe s'accroche que lorsqu'on descend tranquillement. Mais il est aussi bien toujours un peu grave pour les jeunes filles de se promener en carrosse, elles finiront par y rester. Les dentelles et les franges sont perdues, et voilà tout ! Personne n'a rien vu. Seul se montre le profil sombre d'un homme recouvert d'un manteau jusqu'aux yeux, on ne peut pas voir d'où il vient car la lumière du réverbère vous éblouit les yeux, il vous dépasse au moment où vous vous apprêtez à entrer par la porte de la maison. Juste à l'instant décisif un regard oblique se jette sur un objet. Vous rougissez, votre poitrine s'enfle trop pour pouvoir se vider en un souffle. Dans votre regard il y a de l'irritation, un fier mépris. Vos yeux, où brille une larme, sont suppliants. Larme et prière sont également belles et je les accepte avec un droit égal, car je peux représenter n'importe quoi.
            Toutefois je suis méchant. 
             Quel peut bien être le numéro de la maison ? Qu'est-ce que je vois ? Un étalage de bimbeloterie
             Ma belle inconnue, c'est peut-être révoltant de ma part, mais je suivrai le chemin éclairé...
             Elle a oublié le passé, hélas, oui ! Lorsqu'on a 17 ans, lorsque à cet âge heureux on sort pour faire des emplettes, lorsqu'on attache un plaisir indicible à chacun des objets, grands ou petits, qui vous tombe sous la main, on a l'oubli facile. Elle ne m'a pas encore vu, je me trouve à l'autre bout du comptoir, très loin, à l'écart. Un miroir est suspendu sur le mur opposé, elle n'y pense pas, mais le miroir y pense. Avec quelle fidélité n'a-t-il pas su saisir son image, il est comme un humble esclave qui prouve son attachement  par la fidélité, un esclave pour lequel elle a de l'importance mais qui n'a aucune importance pour elle, qui ose bien la comprendre, mais non pas la prendre. Ce malheureux miroir qui sait bien saisir son image, mais non la saisir, ce malheureux miroir qui ne peut pas garder son image dans le secret de ses cachettes en la dérobant à la vue du monde entier, mais qui ne sait que la révéler à d'autres, comme maintenant à moi ! 
            Quel supplice pour un homme s'il était ainsi fait. Et pourtant, n'y a-t-il pas beaucoup de gens qui sont ainsi faits, qui ne possèdent rien sauf au moment où ils le montrent aux autres, qui ne saisissent que l'apparence des choses et non pas la substance qui perdent tout au moment où celle-ci désire se montrer, exactement comme ce miroir perdrait son image si par un seul souffle elle désirait lui ouvrir son cœur.
            Si un homme était incapable de garder dans son souvenir une image de la beauté, pas même à l'instant de sa présence, il devrait désirer en être toujours éloigné et jamais trop proche pour voir la beauté de ce qu'il serre dans ses bras, et qu'il ne voit plus, mais qu'il pourrait revoir en s'éloignant et qui, au moment où il ne peut pas voir l'objet parce qu'il est proche de lui, au moment où les lèvres se joignent pour le baiser, sera tout de même visible pour les yeux de son âme... 
            Ah, comme elle est belle ! Pauvre miroir, quel supplice pour vous, mais quelle chance aussi pour vous de ne pas connaître la jalousie. Sa tête, parfaitement ovale, s'incline un peu en avant, ce qui rehausse le front. Celui-ci se dresse pur et fier, sans refléter d'aucune manière ses facultés intellectuelles. Ses cheveux foncés cernent doucement et tendrement le front. Son visage est comme un fruit, partout arrondi et replet, sa peau est transparente et mes yeux me disent qu'au toucher elle doit être comme du velours. Ses yeux, oui je ne les ai pas encore vus, il sont cachés derrière des paupières armées de franges soyeuses et crochues, dangereuses pour ceux qui cherchent son regard. Sa tête est comme celle d'une madone, imprégnée de pureté et d'innocence, elle s'incline comme la Madone, mais sans se perdre dans la contemplation de l'Unique, et il y a de la mobilité dans l'expression de son visage. 
            Ce qu'elle contemple est la variété, les multiples choses sur lesquelles les somptuosités splendides de la terre jettent un reflet. Elle ôte un gant pour montrer au miroir et à moi une main blanche droite et bien sculptée, comme une œuvre antique, et une bague d'or plate à l'annulaire, bravo ! 
            Elle lève les yeux et tout change, tout en ne changeant pas. Le front est un peu moins haut, le visage un peu moins régulièrement ovale, mais plus vivant. Elle parle avec le vendeur. Elle est gaie, heureuse et loquace. Elle a déjà choisi un, deux, trois objets, elle en prend un quatrième, le tient dans sa main, ses yeux se baissent à nouveau, elle en demande le prix, elle le met de côté, sous le gant, il s'agit sûrement d'un secret, à destination d'un... d'un fiancé ? Mais elle n'est pas fiancée.
            Je sais, hélas ! il y en a beaucoup qui ne sont pas fiancées et qui ne connaissent pas l'amour.
            Faudrait-il que je l'abandonne ? Faudrait-il que je la laisse en paix dans sa joie ?... 
            Elle s'apprête à payer, mais elle a perdu son porte-monnaie... elle donne son adresse, ce que je ne veux pas entendre, je ne veux pas me priver de la surprise. Je pense bien la rencontrer à nouveau dans la vie, et je la reconnaîtrai bien, elle me reconnaîtra peut-être moi aussi. On n'oublie pas si vite mon regard oblique. Alors, lorsque par surprise je l'aurai rencontrée là où je ne m'y attendrais pas, son tour viendra. Si elle ne me reconnaît pas, si ses regards ne m'en convainquent pas tout de suite, j'aurai bien l'occasion de la regarder de côté, et je vous promets qu'elle se rappellera la situation.
            Pas d'impatience, pas d'avidité. Il faut jouir à longs traits. Elle est prédestinée, elle sera bien rattrapée.

            Le 5 Avril.

