dimanche 31 janvier 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )

 pinterest.fr




                                               Le Journal du Séducteur

            Au moment où, dans mon intérêt personnel, je me décide à mettre au net la copie exacte de celle que, le cœur battant, j'ai réussi autrefois à me procurer en la griffonnant en grande hâte, je ne peux me dissimuler qu'une angoisse difficile à maîtriser m'étreint.
            La situation se présente à mon esprit pleine d'inquiétude comme autrefois et comme remplie de reproches. Contrairement à son habitude il n'avait pas fermé son secrétaire et tout ce qu'il y avait dedans était à ma merci. Mais il ne servirait à rien de vouloir embellir ma conduite en me rappelant que je n'ai ouvert aucun tiroir. L'un d'eux était déjà tiré, il s'y trouvait une quantité de feuillets épars et au-dessus d'eux un grand in-quarto joliment relié. Sur la couverture était collée une vignette blanche sur laquelle, de sa propre main, il avait noté : " Commentarius perpetuus N° 4. 
            C'est cependant en vain que je voulus me faire accroire que si ce côté du livre n'avait pas été en haut et si ce titre bizarre ne m'avait pas tenté je n'aurais pas succombé à la tentation, ou que du moins j'y aurais résisté.
            Le titre lui-même était étrange, pas tant en lui-même que par ce qui l'entourait. J'appris en jetant un regard vif sur les feuillets épars qu'ils contenaient des conceptions de situations érotiques, quelques conseils sur ceci ou cela, des projets de lettres d'une espèce toute particulière dont je pus plus tard apprécier le style nonchalant, mais voulu et artistiquement rigoureux.
            Lorsque, aujourd'hui, après avoir pénétré la conscience artificieuse de cet homme pervers, j'évoque la situation, lorsque avec mes yeux grands ouverts pour toute astuce je m'avance en imagination vers ce tiroir, mon impression est la même que celle que doit éprouver un commissaire de police lorsqu'il entre dans la chambre d'un faussaire, ouvre ses cachettes et dans ses tiroirs trouve un tas de feuillets épars ayant servis à des essais d'écriture et de dessins. Sur l'un d'eux il y a un dessin de feuillage, sur un autre un parafe, sur un troisième une ligne d'écriture à rebours. Cela lui prouve sans difficulté que la piste est bonne, et sa satisfaction se mêle d'une certaine admiration pour tout ce que cela, à ne pas s'y tromper, implique d'études et de diligence.
            Je pense qu'à sa place j'aurais d'autres sensations parce que je suis moins habitué à dépister des crimes et que je ne porte pas l'insigne de policier. Le sentiment de m'être engagé sur un terrain interdit aurait pesé lourdement sur ma conscience.
            Comme il en va généralement, je ne fus pas en cette occasion moins pauvre d'idées que de mots. Une impression vous renverse jusqu'à ce que la réflexion se dégage à nouveau et, complexe et agile dans ses mouvements, elle enjôle l'étranger inconnu et s'insinue dans son esprit. 
            Plus la réflexion est développée plus elle est prompte à se ressaisir et, comme un agent aux passeports, elle se familiarise tant avec la vue des types les plus étranges qu'elle ne se laisse pas aisément déconcerter. Or, quoique la mienne, comme je le crois, soit fortement développée, ma première surprise fut énorme. Je me rappelle très bien avoir pâli, avoir été près de tomber par terre, et l'avoir craint. Supposez qu'il soit rentré et m'ait trouvé évanoui, le tiroir à la main, ah ! une mauvaise conscience peut rendre la vie intéressante.                                                          pinterest.fr
            Le titre du livre en lui-même ne frappait pas mon imagination. Je pensais que c'était un recueil d'extraits, ce qui me paraissait tout naturel, car je savais qu'il s'était toujours appliqué avec zèle à ses études. Mais le contenu était tout autre. Il s'agissait en effet d'un journal, ni plus ni moins, et tenu avec beaucoup de soin et, bien que ce que je savais de lui auparavant, un commentaire de sa vie ne paraisse pas tout à fait indiqué, je ne peux pas nier qu'après un premier coup d'œil dans ce journal, le titre n'ait été choisi avec beaucoup de goût et de compréhension, témoignant sur lui-même et sur la situation d'une véritable supériorité esthétique et objective. Ce titre est en parfaite harmonie avec tout le contenu. Sa vie a été un essai pour réaliser la tâche de vivre poétiquement. Doué d'une capacité extrêmement développée pour découvrir ce qui est intéressant dans la vie, il a su le trouver et, l'ayant trouvé, il a toujours su reproduire ce qu'il a vécu avec une veine mi poétique. Son journal n'est donc pas historiquement juste, ni un simple récit. Il n'est pas rédigé au mode indicatif, mais au mode subjonctif. Bien que les détails aient été notés, naturellement, après avoir été vécus, parfois peut-être même assez longtemps après, le récit donne souvent l'impression que tout se passe à l'instant même. La vie dramatique est tellement intense que parfois on croirait que tout se passe devant vos yeux.
