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Les murets, un figuier, un petit oiseau
Une panne de moteur, que l'on ne pouvait pas réparer en moins d'une heure.
J'étais déjà dans la ville où m'attendaient amis et affaires : la campagne à travers laquelle je fuyais en automobile, n'avait été jusque-là qu'un souffle de vent et une continuelle disparition de choses imaginaires. Maintenant elle s'était immobilisée autour de moi, campagne solitaire, et ce qui disparaissait dans le vent c'était une route entre les maisons, l'arrivée devant un portail : une scène sur laquelle s'étaient confondus et tournoyaient de grands visages familiers et des paroles qui étaient les leurs, déjà formées dans mon esprit, entêtement de la pensée, et le cadran d'une pendule qui indiquerait l'heure préétablie dans un salon plongé dans la pénombre.
J'ai une qualité : je crois immédiatement à ces catastrophes mentales. Et je sais qu'il ne faut pas importuner le mécanicien.
- Une heure ?
- Je ne sais pas si cela suffira.
Je regarde ma montre et je m'éloigne.
Ce n'était pas qu'une halte en pleine campagne fût totalement imprévue, mais cette campagne-là ne pouvait plus constituer l'unique réalité de mes pensées. Je m'étais engagé dans un sentier latéral en montée, et m'étais assis sur un muret, à l'ombre d'un gros figuier qui me plongeait dans un bain de parfum, chaud et âcre. Des cigales et partout beaucoup de poussière qui me parut sournoisement tapie et prête à s'élever. Il fallut rendre grâces à la chaleur lourde et immobile du ciel qui la flétrissait.
J'étais monté pour respirer plus librement et contempler l'espace, mais le sentier continuait à grimper à flanc de colline, comme pour m'avertir que ce n'était pas encore le bon endroit.
- Peu importe, lui répondis-je, il me suffit de peu.
Mais à vrai dire, même ce peu n'y était pas. Unique satisfaction : un petit oiseau s'était aperçu de ma présence.. Mais je compris aussitôt, à ma grande déception, qu'avec ses pépiements poliment hésitants et ses volettements, il voulait me chasser de là.
C'était lui qui avait raison, et j'eus tort de me vexer. Peut-être estimez-vous que l'arrogance envers les oiseaux est licite et que j'étais dans mon droit en tapant dans mes mains et en criant :
" - Ouste ! "
Cela veut dire que, pour une fois, vous serez d'accord avec moi, alors que je ne le suis pas avec moi-même.
Le petit oiseau s'enfuit droit devant lui dans un claquement de queue et je restai là, satisfait de me sentir beaucoup plus gros que lui, mais me demandant comment j'aurais fait pour m'envoler, moi, si quelqu'un de beaucoup plus gros s'était amusé à me crier : pinterest.fr
" - Ouste ! "
Quelqu'un de plus gros qui ne fût pas nécessairement pourvu d'un corps : ç'aurait pu être ma mélancolie. Je serais parti gauchement, à petits pas, avec l'impression d'entendre une voix me narguer dans mon dos. Je n'ai vraiment rien à gagner à combattre les petits oiseaux qui voudraient me chasser.
Midi : il n'y avait pas âme qui vive. Et pourtant, le peu de terre que j'apercevais, une pente abandonnée sous le soleil vertical, me semblait désormais remplie d'une foule de gens. Je ne me rendais pas compte du malaise qu'elle m'avait donné, dès le premier instant. Elle grouillait de sentiments humains, naturellement tristes : haines, lassitudes, intérêts. Lois. Impôts.
C'est cela : les murets. Je n'en avais jamais vu autant, dans un si petit espace. Ils le coupaient en tous sens, le morcelant en au moins sept ou huit petites portions misérables, aussi loin que portait mon regard, et n'étaient que lutte et chagrin obstiné, pas à pas, un pas en avant, un pas en arrière, par à coups. Murettes et murs à sec, chemisés et rustiques, décrépits, mais quelques-uns plus jeunes étaient les plus tristes. Sur une courte distance ils se tenaient bien droits, l'air arrogant et sûrs d'eux, puis penchaient de guingois, torves, ventripotents, et ceux qui étaient dotés d'un petit portail avaient l'air humiliés, comme si on les y avait forcés. Ils donnaient l'impression d'une chose factice, mais si hérissée qu'elle ne prêtait pas à rire.
Terre disputée, divisée et subdivisée sous ce soleil qui semblait avoir fait le pari de la rendre aride !
Afin de chasser mon malaise, je me pris à rêver, à penser tout haut :
" Figuier, sais-tu que ma course pourrait s'arrêter ici ?