            Voilà qui me plaît. Toute seule le soir à Oestergade. Oui, je vois bien le valet qui vous suit, et soyez persuadée que je ne vous juge pas assez mal pour penser que vous vous promeniez toute seule, croyez-moi, mon expérience ne pouvait pas manquer, dès le premier coup d'œil dans la situation, de me montrer cette grave figure. Mais pourquoi si pressée ? On est tout de même un peu anxieuse, on sent un certain battement de cœur qui ne vient pas d'un désir impatient de rentrer, mais d'une crainte impatiente qui pénètre tout le corps avec sa douce inquiétude et qui provoque le rythme accéléré des pieds.
            Mais, comme c'est délicieux, impayable, de se promener ainsi toute seule, avec le valet derrière vous...  On a seize ans, on a beaucoup lu, beaucoup lu de romans bien entendu, et en traversant par hasard la chambre des frères, on a pu surprendre un mot d'une conversation entre eux et leurs amis, un mot au sujet de Oestergade. Ensuite on a tournaillé plusieurs fois parmi eux afin, si possible, de se( mieux renseigner. Mais en vain. Il faut tout de même, comme il sied à une jeune fille déjà grande, qu'on connaisse un peu le monde.
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         Ah, si d'emblée on pouvait sortir suivi du valet. Merci ! Il y a papa et maman, regarde la tête qu'ils feraient, et quelle excuse donner ? S'il s'agit d'une réception l'occasion n'est pas bonne, elle a lieu un peu trop tôt, car j'entendais August parler de 9 heures, 10 heures. En rentrant c'est trop tard et le plus souvent on aura alors un sigisbée sur le dos. Jeudi soir, en rentrant du théâtre, serait vraiment une excellente occasion. Seulement, il faut alors toujours aller en voiture et y empaqueter aussi Madame Thomsen et ses aimables cousines. Si encore on était seule, on pourrait ouvrir la fenêtre et regarder un peu par là. 
            Seulement " unverhofft kommt oft " ( allemand : l'imprévu arrive souvent - trad. folio )
            Maman me disait aujourd'hui : 
            " - Je crains que tu n'aies pas fini aujourd'hui ce que tu brodes pour l'anniversaire de ton papa, et pour être tout à fait tranquille, va chez ta tante Jette et restes-y jusqu'à l'heure du thé ; Jens viendra alors te chercher. "
            Au fond ce n'était pas du tout une idée agréable, car chez tante Jette on s'ennuie énormément, mais après je dois rentrer seule à 9 heures avec le valet. Et lorsque Jens viendra il pourra bien attendre jusqu'à 10 heures moins le quart, et alors, en route.
            Oh ! si je pouvais rencontrer M. mon frère ou M. August. Non, tout de même, ce ne serait peut-être pas désirable, car alors je serais probablement accompagnée jusqu'à la maison.
            Merci ! La liberté avant tout. Mais si je pouvais les apercevoir sans être vue moi-même...
            Eh bien ma petite demoiselle, que voyez-vous alors, et que pensez-vous que je vois, moi ?
            D'abord la petite Mütze ( id. capeline ) qui vous va à merveille et qui est tout à fait en harmonie avec la précipitation de votre allure. Ce n'est pas un chapeau, ni un bonnet, plutôt une espèce de capeline. Mais, sûrement, ce n'était pas elle que vous portiez ce matin en sortant. Est-ce que le valet vous l'a apportée ou l'auriez-vous empruntée à tante Jette ? Vous êtes peut-être incognito. Il ne faut pas non plus laisser la voilette couvrir toute la figure lorsqu'il y a des observations à faire. Ou peut-être ne s'agit-il pas d'une voilette, mais seulement d'une large dentelle ? Les ténèbres ne me permettent pas d'être fixé là-dessus. Mais, quoi que ce soit, cela cache la partie supérieure de la figure. Le menton est assez beau, un peu trop pointu, la bouche est petite et elle s'ouvre, cela vient de ce que vous êtes trop pressée. Les dents blanches comme la neige. C'est très bien comme ça. Les dents ont une importance capitale. Elles sont un garde du corps qui se cache derrière la douceur des lèvres. Les joue flamboient de santé.
            Si on penche un peu la tête de côté il serait bien possible de s'insinuer sous cette voilette ou cette dentelle.
            Prends garde, un tel regard d'en bas est plus dangereux qu'un regard " gerade aus ". C'est comme à l'escrime, et quelle arme est aussi tranchante, aussi pénétrante dans son mouvement, aussi luisante et, grâce à cela, aussi décevante qu'un regard ? On marque une quarte haute, comme dit l'escrimeur, et on se fend en seconde. Plus l'attaque est prompte à venir, mieux ça vaut.
            Cet instant est indescriptible. L'adversaire se rend presque compte du coup, il est touché, oui, c'est ainsi, mais touché à un tout autre endroit qu'il croyait... Vaillamment elle avance, sans peur et sans reproche. 
            Prenez garde, là-bas vient quelqu'un, baissez la voilette. Ne permettez pas à son regard profane de vous souiller. Vous n'en avez aucune idée, pendant longtemps il vous serait impossible d'oublier l'angoisse abominable avec laquelle cela vous atteindrait. Vous ne le remarquez pas, mais moi je vois qu'il a embrassé la situation. Le valet a été choisi pour premier objet. Oui, vous voyez les conséquences de vous promener seule avec le valet. Il est tombé. C'est au fond ridicule, mais qu'est-ce que vous allez faire maintenant ? Retourner pour l'aider à se remettre sur pied, cela n'est pas possible. Se promener seule est grave. Prenez garde, le monstre s'approche...
            Vous ne me répondez pas. Mais regardez-moi donc. Est-ce que ma vue vous donne quelque chose à craindre ? Je ne fais aucune impression, je semble être un homme bénin d'un autre monde. Rien dans mes paroles qui vous dérange, rien qui vous rappelle la situation, aucun mouvement qui vous porte atteinte au moindre degré. Vous êtes encore un peu effrayée, vous n'avez pas encore oublié l'élan vers vous de cette figure unheimliche ( id. inquiétante ). Vous me prenez un peu en affection, ma timidité qui m'interdit de vous regarder vous donne la supériorité. Cela vous réjouit et vous rassure. Vous seriez presque tentée de vous payer ma tête. Je parie qu'à ce moment-ci vous auriez le courage de me prendre sous le bras si l'idée vous en venait... 
            Vous habitez donc à Stormgade. Vous me saluez froidement et rapidement. Est-ce tout ce que j'ai mérité, moi qui vous aide à vous tirer de tout cet embarras ? Vous le regrettez, vous revenez pour me remercier de ma courtoisie, et vous me tendez la main. Pourquoi pâlir ? Ma voix n'est-elle pas toujours la même, et mon attitude, mon regard n'est-il pas toujours calme et tranquille ? Cette poignée de main ? Une poignée de main peut donc signifier quelque chose ? Oui, beaucoup, ma petite demoiselle, beaucoup. Avant quinze jours je vous expliquerai tout. Jusque-là vous resterez dans la contradiction : je suis un homme bénin qui, comme un chevalier vient en aide à une jeune fille, et je peux aussi vous serrer la main en homme rien moins que bénin.


                                                                          
                                                              à suivre............
            

             

          


samedi 13 février 2021

Unité 8200 Dov Alfon ( Policier France )
















                                                   Unité 8200

            De Jérusalem à Macao, de l'embrasement à Paris à la poursuite d'une jeune femme blonde vêtue d'un tailleur rouge et chaussée d'escarpins rouges, qui devient le cauchemar d'Abadie et d'un jeune Israélien de 21 ans enlevé, non ! échappé des griffes d'un gang chinois, Yermanski mobilise la police française et le colonel Abadie fraîchement nommé par l'Etat Major, Tsahal, de passage à Paris pour, dit-on, rendre visite à sa mère et le commissaire Léger. Pas de repos en cette fin de journée d'avril. Israël et la France craignent que le terrorisme, l'Iran soient les sujets de luttes qui conduisent à une surchauffe de meurtres en l'espace de quelques heures. Et l'enquête commence, passant d'un chapitre l'autre de Jérusalem, Tsahal, les bunkers, les droits et devoirs des militaires des Renseignements au saccage à Paris d'une séance animée place de l'Opéra et rue Scribe au Grand Hôtel à l'hôtel Molitor où se détend une espionne chinoise, le roman file entrecoupé un court moment par la dégustation de pâtisseries tunisiennes. Et peu à peu on apprend que les Chinois sont peut-être les plus intéressés par la capture du jeune Yermanski, des tueurs vêtus de noir, lunettes sombres tirent vite, et les morts s'accumulent, livreurs de drogue et autres, du côté de Bobigny, sous les ordres de Ming arrivé à Paris dans l'un des 7 Boing 747 appartenant à des particuliers, et Mr Ming calcule en bitcoins. 20 millions. Mr Ming s'occupe de casinos à, entre autres, Macao. L'informatique est la grande compagne de chaque protagoniste. L'enquête détaillée court sur 24 heures. L'auteur connaît le sujet, ancien espion puis journaliste à Haaretz, il travaille aujourd'hui pour une édition numérique de Libération. Bonne lecture.