             Il est extrêmement invraisemblable qu'il ait écrit ce journal dans un but particulier. Il saute aux yeux qu'au sens le plus strict il n'avait pour lui qu'une importance personnelle, et l'ensemble, aussi bien que les détails, interdisent de penser que nous avons devant nous une œuvre littéraire destinée même, peut-être, à être imprimée. Il est vrai qu'il n'aurait rien eu à craindre pour sa personne en la publiant, car la plupart des noms sont tellement bizarres que leur réalité n'est pas probable, je n'ai soupçonné réels que les prénoms, de sorte qu'il a toujours été sûr de reconnaître le vrai personnage, tandis que les tiers devaient être induits en erreur par le nom de famille. C'est tout au moins le cas de la jeune fille, Cordélia, non pas Wahl.   
            Mais alors comment expliquer que le journal est pris une telle tournure poétique ?  La réponse n'est pas difficile c'est parce qu'il avait en propre une nature poétique qui n'était, si on veut, ni assez riche ni assez pauvre pour distinguer entre la poésie et la réalité. La nuance poétique était le surplus qu'il apportait lui-même. Ce surplus était la poésie dont il jouissait dans la situation poétique de la réalité et qu'il reprenait sous forme de réflexion poétique. C'était sa seconde jouissance et toute sa vie avait pour but la jouissance. D'abord il jouissait personnellement de l'esthétique, ensuite il jouissait esthétiquement de sa personnalité.
            Il jouissait donc égoïstement lui-même de ce que la réalité lui donnait aussi bien que de ce dont il avait fécondé la réalité. Dans le second cas sa personnalité était émoussée et jouissait alors de la situation et d'elle-même dans la situation. Il avait toujours besoin, dans le premier cas, de la réalité comme occasion, comme élément. Dans le second cas la réalité était noyée dans la poésie. Le résultat du premier stade est donc l'état d'âme d'où a surgi le journal comme résultat du second stade, ce mot ayant un sens quelque peu différent dans les deux cas. Grâce à l'équivoque où sa vie s'écoulait il a ainsi toujours été sous une influence poétique.
            Derrière le monde dans lequel nous vivons, loin à l'arrière-plan, se trouve un autre monde. Leur rapport réciproque ressemble à celui qui existe entre les deux scènes qu'on voit parfois au théâtre, l'une derrière l'autre. A travers un mince rideau de gaze on aperçoit comme un monde de gaze, plus léger, plus éthéré, d'une autre qualité que celle du monde réel. 
            Beaucoup de gens qui se promènent en chair et en os dans le monde réel ne lui appartiennent pas, mais à l'autre.
            Se perdre ainsi peu à peu, oui, disparaître presque de la réalité, peut être sain ou morbide.
            Le cas de cet homme, tel que je l'ai connu autrefois sans le connaître était morbide. Il n'appartenait pas à la réalité et avait, cependant, beaucoup à faire avec elle. Il passait toujours au-dessus d'elle et, même lorsqu'il s'abandonnait le plus, il était loin d'elle. Mais ce n'était pas le bien qui l'en détournait et, au fond, le mal non plus. Il possédait un peu " d'exacerbatto cerebri " pour lequel la réalité ne disposait pas de stimulant assez fort, sinon fugitif. Il ne succombait pas sous la réalité, il n'était pas trop faible pour la supporter, non il était trop fort. Mais cette force était une maladie. 
            Aussitôt que la maladie avait perdu son importance comme stimulant il était désarmé, et c'est en cela que consistait le mal qui existait en lui. Il en était conscient, même au moment du stimulant, et le mal se trouvait dans cette conscience.
            J'ai connu la jeune fille dont l'histoire forme la plus grande partie du journal. Je ne sais pas s'il en a séduit d'autres mais, d'après ses papiers, c'est vraisemblable. Il parait, en outre, avoir été versé dans une autre espèce de pratique qui le caractérise bien, car il était déterminé trop intellectuellement pour être un séducteur ordinaire. Ainsi, le journal montre que, parfois, c'était quelque chose de tout à fait arbitraire qu'il désirait, un salut par exemple, et il ne voulait à aucun prix recevoir plus, parce que le salut était ce que la personne en question possédait de plus beau.                           wikiart.org