Va savoir pourquoi je cours ainsi, pourquoi je rends ma vie si précaire. On dirait que je m'agite sans raison. Mais c'est parce que je suis toujours prêt au définitif. Vous ne trouvez pas cela naturel ? Un homme qui a dû créer. Des heures qui passaient pour tous, une vie qu'il aurait fallu vivre, dissiper, gaspiller, user. Eh bien, non : Elles lui servaient à l'arrêter, ces heures, des heures et des heures, toute sa vie. Il l'a prise au sérieux : il n'a rien fait d'autre. Devoir définir. Bien faire, tout, scrupuleusement. Impossible de laisser des remords derrière soi. Définitif. C'est cela, créer.
Est-ce cela, vivre ? La vie : créer, oui. Mais créer, c'est donner une consistance, figer : c'est la mort.
Et quelle mélancolie on acquiert, figuier, quand on est toujours prêt au définitif ! Une halte, la plus anodine, peut toujours se transformer, pour moi, en dernier repos. C'est pourquoi je m'agite le plus possible, maintenant que, bien tard, j'ai compris le jeu : tant que je le pourrai, tant que j'aurai l'impression d'en avoir envie, ou tant que quelqu'un ou quelque chose m'appellera, j'irai, ici ou là. "
Le petit oiseau était revenu. Mon immobilité n'arrivait pas à le convaincre, elle le maintenait à distance. Peut-être aurait-il voulu me voir vivre : c'était lui, encore une fois, qui avait raison. Si j'avais été occupé à une tâche plus naturelle, je ne sais pas, telle que biner ce carré de terre, il ne se serait pas méfié de moi. On ne sait jamais ce que peut devenir brusquement un homme, qui pense sous un figuier. Il ne devient rien, pauvre sot. Un homme de passage. Il a tôt fait de se lever et de s'en aller. Avec ses pensées. Il est de passage, tout comme ses pensées. Et toi, tu restes, petit oiseau éternel. Et vivant. Et tu ne sais pas quelle contradiction tu résous avec un seul de tes trilles !
" Pour un peu, figuier, rien que pour embêter ce petit oiseau stupide, je resterais ici. Ce ne serait pas mal, ni pour toi ni pour moi, si on me mettait entre tes racines : ensemble, nous donnerions des figues très sucrées.
Je me disais : au moins en ce qui concerne mes figues, ceux qui n'en auraient pas mangé ne pourraient pas dire qu'elles n'étaient pas sucrées. pinterest.fr
" Toi oui, figuier, tu pourrais t'efforcer de devenir célèbre pour tes figues si sucrées, et tu aurais raison. Ta réputation serait pour toujours confiée à tes figues. Mais un artiste, penses-tu ! Tant que son nom est confié à la connaissance de ses œuvres, il ne peut pas connaître la célébrité : seulement l'estime d'un cercle plus ou moins restreint de lecteurs. La célébrité vient lorsque, allez savoir pourquoi et comment, son nom, un beau jour, se détache de ses œuvres, se couvre de plumes et prend son essor : son nom. Les œuvres sont plus sérieuses, elles suivent à pied de leur côté, avec le poids et la valeur qu'elles ont, tout doucement. Mais le nom vole. Et avec lui quelque idée abstraite, farfelue, drolatique, quelque intrigue défigurée, à l'envers, quelque titre.
C'est la pire des farces, la pire des injures que le sort puisse faire à un artiste, car l'art est tout entier, tout entier et uniquement dans les détails. Il est tout entier dans les figues, tu comprends ? Aucun artiste n'est plus inconnu qu'un artiste célèbre. Tu sais qu'aujourd'hui, beaucoup de gens éprouvent une vive antipathie pour mon art, et ils le tournent en dérision, lui font obstacle à leur manière, ils voudraient le voir effacé. Mais ont-ils lu une seule ligne de moi ?
Il n'en savait rien. Ou cela lui était égal. Mais je n'ai pas l'habitude de parler seul.
" Et le sort d'un nom qui vole ? Tu es là si bien enraciné que tu ne peux pas comprendre. Mais ce petit oiseau stupide doit savoir qu'aussitôt, contre quelque chose qui vole, un petit oiseau ou un nom, les chasseurs pointent leurs fusils. Ils tirent. N'aie pas peur : je ne suis pas un petit oiseau. Ce n'est pas un drame : ils le criblent de plombs, le plument. Ils ont bien plumé mon nom, figuier : j'ignore quel plaisir ils y ont trouvé car, désormais, ils doivent supporter de le voir voler çà et là dans cette tenue indécente, sous les cieux de notre patrie. Tu comprendras toi aussi que, tant que l'on tire sur un nom littéraire on ne peut pas tuer ce nom. Je pourrais toujours en rire, moi le dernier. Et j'en ris, en effet : mais cela m'ennuie que, parmi ces chasseurs de noms il y ait des jeunes.