 


 


samedi 6 février 2021

Le Chat du Rabbin - Vol. 10 - Rentrez chez vous Joann Sfar ( Bande dessinée France )

     dargaud.com

         
                                              Le Chat du Rabbin -
                                               - Rentrez chez vous ! -


                                     

 


                                                                                                                                                                                                                                                                                  

               Au bord de la mer Zlabia, des visiteurs et le chat prudent près de l'eau donc sur l'épaule du rabbin ou du rabbin des rabbins, réplique à l'un d'eux : " Agitez vos vêtements vers la mer - Croire en Dieu c'est accepter de faire des trucs ridicules...... Dieu est un n marrant....... - Pour une fois mon chat a raison, c'est ridicule et Dieu le sait...... " Ainsi le chat sera le compagnon d'un voyage qu'entreprend la joli Zlabia qui accompagne quelques voyageurs, surtout une dame désireuse de visiter Israël, les lieux saints, pensant trouver ce que chacun cherche. Alger quittée, le séjour dans ce pays en construction, entre deux guerres, 1925, une nouvelle société, les kibboutz, le partage des taches, quitte à ramasser des cailloux sur des terres qui, plus tard, donneront fruits et herbages. De son côté la dame chrétienne découvre les églises et les soins apportés, bien partagés entre les différentes communautés. Ces visiteurs venus d'Alger ont quitté le pays après le décret Crémieux, ils sont donc devenus Français, ce qui donne à Sfar l'occasion de quelques bulles ironiques. La gente dame offrit son amitié et des biscuits à un aveugle qui dit être tombé amoureux " Ce fut un amour chaste..... " Ce qui fait bien rire le chat. Mais Zlabia est peut-être bien amoureuse d'un jeune homme distrait, sur le bateau. Elle le suit dans le pays. En définitive cet homme jeune, étrange, découvre que lui et son violon ne peuvent vivre loin de leur kibboutz. Israël quitté la bonne dame et son entourage poursuivent leur chemin vers l'Afrique. Mais là d'autres déceptions l'attendent, et la morale, s'il y en a une sera apportée par un chien que son maître veut tuer, en le pendant, pour n'avoir pas été une bonne aide durant la chasse. Sauvé une première fois, guidé  par le chat toujours habile, futé et intelligent, entraîne son nouveau copain loin du maître cruel. Mais le chien, fidèle, préfère ce maître cruel, la mort. En Israël Zlabia passe beaucoup de temps à s'étonner : " Dans le réfectoire on n'entendait que le bruit des cuillers. Puis les débats ont commencé/ Comme chez nous à table. Chacun d'eux était sénateur à Rome. - Les douches en commun !
- C'est le meilleur moyen de se débarrasser de la pudeur bourgeoise et de la bigoterie religieuse. "
De retour à Alger, Zlabia épouse son amoureux délaissé. Ils s'installent à Nice où, des décennies plus tard, en 1970, la jolie Zlabia devenue une grosse dame, son époux, ses trois enfants et le chat, chargé d'ans mais alerte, séjournent pour la première fois en Israêl. Devant le Mur des Lamentations le petit fils interpelle  : - Papi ! -" Le chat sur son épaule intervient : " - Laisse-le faire ses prières. " 
            Ce n° 10, l'un des meilleurs de la série, est précieux. Pas critique Joann Sfar constate : les conséquences pour chacun du traité de Balfour, du décret Crémieux. De l'adaptation ou non des nouveaux immigrés et de ceux qui naitront. Nombre de bulles piquent juste, ou pas, selon chacun. Vraiment bonne BD. Bonne lecture.

      

jeudi 4 février 2021

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 138 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )

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                                                                                                         1er Avril 1665

            Eus fort à faire à mon bureau toute la  matinée, ayant à mettre au clair pour milord le trésorier général les comptes du semestre dernier. A midi dîner léger puis visite à sir Philip Warwick et en voiture chez milord le trésorier. Après un entretien où je lui fis voir mes documents, revins à la Cité et chez George Carteret que je trouvai dînant en compagnie des membres de la commission de prises chez le capitaine Cocke qui habite à Broadstreet, tous fort  gais. Entre autres, un violoneux aveugle se présenta à la porte, sir George Carteret le fit entrer en le conduisant par la main. Puis avec ce dernier chez milord le trésorier général bientôt rejoints par sir William Batten et sir John Mennes. Nous nous rendîmes devant milord et lui fîmes constater le montant de nos dépenses pour les six derniers mois ainsi que nos prévisions pour les sept mois à venir ; les premières s'élèvent à plus de 500 000 £, quant aux dernières, selon nos estimations, elles dépassent le million.
            Voir milord le trésorier se signer et s'écrier qu'il n'en pouvait mais, ni ne pourrait donner plus d'argent qu'il n'en avait, quelles que fussent la gravité des circonstances et l'ampleur de la dépense, voilà qui n'est guère pour nous réjouir. Mais, lorsque ensuite j'entendis sir George Carteret, tel un âne enragé et ignare, contre les abus de billets de solde, je crus devenir fou et eus bien du mal à tenir ma langue.
            Rentrai chez moi profondément irrité de voir de quelle stupidité nos grands hommes d'Etat se satisfont dans leurs réflexions comme dans les actions, tandis que le service du roi en pâtit furieusement
            A mon bureau très tard, au point de manquer de sommeil à force de veiller la nuit et de courir de droite et de gauche.


                                                                                                                     2 avril
                                                                                                Jour du Seigneur
            A mon bureau toute la matinée. J'ai renouvelé par écrit mes promesses. Chez moi pour le dîner. Mr Tasborough, l'un des secrétaires de Mr Povey passa l'après-midi avec moi au sujet des comptes de son maître. Le soir chantai avec Mr Andrews et Hill, ils ne restèrent point souper. Après quoi, au lit.


                                                                                                                          3 avril

            Leve. Chez le duc d'Albemarle, puis au palais de Whitehall où j'eus fort à faire. Chez moi dîner. Avec Creed, ma femme et Mercer, au Théâtre du Duc voir une pièce de milord Orrery, Mustapha. La pièce étant médiocre le rôle tenu par Betterton ainsi que celui de Ianthe étaient d'un tel commun que nous en sortîmes mécontents. A la maison, puis à mon bureau un moment, rentrai souper et, au lit. Le seul agrément de la soirée au théâtre fut la présence du roi et de milady Castlemaine, ainsi que celle de la jolie Nell, cette actrice pleine d'esprit qui joue au Théâtre du Roi, et de la jeune Marshall, toutes deux assises près de nous, ce qui me plut fort.


                                                                                                                                4 avril
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            Travaillai toute la matinée à mon bureau. A midi à la Bourse, puis montai à l'étage acheter une paire de bas de coton, à cette boutique tenue par celui qui a la plus jolie femme alentour. Elle m'invita à lui acheter aussi du linge, et j'en profitai pour lui commander quelques tours de cou, avec l'intention de faire d'elle ma couturière. C'est une des plus jolies femmes que j'aie jamais vues, et de mine fort
honnête
            Dînai chez moi puis à mon bureau, très tard, au point de m'endormir, dodelinant de la tête plusieurs fois au milieu de mes lettres.