            Il a su tenter une jeune fille à l'aide de ses dons spirituels, il a su l'attirer vers lui sans se soucier de la posséder, au sens le plus strict...
            Je peux me figurer qu'il savait amener une jeune fille au point culminant où il était sûr qu'elle sacrifierait tout pour lui. Mais, les choses ayant été poussées jusque-là, il rompait, sans que de son côté les moindres assiduités aient eu lieu, sans qu'un mot d'amour ait été prononcé, et encore moins une déclaration d'amour, une promesse. Et pourtant, une impression avait été créée, et la malheureuse en gardait doublement l'amertume, parce qu'elle n'avait rien sur quoi s'appuyer, et parce que des états d'âme de nature très différente devaient continuer à la ballotter dans un terrible, infernal sabbat, lorsqu'elle se faisait des reproches, tantôt à elle-même en lui pardonnant, et tantôt à lui, et qu'alors elle devait toujours se demander si, après tout, il ne s'agissait pas d'une fiction, puisque ce n'était qu'au figuré qu'on pouvait parler de réalité au sujet de ce rapport. 
            Elle n'avait personne à qui s'ouvrir car, au fond, elle n'avait rien à confier.
            On peut raconter un rêve aux autres, mais ce qu'elle avait à raconter n'était pas un rêve, c'était une réalité, et pourtant aussitôt qu'elle voulait le rapporter à quelqu'un et soulager son esprit inquiet, elle n'avait rien à dire. Et elle le sentait bien elle-même. Personne, à peine elle-même, ne pouvait saisir ce dont il s'agissait et cependant, cela pesait sur elle avec un poids inquiétant.
            Ces victimes-là étaient donc d'une espère particulière. Il ne s'agissait pas de jeunes filles qui,  rejetées par la société, ou se croyant rejetées, se chagrinaient sainement et fortement ou parfois, lorsqu'elles prenaient la chose très à cœur, débordaient en haine ou en pardon. Aucun changement visible ne s'était opéré en elles, leur vie était semblable à celle qu'on voit tous les jours. Cependant elles avaient changé, presque sans qu'elles sachent se l'expliquer, et sans que les autres puissent s'en rendre compte. Leur vie n'était pas brisée, ni rompue, comme la vie de celles-là, elle était repliée au-dedans d'elles-mêmes. Perdues pour les autres elles essayaient vainement de se trouver elles-mêmes.
            Comme on peut dire qu'il était impossible de dépister la route du Jeune Homme, car ses pieds étaient faits de telle façon qu'ils gardaient l'empreinte qu'ils faisaient, c'est en effet ainsi que je me représentaient le mieux son intellectualisme infini, on peut dire aussi qu'aucune victime ne fut son fait.
            Sa vie était beaucoup trop intellectuelle pour qu'il put être un séducteur au sens ordinaire. Mais il revêtait parfois un corps para statique et n'était alors que sensualité. qu'il lui était possible de se présenter comme celui qui avait été séduit, oui, la jeune fille elle-même pouvait parfois être indécise à ce sujet, et là aussi les traces qu'il a laissées sont si vagues qu'aucune preuve n'est possible. Les individus n'ont été pour lui que des stimulants, il les rejetait loin de lui comme les arbres laissent tomber les feuilles, lui se rajeunissait, le feuillage se fanait.
            Mais qu'est-ce qui peut se passer dans sa tête ? 
            Je pense que, comme il a détourné les autres du bon chemin, il finira par se fourvoyer lui-même. Il a détourné les autres du bon chemin non pas sous un rapport extérieur mais sous un rapport interne relatif à eux-mêmes. Il est révoltant qu'un homme dirige sur de faux sentiers un voyageur ignorant le chemin à prendre et le laisse ensuite seul dans son erreur. Cependant n'est-il pas plus révoltant encore d'amener quelqu'un à se fourvoyer en lui-même ? Le dit voyageur a tout de même la consolation que la contrée présente continuellement un nouvel aspect et qu'avec tout changement d'aspect il peut espérer trouver une issue. Celui qui se fourvoye en lui-même n'a pas un territoire aussi vaste où se promener, il sent bientôt qu'il s'agit d'un cycle d'où il ne peut pas sortir. Et je pense que les choses se passeront ainsi pour lui, mais dans une mesure beaucoup plus terrible.