Mon Dieu, des jeunes, pas vraiment au sens où on l'entend : ce sont des jeunes lettrés, c'est un peu différent. Il faut qu'ils se frayent un chemin. Intelligents, tu sais ? Ils ont décrété que le caractère propre des Italiens, c'est la rixe, les factions. Il n'y a rien au monde de plus respectable que les caractères d'une race : acoquinés en bande, ils se sentent à leur aise. Lettrés, tant qu'on voudra, mais jeunes, sans aucun doute.
Je me venge avec la sympathie instinctive que j'éprouve pour tous ceux qui font quelque chose, du bruit, des sottises, qui se donnent du mal et s'agitent pour des calculs sans logique, sans queue ni tête, des choses qui ne sont pas définitives, des choses de la vie.
En dehors de l'art, grâce à Dieu ! quel soulagement. Et cela me fait vraiment plaisir qu'ils les prennent pour des problèmes artistiques. Mais ils sont intelligents, ils ne sont pas dupes. Mais, qui sait, qui sait ? Et, après tout, pourquoi devraient-ils être si intelligents ? Espérons qu'ils soient dupes. Ils abattront d'abord Pirandello mais, entendons-nous bien, pour construire leur œuvre, après. L'illusion selon laquelle il faudrait " faire table rase " m'attendrit, comme toute illusion. Moi, je n'ai plus d'illusion. Moi, je n'ai plus d'illusions, hormis celle de ne plus en avoir. En contrepartie, j'ai plus de compréhension qu'il n'en faut pour vivre : je comprends même leurs jeux allègres. C'est comme si je ne croyais plus à la cruauté, et quant à la méchanceté, elle m'amuse. Et après tout, eux aussi constituent un spectacle pour mes yeux désintéressés. Comprends-tu, figuier ?
Ce n'était pas drôle de lui parler : il répondait toujours oui.
J'étais seul.
Dans ce soleil furieux qui assombrissait l'air, dans cette poussière lourde, ah, comme j'aurais voulu me désagréger moi aussi ! Que faisaient les murets, eux qui l'auraient vraiment pu ? Brûlants, desséchés, crevassés, ils étaient peut-être déjà en poussière et tenaient debout par la force de l'illusion. Oubliant que le point d'équilibre quand on est un mur, pour un mur, c'est quand il est bien sec.
Et pour un homme, quel est le point d'équilibre ? Quand il s'est tellement desséché que même les intrigues de ses adversaires peuvent l'amuser un moment ? Ma volonté me le dit, que je suis desséché, avec le bougonnement d'une pauvre servante persécutée par des maîtres exigeants, le sentiment et l'intellect : le premier ne connaît pas de trêve dans son désir de découverte, le second est toujours plein de fraîcheur, constamment émerveillé. pinterest.fr
Pour beaucoup il est difficile d'aimer les jeunes, pas pour moi. Encore libres des rigides constructions mentales dans lesquelles les années, le métier, les responsabilités les emprisonneront eux aussi., disposés à écouter les appels désintéressés de la vie, sympathiques, oui, mais irritants pour les gens sérieux : on ne sait jamais comment les prendre. Peu commodes. Même l'amour naturel, entre un homme et une femme, est pour eux tourmenté, hérissé de désespoirs, de malentendus, de problèmes moraux suraigus, d'arrogances naïves. La plupart n'arriverait à les aimer vraiment que quand ils sont vieux. Le vieillard, comme le jeune qui ne l'a pas encore acquise, a souvent abandonné en chemin, peu à peu, la fixité des traits de caractère qui lui donnaient corps à l'époque de sa vie où il se construisait : sur ce point-là la distance les rapproche. Et si le vieillard, au contraire, s'est ratatiné davantage, comme un de ces murets que la ténacité avide du ciment ancien a rendus très durs ? Mais ils sont aussi sonnants et fragiles. Il suffit de les pousser un peu pour qu'ils s'écroulent. S'ils dérangeaient... Mais les jeunes les évitent avec un haussement d'épaules et quelques paroles ironiques. Ils ne les considèrent pas vraiment comme des murets secs, plutôt comme des feuilles mortes, stridentes, inutiles. Le vent de la mort les balaye du chemin des vivants. Il semble plus naturel, plus humain que notre ciment. La volonté cède avec les années et que les blocs de convictions, de sentiments, de préférences qu'il maintenait solidement s'écroulent peu à peu et finissent de se désagréger sur le chemin. Mur croulant, en ruine : place à ceux qui doivent passer.
C'est étrange, mais c'est vraiment comme si j'étais vieux.
Un vieillard doit être intelligent. Celui qui marche sur lui, qui piétine ses débris, va construire son mur un peu plus loin. Pour durer quelques années, lui aussi.
Place, place à ceux qui passent.
Luigi Pirandello
( 1931 )
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