                                                                                                                                5 avril

            Aujourd'hui fut un jour de jeûne public, sur ordre du roi, observé à l'occasion de la guerre contre la Hollande. Me rendis tôt chez milord Tooker que j'ai engagé dans la marine afin qu'il gère l'expédition des marchandises en temps voulu, d'ici vers la flotte ou ailleurs. Le conduisis à Woolwich et Deptford où j'avais été depuis longtemps empêché de me rendre en raison de mes affaires. Travaillâmes beaucoup. Puis chez moi où je trouvai Creed comme il me l'avait promis, et nous sortîmes en voiture avec ma femme et Mercer, prendre l'air. Nous rendîmes à Hackney, où nous sommes déjà allés, et mangeâmes des poulets que nous avions emportés ainsi que d'autres victuailles, puis rentrâmes après une ou deux parties de galets. Creed resta avec moi mais, comme il avait sommeil, il ne se sentait point l'esprit à parler affaires, si bien que je l'ai invité, sans le commander, à rester dormir chez moi. On se coucha donc, lui et moi, puis on s'endormit. C'est la première fois que j'ai pris autant de plaisir et de grand air depuis plusieurs semaines, voire des mois.


                                                                                                                             6 avril 1665

            A mon bureau toute la matinée où, en l'absence de sir William Batten sir George Carteret, qui s'était emporté pour l'affaire des billets de solde, s'en prit à sir William Batten pour ses propos au sujet des signatures de billet et le traita devant nous, à table, les commis s'étant retirés, de " fieffé merdeux ", ce qui me contraria.
            A midi à la Bourse où je soumis mon affaire à sir William Warren, à savoir l'acquisition d'allèges pour le roi, pour lesquelles, je crois, il me consentira un bon prix, je m'en réjouis. 
            Chez moi et, après avoir avalé un morceau, à mon bureau jusqu'à 6 heures. Au palais de Whitehall où, avec sir George Carteret et milord Brouncker, vîmes le duc d'Albemarle pour la question des fonds.
            Puis chez mon barbier Jervas au sujet de ma perruque laissée chez lui pour être remise en état. J'apprends que Jane, tout à fait perdue de réputation, a pris ce bon à rien pour mari, bien qu'ils ne soient pas mariés et qu'elle l'a fréquenté pendant plusieurs semaines, alors qu'il avait déjà femme et enfants, et qu'elle va partir en Irlande.
            Fis venir ma femme à la Bourse. A la maison puis à mon bureau où j'écrivis des lettres jusqu'à une heure du matin, près encore une fois de tomber de sommeil. On parle beaucoup d'une nouvelle comète, et il en est apparu une, la chose ne fait aucun doute, largement aussi brillante que la précédente, mais je ne l'ai point vue de mes propres yeux.


  pinterest.fr                                                                                                                   7 avril
            
            Levé tôt, chez le duc d'Albemarle au sujet de l'argent qu'il nous faut obtenir pour la marine, faute de quoi nous devrons fermer boutique. De là à Westminster Hall, fis quelques allées et venues, sans plus. Revins à la Cité afin d'éviter de dîner avec Povey, revins à Westminster chez Herbert où je dînai. Ensuite chez milord le trésorier général, trouvai sir Philip Warwick, puis à Whiehall au cabinet de milord jusqu'à la nuit tombée, parlâmes environ quatre heures de l'affaire des dépenses de la marine et de la manière dont sir George Carteret dirige les choses, nous laissant dans l'ignorance de ce qu'il fait de son argent. En outre, sir Philip ne me cacha pas à quoi se trouvait le roi pour obtenir de l'argent pour la marine. Il m'assura qu'il lui était impossible de trouver des fonds, à moins de persuader quelques nobles ou gentilshommes riches et fortunés de lui consentir un prêt, ou de convaincre la Cité. " Nous avons déjà, explique-t-il, dépensé le tiers de trois ans de recettes fiscales, soit 2 500 000. "
 
          Me voilà fort satisfait des discussions de la journée, sauf que je crains de perdre le crédit de sir George Carteret qui sait l'entretien que j'ai ici, dans le privé, toute la journée avec sir Philip Warwick. Quoiqu'il en soit je veillerai à ce qu'il en soit aussi peu offensé que possible. 
            Chez moi, à mon bureau puis, au lit.  


                                                                                                                      8 avril

            Levé, au bureau toute la matinée fort occupé. A midi dîner avec milord Povey. Nous examinâmes ensemble l'une de ses affaires. Me rendis ensuite chez milord le chancelier où je pensais m'entretenir avec le duc d'Albemarle, mais le roi et le Conseil étant occupés, je ne le pus.
             A l'ancienne Bourse achetai quatre tours de cou chez ma jolie nouvelle couturière.
             Rentré chez moi trouvai ma maison frottée de fond en comble, puis à mon bureau très tard, jusqu'à plus de minuit. Rentrai me coucher.
             Les ambassadeurs de France sont arrivés incognito, devançant leur suite qui suivra en grande pompe. On pense qu'ils sont venus afin de convaincre notre roi de se joindre au roi de France pour l'aider dans sa lutte contre la Flandre, tandis qu'eux nous aideraient contre la Hollande. Voilà déjà longtemps qu'une grosse escadre est postée à Harwich. Les Hollandais n'ont pas encore déployé la leur, dit-on. Quant à nous, si notre escadre était défaite, nous aurions beau faire tout notre possible, m'est avis que nous serions incapables de faire appareiller une autre flottille. Dieu nous accorde la paix ! je l'en supplie.


                                                                                                                       9 avril
                                                                                                  Jour du Seigneur
            Le matin, à l'église avec ma femme parée de sa nouvelle robe de soie claire, ma foi des plus élégantes, avec sa nouvelle dentelle. Dînai à la maison, puis à Fenchurch l'après-midi. Cette petite église au milieu de Fenchurch Street où se trouvait fort peu de monde et presque aucune personne de rang. 
            Après le sermon, chez moi. Le soir allâmes marcher dans le parc, et milady Penn et sa fille se promenèrent avec moi. Rentrâmes à la maison manger tous ensemble, et ce fut fort gai, puis nous quittâmes et, au lit.


                                                                                                                                                                                                                                                                                                10 avril
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            Levé et chez le duc d'Albemarle, de là au palais de Whitehall à une séance de la commission de Tanger où de nouvelles irrégularités apparaissent dans les comptes de milord Povey, à tel point que je désespère de pouvoir jamais lui succéder aux affaires de la Trésorerie. Le capitaine Cooke vint me trouver et parut mécontent de mon petit valet, Tom qui ne consacre pas assez de temps à son chant et à son luth. A cela je lui répondis sans ambages que selon son désir je m'en allais lui donner une bastonnade. A la Bourse et de là au vieux Jacques pour dîner avec quelques lords afin de discuter de la question du chanvre. Puis à Whitehall pour présenter mes devoirs au roi et au lord chancelier au sujet des dettes de la marine et afin d'obtenir de l'argent. Mais l'entrevue n'eut pas lieu. Milord Brouncker m'emmena donc, ainsi que sir Thomas Harvey, dans sa voiture, au parc, mais la poussière y est fort gênante et on ne vit guère de grandes beautés aujourd'hui, hormis Mrs Myddleton.
            Revins à mon bureau où Mr Warren m'offrit 100 livres en échange de ma protection pour un navire qui doit quitter le port. Ce que je ferai, je crois. Rentrai, souper et, au lit.