            Je ne peux rien m'imaginer rien de plus pénible qu'un intrigant dont le fil se casse et qui alors tourne toute sa sagacité contre lui-même puisque la conscience se réveille et qu'il s'agit de se démêler de toute cette confusion. Il ne lui sert à rien d'avoir beaucoup d'issues à sa tanière de renard. Au moment déjà où son âme inquiète pense voir la lumière du jour pénétrer dans la tanière, c'est en vérité une nouvelle entrée qui apparaît et, poursuivi par le désespoir comme un gibier effaré, il cherche toujours une issue et ne trouve toujours qu'une entrée par où il entre en lui-même.
            Un tel homme n'est pas toujours ce qu'on appelle un criminel. Il est souvent déçu par ses intrigues et cependant un châtiment plus terrible que celui du criminel s'abat sur lui, car même la douleur du repentir qu'est-elle en comparaison de cette folie consciente ? Son châtiment est de caractère purement esthétique, car même dire que la conscience se réveille est une expression trop éthique pour lui. La conscience se présente pour lui seulement comme une connaissance supérieure prenant la forme d'une inquiétude qui, en un sens plus profond, ne l'accuse même pas, mais le tient éveillé et qui ne lui accorde aucun repos dans son agitation stérile. Il n'est pas non plus insensé, car la foule des pensées finies n'est pas pétrifiée dans l'éternité de la démence.
            La pauvre Cordélia il lui sera difficile à elle aussi de trouver le calme. Du plus profond de son cœur elle lui pardonne mais elle ne trouve pas le repos, car le doute se réveille, c'est elle qui a rompu les fiançailles, c'est elle qui a été la cause du malheur, c'est sa fierté qui aspirait vers ce qui est peu ordinaire. Elle s'est repentie mais elle ne trouve pas le repos. Elle se fait des reproches parce qu'elle l'a haï, elle qui elle-même est une pêcheresse, des reproches parce qu'elle restera toujours coupable malgré toutes les perfidies auxquelles il se livrait. Il a agi cruellement envers elle en la trompant, et on serait presque tenté de le dire, plus cruellement encore en éveillant en elle la réflexion versatile, parce qu'il lui a donné un développement assez esthétique pour qu'elle n'écoute plus  humblement une seule voix et qu'elle soit capable d'entendre à la fois de multiples propos. Le souvenir se réveille alors dans son âme, elle oublie alors la faute et la culpabilité, elle se rappelle les bons moments, elle est étourdie dans une exaltation morbide. A ces moments-là, non seulement elle se le rappelle, mais elle le comprend avec une clairvoyance qui prouve combien elle a été fortement développée. Alors elle ne voit pas en lui le criminel, ni l'homme noble. Son impression de lui est purement esthétique. Elle m'a écrit une fois un petit billet dans lequel elle s'exprimait à son sujet :
            " Parfois il était tellement intellectuel que je me sentais anéantie comme femme, à d'autres occasions il était tellement sauvage et passionné et rempli de tant de désirs qu'il me faisait presque trembler. Parfois j'étais comme une étrangère pour lui, parfois il s'abandonnait entièrement. Si, alors, je jetais mes bras autour de lui, tout pouvait subitement changer et c'était une nuée que j'embrassais. Je connaissais cette expression avant de le rencontrer, mais c'est lui qui m'a appris à la comprendre, je pense toujours à lui lorsque je l'emploie, de même que je lui dois chacune de mes pensées. J'ai toujours aimé la musique, il était un instrument incomparable, toujours vibrant et avec une envergure qu'aucun instrument ne connaît. Il était la somme de tous les sentiments, de tous les états d'âme. Aucune pensée n'était trop élevée pour lui, ni trop désespérée, il pouvait mugir comme une tempête d'automne, il pouvait chuchoter d'une manière imperceptible. Aucune de mes paroles ne tombait à terre et je ne peux cependant pas dire que mes paroles ne manquaient pas leur effet, car il m'était impossible de savoir ce qu'il serait. J'écoutais cette musique que je provoquais moi-même. C'était avec une angoisse indescriptible, mais mystérieuse, bienheureuse et ineffable que j'écoutais cette musique que je provoquais moi-même et pourtant ne provoquais pas, mais elle était toujours harmonieuse et il me charmait toujours. "
            C'est horrible pour elle et cela sera plus horrible encore pour lui. Je l'infère de ce que moi-même je ne peux à peine dominer l'angoisse qui me saisit chaque fois que je pense à ces choses-là.