                                                                                                                      11 avril

            Levé et me rendis très tôt chez l'échevin Chiverton afin de régler le problème du chanvre, puis revins à mon bureau. A midi dînai à la taverne du Soleil, derrière la Bourse, avec sir Edward Dering, son frère et le commissaire Pett, car nous avons ce jour signé un contrat avec sir Edward au sujet du bois. Puis à mon bureau où j'eus fort à faire. Mais à la peine que je me donne vient s'ajouter l'espoir de quelques bénéfices. Rentrai souper et, au lit.


                                                                                                                12 avril 1665

             Dînai chez moi puis regagnai Whitehall, où je gaspillai le plus clair de mon temps ces jours-ci, et cela ne me vaut que soucis, surcroît de travail, pertes de temps et manque à gagner.
   
        La séance levée, sir George Carteret, milord Brouncker et sir Thomas Harvey descendîmes au cabinet de milord le trésorier afin de le voir ainsi que le duc d'Albemarle. Je leur fis un compte rendu général du coût de la marine et de nos besoins en argent. Ce fut alors un spectacle des plus curieux : ils levèrent les bras au ciel en criant : 
            " - Mais que signifie tout ceci, Mr Pepys ? C'est la vérité, direz-vous, mais que voulez-vous que j'y fasse ? J'ai donné tout ce qu'il était en mon pouvoir de donner. Pourquoi refuse-t-on de donner de l'argent ? Pourquoi n'accorde-t-on pas au roi la confiance qu'on accordait à Olivier ? Pourquoi nos prises se réduisent-elles à rien, alors qu'elles nous rapportaient tant jadis ? "
            Ce fut la seule réponse qu'on nous fit, et nous partîmes sans obtenir davantage. Et c'est ma foi fort triste de voir une époque comme celle-ci, alors qu'on se lance dans la plus grande entreprise jamais envisagée en Angleterre, on se moque de tout, on laisse tout aller à vau-l'eau, tant bien que mal.
            Rentré contrarié. En chemin me rendis chez milady Batten. Je vis un grand nombre de femmes dans sa chambre, toutes fort ébaudies. Il y avait, entre autres, milady Penn et sa fille. Milady Penn me renversa sur le lit, se jeta elle-même par-dessus moi, puis avec d'autres, puis chacune à son tour, et on se divertit beaucoup.  Rentrai chez moi et priai ma femme de venir souper avec milady Penn, et je fus aussi gai que possible, tout irrité que j'étais. Puis, au lit.


                                                                                                                  13 avril

            Restai au lit un moment quelque peu indisposé par des vents, mais pas outre mesure. Puis à mon bureau toute la matinée. A midi dînai chez le shérif Waterman, étaient présents tous les membres du bureau qui étaient à Londres, ainsi que nos épouses, milady Carteret, ses filles, milady Batten, Penn etc. La chère fut bonne, la compagnie aussi. Le dîner fut accompagné et suivi de musique, un gaillard dansa une gigue, mais lorsque toute la compagnie se mit à danser je m'échappai, de peur d'y être entraîné. Dieu seul sait comment ma femme s'est comportée ! Toujours est-il que je l'ai laissée tenter sa chance.
            Rentré, tard à mon bureau, puis chez moi, souper et, au lit.


                                                                                                                           14 avril
                                                                                                                                  pinterest.fr
            Levé, de bonne heure chez Mr Povey, désireux de m'être fin à mon inquiétude pour mon affaire de la commission de Tanger et de savoir s'il avait l'intention d'accepter l'offre de milord Ashley, à savoir qu'il redevint trésorier. Je proposai alors, avec un semblant d'extrême générosité, qu'il reprit ses fonctions dans les termes qu'il estimait lui convenir, mais il me jura qu'il n'en ferait rien, au grand jamais, ce qui pour lors me satisfit. 
            Mais après l'avoir quitté rencontrai Creed dont les paroles me laissèrent craindre que, de par sa nature même, la situation n'exigeât qu'il fut réinvesti dans ses fonctions. Il me fit part des raisons avancées par les comptables qui, je dois l'avouer, coulent tellement de source, que je ne vois guère comment les contrer. Mais il me conseilla le plus ingénieusement du monde la conduite à suivre. Aussitôt, voyant arriver milord Berkeley en compagnie d'autres membres de la commission, bien que ne tenant pas réunion, j'obtins qu'ils donnassent l'ordre du transfert du solde des comptes de Povey à mon nom, ordre s'il est accepté, me sera d'un grand secours dans l'obtention du poste.
            A midi chez un traiteur dans Charing Cross avec Creed, où nous pûmes dîner et discuter à loisir. Il me parla fort pertinemment de mon affaire et d'autres, parmi lesquelles le double jeu que joue avec nous William Howe, ce qui nous révéla à l'un et à l'autre qu'il joue différemment devant nous et dans notre dos. Quel fieffé fourbe en vérité. 
            Retour à Whitehall où passai l'après-midi. Passai chez moi prendre une lettre destinée au Conseil puis retournai à Whitehall. Marchai une heure en compagnie de Mr Wren, secrétaire de milord le chancelier et de Mr Agar. Puis chez Unthank où je passai prendre ma femme. Traversâmes ensemble la Cité jusqu'à Mile End Green pour manger des gâteaux à la crème. Revînmes à la maison, à mon bureau un moment, rentrai souper et, au lit.
            Ce matin, la première nouvelle qui frappa mon oreille fut que les flottes, la notre et la hollandaise, s'étaient livré bataille. Qu'à Walthamstrow on avait entendu gronder toute la journée les bouches à feu et que le capitaine Teddema avait eu les jambes emportées par un boulet à bord du Royal Catherine. Mais dans la soirée j'entends le contraire, à la fois par les lettres que j'ai reçues et par les messagers venus de là-bas, à savoir que les nôtres sont tous saufs, que l'ennemi ne s'est pas encore montré, que le Royal Catherine a rejoint la flotte, et ne dépare pas parmi les autres navires du roi, ce dont je me réjouis de tout cœur, à la fois au nom de Christopher Pett et de celui du capitaine Teddeman qui est à son bord.


                                                                                                                         15 avril

            Levé et à Whitehall pour plusieurs affaires, mais tout d'abord pour voir si Creed a fait avancer mes autorisations de paiement pour Tanger. Mais j'apprends, à mon désarroi, qu'elles ne sont pas prêtes. Revins à mon bureau où fus occupé tout l'après-midi et jusque très tard. Rentrai souper et me couchai, las.


                                                       à suivre.......................

                                                                                                             16 Avril 1665

            Restai............                                                                                                                                                                                                                                                                                                  






















mercredi 3 février 2021

Le coffret de Santal Charles Cros ( Poèmes France )

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                   Le Coffret de Santal 

            Au plus grand nombre je déplais,
            Car je semble tombé des nues,
            Rêvant de terres inconnues
            D'où j'exile les gens trop laids.

            La tête au vent, je contemplais
            Le ciel, les bois, les splendeurs nues.
            Quelques rimes me sont venues.
            Public, prends-les ou laisse-les.

            Je les multiplie et les sème
            Pour que, par hasard, ceux que j'aime
            Puissent les trouver sous leurs pas.


            Quand ceux-là diront que j'existe,
            La foule, qui ne comprend pas,
            Paiera. C'est l'espoir de l'artiste.


                             Charles Cros
                                                                                                                                                                                                                                     ce1ce2curie.canalblog.com

dimanche 31 janvier 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )

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                                               Le Journal du Séducteur

            Au moment où, dans mon intérêt personnel, je me décide à mettre au net la copie exacte de celle que, le cœur battant, j'ai réussi autrefois à me procurer en la griffonnant en grande hâte, je ne peux me dissimuler qu'une angoisse difficile à maîtriser m'étreint.
            La situation se présente à mon esprit pleine d'inquiétude comme autrefois et comme remplie de reproches. Contrairement à son habitude il n'avait pas fermé son secrétaire et tout ce qu'il y avait dedans était à ma merci. Mais il ne servirait à rien de vouloir embellir ma conduite en me rappelant que je n'ai ouvert aucun tiroir. L'un d'eux était déjà tiré, il s'y trouvait une quantité de feuillets épars et au-dessus d'eux un grand in-quarto joliment relié. Sur la couverture était collée une vignette blanche sur laquelle, de sa propre main, il avait noté : " Commentarius perpetuus N° 4. 
            C'est cependant en vain que je voulus me faire accroire que si ce côté du livre n'avait pas été en haut et si ce titre bizarre ne m'avait pas tenté je n'aurais pas succombé à la tentation, ou que du moins j'y aurais résisté.
            Le titre lui-même était étrange, pas tant en lui-même que par ce qui l'entourait. J'appris en jetant un regard vif sur les feuillets épars qu'ils contenaient des conceptions de situations érotiques, quelques conseils sur ceci ou cela, des projets de lettres d'une espèce toute particulière dont je pus plus tard apprécier le style nonchalant, mais voulu et artistiquement rigoureux.
            Lorsque, aujourd'hui, après avoir pénétré la conscience artificieuse de cet homme pervers, j'évoque la situation, lorsque avec mes yeux grands ouverts pour toute astuce je m'avance en imagination vers ce tiroir, mon impression est la même que celle que doit éprouver un commissaire de police lorsqu'il entre dans la chambre d'un faussaire, ouvre ses cachettes et dans ses tiroirs trouve un tas de feuillets épars ayant servis à des essais d'écriture et de dessins. Sur l'un d'eux il y a un dessin de feuillage, sur un autre un parafe, sur un troisième une ligne d'écriture à rebours. Cela lui prouve sans difficulté que la piste est bonne, et sa satisfaction se mêle d'une certaine admiration pour tout ce que cela, à ne pas s'y tromper, implique d'études et de diligence.
            Je pense qu'à sa place j'aurais d'autres sensations parce que je suis moins habitué à dépister des crimes et que je ne porte pas l'insigne de policier. Le sentiment de m'être engagé sur un terrain interdit aurait pesé lourdement sur ma conscience.
            Comme il en va généralement, je ne fus pas en cette occasion moins pauvre d'idées que de mots. Une impression vous renverse jusqu'à ce que la réflexion se dégage à nouveau et, complexe et agile dans ses mouvements, elle enjôle l'étranger inconnu et s'insinue dans son esprit. 
            Plus la réflexion est développée plus elle est prompte à se ressaisir et, comme un agent aux passeports, elle se familiarise tant avec la vue des types les plus étranges qu'elle ne se laisse pas aisément déconcerter. Or, quoique la mienne, comme je le crois, soit fortement développée, ma première surprise fut énorme. Je me rappelle très bien avoir pâli, avoir été près de tomber par terre, et l'avoir craint. Supposez qu'il soit rentré et m'ait trouvé évanoui, le tiroir à la main, ah ! une mauvaise conscience peut rendre la vie intéressante.                                                          pinterest.fr
            Le titre du livre en lui-même ne frappait pas mon imagination. Je pensais que c'était un recueil d'extraits, ce qui me paraissait tout naturel, car je savais qu'il s'était toujours appliqué avec zèle à ses études. Mais le contenu était tout autre. Il s'agissait en effet d'un journal, ni plus ni moins, et tenu avec beaucoup de soin et, bien que ce que je savais de lui auparavant, un commentaire de sa vie ne paraisse pas tout à fait indiqué, je ne peux pas nier qu'après un premier coup d'œil dans ce journal, le titre n'ait été choisi avec beaucoup de goût et de compréhension, témoignant sur lui-même et sur la situation d'une véritable supériorité esthétique et objective. Ce titre est en parfaite harmonie avec tout le contenu. Sa vie a été un essai pour réaliser la tâche de vivre poétiquement. Doué d'une capacité extrêmement développée pour découvrir ce qui est intéressant dans la vie, il a su le trouver et, l'ayant trouvé, il a toujours su reproduire ce qu'il a vécu avec une veine mi poétique. Son journal n'est donc pas historiquement juste, ni un simple récit. Il n'est pas rédigé au mode indicatif, mais au mode subjonctif. Bien que les détails aient été notés, naturellement, après avoir été vécus, parfois peut-être même assez longtemps après, le récit donne souvent l'impression que tout se passe à l'instant même. La vie dramatique est tellement intense que parfois on croirait que tout se passe devant vos yeux.
             Il est extrêmement invraisemblable qu'il ait écrit ce journal dans un but particulier. Il saute aux yeux qu'au sens le plus strict il n'avait pour lui qu'une importance personnelle, et l'ensemble, aussi bien que les détails, interdisent de penser que nous avons devant nous une œuvre littéraire destinée même, peut-être, à être imprimée. Il est vrai qu'il n'aurait rien eu à craindre pour sa personne en la publiant, car la plupart des noms sont tellement bizarres que leur réalité n'est pas probable, je n'ai soupçonné réels que les prénoms, de sorte qu'il a toujours été sûr de reconnaître le vrai personnage, tandis que les tiers devaient être induits en erreur par le nom de famille. C'est tout au moins le cas de la jeune fille, Cordélia, non pas Wahl.   
            Mais alors comment expliquer que le journal est pris une telle tournure poétique ?  La réponse n'est pas difficile c'est parce qu'il avait en propre une nature poétique qui n'était, si on veut, ni assez riche ni assez pauvre pour distinguer entre la poésie et la réalité. La nuance poétique était le surplus qu'il apportait lui-même. Ce surplus était la poésie dont il jouissait dans la situation poétique de la réalité et qu'il reprenait sous forme de réflexion poétique. C'était sa seconde jouissance et toute sa vie avait pour but la jouissance. D'abord il jouissait personnellement de l'esthétique, ensuite il jouissait esthétiquement de sa personnalité.
            Il jouissait donc égoïstement lui-même de ce que la réalité lui donnait aussi bien que de ce dont il avait fécondé la réalité. Dans le second cas sa personnalité était émoussée et jouissait alors de la situation et d'elle-même dans la situation. Il avait toujours besoin, dans le premier cas, de la réalité comme occasion, comme élément. Dans le second cas la réalité était noyée dans la poésie. Le résultat du premier stade est donc l'état d'âme d'où a surgi le journal comme résultat du second stade, ce mot ayant un sens quelque peu différent dans les deux cas. Grâce à l'équivoque où sa vie s'écoulait il a ainsi toujours été sous une influence poétique.
            Derrière le monde dans lequel nous vivons, loin à l'arrière-plan, se trouve un autre monde. Leur rapport réciproque ressemble à celui qui existe entre les deux scènes qu'on voit parfois au théâtre, l'une derrière l'autre. A travers un mince rideau de gaze on aperçoit comme un monde de gaze, plus léger, plus éthéré, d'une autre qualité que celle du monde réel. 
            Beaucoup de gens qui se promènent en chair et en os dans le monde réel ne lui appartiennent pas, mais à l'autre.
            Se perdre ainsi peu à peu, oui, disparaître presque de la réalité, peut être sain ou morbide.
            Le cas de cet homme, tel que je l'ai connu autrefois sans le connaître était morbide. Il n'appartenait pas à la réalité et avait, cependant, beaucoup à faire avec elle. Il passait toujours au-dessus d'elle et, même lorsqu'il s'abandonnait le plus, il était loin d'elle. Mais ce n'était pas le bien qui l'en détournait et, au fond, le mal non plus. Il possédait un peu " d'exacerbatto cerebri " pour lequel la réalité ne disposait pas de stimulant assez fort, sinon fugitif. Il ne succombait pas sous la réalité, il n'était pas trop faible pour la supporter, non il était trop fort. Mais cette force était une maladie. 
            Aussitôt que la maladie avait perdu son importance comme stimulant il était désarmé, et c'est en cela que consistait le mal qui existait en lui. Il en était conscient, même au moment du stimulant, et le mal se trouvait dans cette conscience.
            J'ai connu la jeune fille dont l'histoire forme la plus grande partie du journal. Je ne sais pas s'il en a séduit d'autres mais, d'après ses papiers, c'est vraisemblable. Il parait, en outre, avoir été versé dans une autre espèce de pratique qui le caractérise bien, car il était déterminé trop intellectuellement pour être un séducteur ordinaire. Ainsi, le journal montre que, parfois, c'était quelque chose de tout à fait arbitraire qu'il désirait, un salut par exemple, et il ne voulait à aucun prix recevoir plus, parce que le salut était ce que la personne en question possédait de plus beau.                           wikiart.org
            Il a su tenter une jeune fille à l'aide de ses dons spirituels, il a su l'attirer vers lui sans se soucier de la posséder, au sens le plus strict...
            Je peux me figurer qu'il savait amener une jeune fille au point culminant où il était sûr qu'elle sacrifierait tout pour lui. Mais, les choses ayant été poussées jusque-là, il rompait, sans que de son côté les moindres assiduités aient eu lieu, sans qu'un mot d'amour ait été prononcé, et encore moins une déclaration d'amour, une promesse. Et pourtant, une impression avait été créée, et la malheureuse en gardait doublement l'amertume, parce qu'elle n'avait rien sur quoi s'appuyer, et parce que des états d'âme de nature très différente devaient continuer à la ballotter dans un terrible, infernal sabbat, lorsqu'elle se faisait des reproches, tantôt à elle-même en lui pardonnant, et tantôt à lui, et qu'alors elle devait toujours se demander si, après tout, il ne s'agissait pas d'une fiction, puisque ce n'était qu'au figuré qu'on pouvait parler de réalité au sujet de ce rapport. 
            Elle n'avait personne à qui s'ouvrir car, au fond, elle n'avait rien à confier.
            On peut raconter un rêve aux autres, mais ce qu'elle avait à raconter n'était pas un rêve, c'était une réalité, et pourtant aussitôt qu'elle voulait le rapporter à quelqu'un et soulager son esprit inquiet, elle n'avait rien à dire. Et elle le sentait bien elle-même. Personne, à peine elle-même, ne pouvait saisir ce dont il s'agissait et cependant, cela pesait sur elle avec un poids inquiétant.
            Ces victimes-là étaient donc d'une espère particulière. Il ne s'agissait pas de jeunes filles qui,  rejetées par la société, ou se croyant rejetées, se chagrinaient sainement et fortement ou parfois, lorsqu'elles prenaient la chose très à cœur, débordaient en haine ou en pardon. Aucun changement visible ne s'était opéré en elles, leur vie était semblable à celle qu'on voit tous les jours. Cependant elles avaient changé, presque sans qu'elles sachent se l'expliquer, et sans que les autres puissent s'en rendre compte. Leur vie n'était pas brisée, ni rompue, comme la vie de celles-là, elle était repliée au-dedans d'elles-mêmes. Perdues pour les autres elles essayaient vainement de se trouver elles-mêmes.
            Comme on peut dire qu'il était impossible de dépister la route du Jeune Homme, car ses pieds étaient faits de telle façon qu'ils gardaient l'empreinte qu'ils faisaient, c'est en effet ainsi que je me représentaient le mieux son intellectualisme infini, on peut dire aussi qu'aucune victime ne fut son fait.
            Sa vie était beaucoup trop intellectuelle pour qu'il put être un séducteur au sens ordinaire. Mais il revêtait parfois un corps para statique et n'était alors que sensualité. qu'il lui était possible de se présenter comme celui qui avait été séduit, oui, la jeune fille elle-même pouvait parfois être indécise à ce sujet, et là aussi les traces qu'il a laissées sont si vagues qu'aucune preuve n'est possible. Les individus n'ont été pour lui que des stimulants, il les rejetait loin de lui comme les arbres laissent tomber les feuilles, lui se rajeunissait, le feuillage se fanait.
            Mais qu'est-ce qui peut se passer dans sa tête ? 
            Je pense que, comme il a détourné les autres du bon chemin, il finira par se fourvoyer lui-même. Il a détourné les autres du bon chemin non pas sous un rapport extérieur mais sous un rapport interne relatif à eux-mêmes. Il est révoltant qu'un homme dirige sur de faux sentiers un voyageur ignorant le chemin à prendre et le laisse ensuite seul dans son erreur. Cependant n'est-il pas plus révoltant encore d'amener quelqu'un à se fourvoyer en lui-même ? Le dit voyageur a tout de même la consolation que la contrée présente continuellement un nouvel aspect et qu'avec tout changement d'aspect il peut espérer trouver une issue. Celui qui se fourvoye en lui-même n'a pas un territoire aussi vaste où se promener, il sent bientôt qu'il s'agit d'un cycle d'où il ne peut pas sortir. Et je pense que les choses se passeront ainsi pour lui, mais dans une mesure beaucoup plus terrible.
            Je ne peux rien m'imaginer rien de plus pénible qu'un intrigant dont le fil se casse et qui alors tourne toute sa sagacité contre lui-même puisque la conscience se réveille et qu'il s'agit de se démêler de toute cette confusion. Il ne lui sert à rien d'avoir beaucoup d'issues à sa tanière de renard. Au moment déjà où son âme inquiète pense voir la lumière du jour pénétrer dans la tanière, c'est en vérité une nouvelle entrée qui apparaît et, poursuivi par le désespoir comme un gibier effaré, il cherche toujours une issue et ne trouve toujours qu'une entrée par où il entre en lui-même.
            Un tel homme n'est pas toujours ce qu'on appelle un criminel. Il est souvent déçu par ses intrigues et cependant un châtiment plus terrible que celui du criminel s'abat sur lui, car même la douleur du repentir qu'est-elle en comparaison de cette folie consciente ? Son châtiment est de caractère purement esthétique, car même dire que la conscience se réveille est une expression trop éthique pour lui. La conscience se présente pour lui seulement comme une connaissance supérieure prenant la forme d'une inquiétude qui, en un sens plus profond, ne l'accuse même pas, mais le tient éveillé et qui ne lui accorde aucun repos dans son agitation stérile. Il n'est pas non plus insensé, car la foule des pensées finies n'est pas pétrifiée dans l'éternité de la démence.
            La pauvre Cordélia il lui sera difficile à elle aussi de trouver le calme. Du plus profond de son cœur elle lui pardonne mais elle ne trouve pas le repos, car le doute se réveille, c'est elle qui a rompu les fiançailles, c'est elle qui a été la cause du malheur, c'est sa fierté qui aspirait vers ce qui est peu ordinaire. Elle s'est repentie mais elle ne trouve pas le repos. Elle se fait des reproches parce qu'elle l'a haï, elle qui elle-même est une pêcheresse, des reproches parce qu'elle restera toujours coupable malgré toutes les perfidies auxquelles il se livrait. Il a agi cruellement envers elle en la trompant, et on serait presque tenté de le dire, plus cruellement encore en éveillant en elle la réflexion versatile, parce qu'il lui a donné un développement assez esthétique pour qu'elle n'écoute plus  humblement une seule voix et qu'elle soit capable d'entendre à la fois de multiples propos. Le souvenir se réveille alors dans son âme, elle oublie alors la faute et la culpabilité, elle se rappelle les bons moments, elle est étourdie dans une exaltation morbide. A ces moments-là, non seulement elle se le rappelle, mais elle le comprend avec une clairvoyance qui prouve combien elle a été fortement développée. Alors elle ne voit pas en lui le criminel, ni l'homme noble. Son impression de lui est purement esthétique. Elle m'a écrit une fois un petit billet dans lequel elle s'exprimait à son sujet :
            " Parfois il était tellement intellectuel que je me sentais anéantie comme femme, à d'autres occasions il était tellement sauvage et passionné et rempli de tant de désirs qu'il me faisait presque trembler. Parfois j'étais comme une étrangère pour lui, parfois il s'abandonnait entièrement. Si, alors, je jetais mes bras autour de lui, tout pouvait subitement changer et c'était une nuée que j'embrassais. Je connaissais cette expression avant de le rencontrer, mais c'est lui qui m'a appris à la comprendre, je pense toujours à lui lorsque je l'emploie, de même que je lui dois chacune de mes pensées. J'ai toujours aimé la musique, il était un instrument incomparable, toujours vibrant et avec une envergure qu'aucun instrument ne connaît. Il était la somme de tous les sentiments, de tous les états d'âme. Aucune pensée n'était trop élevée pour lui, ni trop désespérée, il pouvait mugir comme une tempête d'automne, il pouvait chuchoter d'une manière imperceptible. Aucune de mes paroles ne tombait à terre et je ne peux cependant pas dire que mes paroles ne manquaient pas leur effet, car il m'était impossible de savoir ce qu'il serait. J'écoutais cette musique que je provoquais moi-même. C'était avec une angoisse indescriptible, mais mystérieuse, bienheureuse et ineffable que j'écoutais cette musique que je provoquais moi-même et pourtant ne provoquais pas, mais elle était toujours harmonieuse et il me charmait toujours. "
            C'est horrible pour elle et cela sera plus horrible encore pour lui. Je l'infère de ce que moi-même je ne peux à peine dominer l'angoisse qui me saisit chaque fois que je pense à ces choses-là.
            Moi aussi j'ai été entraîné dans ce monde nébuleux, dans ce monde des rêves où à chaque instant on prend peur de sa propre ombre. Souvent j'essaie en vain de m'en arracher, j'y fais cortège comme un spectre menaçant, comme un accusateur muet.                                             
            Comme c'est étrange ! Il a tout enveloppé du plus grand mystère, et pourtant il y a un mystère plus profond encore : je suis confident et c'est bien de façon illégitime que je le suis devenu. Je ne parviendrai pas à oublier toute cette affaire. Parfois j'ai pensé à lui en parler, mais à quoi bon ? Ou bien il désavouerait le tout, il soutiendrait que le journal n'est qu'un essai poétique, ou bien il m'imposerait le silence, ce qu'étant donné la façon dont je suis devenu confident je ne pourrais pas lui refuser. Hélas, il n'y a rien sur quoi plane autant de séduction et de malédiction que sur un secret.
            J'ai reçu de Cordélia un recueil de lettres. Je ne sais pas s'il est complet, mais je crois me rappeler qu'un jour elle m'a laissé entendre qu'elle en avait elle-même supprimé quelques-unes. J'en ai fait une copie que j'insérerai avec les autres copies mises en net. Il est vrai que ces lettres ne sont pas datées mais, même si elles l'avaient été, cela ne m'aurait pas beaucoup aidé, puisque le journal, au fur et à mesure qu'il avance, marchande de plus en plus les dates, oui, sauf en un seul cas, il abandonne toute précision à cet égard, comme si l'histoire, bien que représentant une réalité historique, devenait qualitativement tellement importante dans son développement et s'idéalisait tellement que toute chronologie, pour cette raison déjà, était négligeable. 
            Ce qui, par contre, m'a aidé, est qu'en plusieurs endroits du journal on trouve quelques mots dont je n'apercevais pas l'importance dès l'abord. En les rapprochant des lettres j'ai cependant compris qu'ils sont à leur base. Il me sera donc facile de les insérer aux bons endroits, puisque j'insérerai toujours une lettre là où sa raison d'être a été ébauchée. Si je ne m'étais pas aperçu de ces indices, je me serais rendu coupable d'un malentendu, car il ne me serait pas venu à l'idée qu'à différentes époques, comme maintenant le journal le rend probable, les lettres se sont suivies si vite l'une l'autre qu'elle semble en avoir reçu plusieurs le même jour. Si j'avais suivi ma première idée, je les aurais sans doute réparties d'une façon plus égale, et je n'aurais eu aucune idée de l'effet qu'il a produit grâce à l'énergie passionnée ave laquelle il a fait usage ce moyen afin de maintenir Cordélia sur les sommets de la passion. 
            Outre les renseignements complets sur ses rapports avec Cordélia, le journal contenait quelques petites descriptions intercalées parmi le reste. Il a partout signalé ces descriptions par un " nota bene " dans la marge. Elles n'ont aucun rapport avec l'histoire de Cordélia, mais elles m'ont donné une idée vive du sens d'une expression dont il se servait souvent, et qu'auparavant je comprenais autrement : il faut toujours avoir une ligne prête à prendre le poisson. Si un volume précédent de ce journal était tombé entre mes mains, j'aurais probablement trouvé plusieurs autres de ces descriptions qu'il appelle quelque part en marge : " actiones in distans ", car il dit lui-même que Cordélia occupait trop son esprit pour avoir le temps nécessaire de songer à autre chose.
                Peu après avoir abandonné Cordélia il reçut d'elle quelques lettres qu'il a renvoyées sans les ouvrir. Ces lettres se trouvaient parmi celles que Cordélia m'a confiées. Elle les avait décachetées et je pense pouvoir me permettre d'en prendre copie aussi. Elle ne m'a jamais parlé de leur contenu, mais en faisant allusion à ses rapports avec Johannes elle avait l'habitude de citer quelques petits vers de Goethe autant que je sache, qui par rapport à la diversité de ses états d'âme et au ton différent qu'ils conditionnaient semblaient signifier plusieurs choses.

                   Gehe,                                       Va
                   Verschmähe                              Dédaigne
                   Die Treue,                                 La Fidélité,
                   Die Reue                                   Le Regret 
                   Kommi nach.                            Viendra ensuite.


                                                           à suivre.................