            Moi aussi j'ai été entraîné dans ce monde nébuleux, dans ce monde des rêves où à chaque instant on prend peur de sa propre ombre. Souvent j'essaie en vain de m'en arracher, j'y fais cortège comme un spectre menaçant, comme un accusateur muet.                                             
            Comme c'est étrange ! Il a tout enveloppé du plus grand mystère, et pourtant il y a un mystère plus profond encore : je suis confident et c'est bien de façon illégitime que je le suis devenu. Je ne parviendrai pas à oublier toute cette affaire. Parfois j'ai pensé à lui en parler, mais à quoi bon ? Ou bien il désavouerait le tout, il soutiendrait que le journal n'est qu'un essai poétique, ou bien il m'imposerait le silence, ce qu'étant donné la façon dont je suis devenu confident je ne pourrais pas lui refuser. Hélas, il n'y a rien sur quoi plane autant de séduction et de malédiction que sur un secret.
            J'ai reçu de Cordélia un recueil de lettres. Je ne sais pas s'il est complet, mais je crois me rappeler qu'un jour elle m'a laissé entendre qu'elle en avait elle-même supprimé quelques-unes. J'en ai fait une copie que j'insérerai avec les autres copies mises en net. Il est vrai que ces lettres ne sont pas datées mais, même si elles l'avaient été, cela ne m'aurait pas beaucoup aidé, puisque le journal, au fur et à mesure qu'il avance, marchande de plus en plus les dates, oui, sauf en un seul cas, il abandonne toute précision à cet égard, comme si l'histoire, bien que représentant une réalité historique, devenait qualitativement tellement importante dans son développement et s'idéalisait tellement que toute chronologie, pour cette raison déjà, était négligeable. 
            Ce qui, par contre, m'a aidé, est qu'en plusieurs endroits du journal on trouve quelques mots dont je n'apercevais pas l'importance dès l'abord. En les rapprochant des lettres j'ai cependant compris qu'ils sont à leur base. Il me sera donc facile de les insérer aux bons endroits, puisque j'insérerai toujours une lettre là où sa raison d'être a été ébauchée. Si je ne m'étais pas aperçu de ces indices, je me serais rendu coupable d'un malentendu, car il ne me serait pas venu à l'idée qu'à différentes époques, comme maintenant le journal le rend probable, les lettres se sont suivies si vite l'une l'autre qu'elle semble en avoir reçu plusieurs le même jour. Si j'avais suivi ma première idée, je les aurais sans doute réparties d'une façon plus égale, et je n'aurais eu aucune idée de l'effet qu'il a produit grâce à l'énergie passionnée ave laquelle il a fait usage ce moyen afin de maintenir Cordélia sur les sommets de la passion. 
            Outre les renseignements complets sur ses rapports avec Cordélia, le journal contenait quelques petites descriptions intercalées parmi le reste. Il a partout signalé ces descriptions par un " nota bene " dans la marge. Elles n'ont aucun rapport avec l'histoire de Cordélia, mais elles m'ont donné une idée vive du sens d'une expression dont il se servait souvent, et qu'auparavant je comprenais autrement : il faut toujours avoir une ligne prête à prendre le poisson. Si un volume précédent de ce journal était tombé entre mes mains, j'aurais probablement trouvé plusieurs autres de ces descriptions qu'il appelle quelque part en marge : " actiones in distans ", car il dit lui-même que Cordélia occupait trop son esprit pour avoir le temps nécessaire de songer à autre chose.
                Peu après avoir abandonné Cordélia il reçut d'elle quelques lettres qu'il a renvoyées sans les ouvrir. Ces lettres se trouvaient parmi celles que Cordélia m'a confiées. Elle les avait décachetées et je pense pouvoir me permettre d'en prendre copie aussi. Elle ne m'a jamais parlé de leur contenu, mais en faisant allusion à ses rapports avec Johannes elle avait l'habitude de citer quelques petits vers de Goethe autant que je sache, qui par rapport à la diversité de ses états d'âme et au ton différent qu'ils conditionnaient semblaient signifier plusieurs choses.

                   Gehe,                                       Va
                   Verschmähe                              Dédaigne
                   Die Treue,                                 La Fidélité,
                   Die Reue                                   Le Regret 
                   Kommi nach.                            Viendra ensuite.


                                                           à suivre.................

                                                       

 

            
 

                                      

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire