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De Brooklyn à Manhattan
par le Bac
V
D'ailleurs, vous à moi quelle différence ?
Faut-il donc chiffrer cela en dizaines, centaines
d'années ?
Non, absolument pas, quel que soit le calcul - ni le temps
ni le lieu n'entrent en compte,
Moi aussi j'ai vécu, moi aussi Brooklyn aux amples collines
fut ma ville,
Moi aussi j'ai sillonné les rues de Manhattan, notre île,
ai nagé sur ses rivages,
Ai éprouvé en moi l'angoisse de questions lancinantes
Venues m'assaillir parfois de jour, à l'improviste, au beau
milieu des foules,
Ou bien tard la nuit, comme je rentrais chez moi, ou
comme je m'étais couché,
Frappé, moi aussi, par le truchement de ce flotteur en
perpétuel suspend dans le soluble,
Mon corps, de qui, moi comme vous, je recevais mon
identité?
Car être, j'en avais conscience, c'était être par le corps,
être impérativement par lui.
VI
Vous n'êtes pas seul à connaître le supplice des heures
obscures,
La nuit a aussi fait planer son obscurité sur moi,
Mes plus grands succès réapparaissant nuls et spécieux,
La pauvreté de mes soi-disant grandes pensées me
tourmentant !
Non plus que vous seriez seul à connaître intimement
seul la méchanceté,
Je sais d'expérience ce que c'est que d'avoir fait soi-même
le mal,
D'avoir de ses propres mains noué le nœud tristement
inextricable,
D'avoir trahi, en honte, pris ombrage, menti, volé, tenu
grief,
Rusé, détesté, convoité, brûlé d'envies innommables,
Eté désinvolte, vain, avare, creux, fourbe, couard,
vicieux,
Loup, serpent, porc abondant familièrement en moi,
Fausseté du regard, irresponsabilité du langage, désirs
adultères rivalisant à qui mieux mieux en moi,
Dénis, haines, prévarications, mesquineries, paresse
faisant florès en moi,
N'étant jamais autre que les autres, partageant leur vie,
leur destin,
*
M'entendant apostropher de mon prénom, à voixretentissante et claire par les jeunes gens à mon approche dans
la rue,
Tolérant, à mon arrêt, leurs bras autour de mes épaules
comme, à table, la pression innocente de leur corps contre moi,
Croisant tant de personnes aimables dehors, sur le bac,
dans les réunions publiques, à qui ne pouvoir adresser la parole,
Vivant ma vie commune, riant mon rire commun,
mangeant chichement, dormant tout comme un autre,
Tenant rôle guère éloigné de celui de l'acteur ou l'actrice,
Ce bon vieux rôle qui sera comme nous déciderons qu'il
soit, grand si cela nous chante,
Petit si nous aimons mieux, ou bien les deux à la fois.
VII
Voyez, j'approche encore plus,
A la seconde même, cette image de moi que vous avez
je l'ai eue - tant j'ai fait preuve de prévoyance,
De longue et profonde réflexion sur vous bien avant
votre naissance.
A qui incombait-il de savoir ce que le futur me
réserverait ?
Et si par hasard vous étiez mon plaisir secret à l'instant ?
Et si, en dépit de la distance, j'étais tout simplement en
train de vous regarder, sans que vous me voyiez ?
VIII
Vraiment ! Y a-t-il rien de plus grand, de plus beau que
Manhattan en sa ceinture de mâts ?
Son fleuve dans le couchant, ses vagues à côté de ses
quilles sous le mascaret ?
Ses mouettes balançant leur corps, la gabare d'herbe
dans le crépuscule, le bateau-phare pris par la nuit
Y a-t-il dieux plus grands que ceux qui m'étreignent
la main, qui par leurs voix que j'aime me hèlent.
Y a-t-il rien d'aussi subtil que ce lien qui m'unit à
l'homme, à la femme dont les yeux me croisent ?
Et qui m'infuse en vous à la seconde même, et qui
en vous liquéfie mon sens ?
Donc nous nous comprenons, n'est-ce pas ?
Donc vous acceptez mes promesses implicites ?
Donc l'inaccompli par les sermons, les leçons
doctorales, se révèle accompli ?
IX
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Coule, coule à l'infini fleuve ! avec la marée qui monte
comme sous le jusant qui s'en va vers le large !
Jouez infiniment, vagues joueuses aux arêtes de nacre !
Somptueux nuages du couchant inondez-moi de vos
splendeurs, comme les hommes et les femmes des génération
à suivre !
Traversez d'une rive à l'autre, inépuisables foules de
passagers !
Surgissez mâts élancés de Manhattan et vous gracieuses
collines de Brooklyn !
Et toi, cervelle angoissée ou curieuse, palpite, émets tes
questions, tes réponses ?
Suspends-toi partout en lieux solubles, sempiternel
flotteur !
Aime, aspire, admire par tes yeux, dans la chambre,
dans la rue, dans l'assemblée publique !
Voix juvéniles, retentissez ! hélez-moi musicalement,
limpidement par mon prénom intime !
Et toi ma vieille, la vie, vis donc ! Rapporte ton rôle
à celui de l'acteur; de l'actrice !
Joue-moi ton rôle, grand ou petit d'après ton choix !
Lecteurs aux yeux fixés sur moi, demandez-vous si je
n'aurais pas les yeux fixés sur vous, à votre insu ?
Tiens bon, lisse, au-dessus du fleuve, soutiens le corps
accoudé nonchalamment sur toi tout en défilant au fil impétueux
du courant ;
Vols d'oiseaux de mer, ne cessez de passer à l'oblique
ou de tourner en larges cercles dans les hauteurs du ciel ;
Toi l'eau, réfléchis le ciel d'été, longtemps et fidèlement,
que les yeux aient le temps d'y aller l'y puiser !
Fines rayures de soleil étincelez en étoiles depuis mon
chef, ou tout autre chef, dans la luminosité de l'eau !
Vaisseau du fond de la baie, allons, plus vite ! continue,
trafic double, goélettes à voilure blanche, cotres, barques,
barges !
Etamines des nations, haut les hampes ! mais la règle dit
en bas, au couchant !
Crachez haut vos flammes ardentes, cheminée des
fonderies ! découpez vos profils nocturnes noirs ! étincelez
rouge et jaune par-dessus les toits voisins !
Qui vous êtes, nous voulons désormais le savoir,
apparences,
Même si toujours tu envelopperas l'âme, film
nécessaire,
Autour de mon corps propre, et vous autour du vôtre,
que se tende l'étoffe de nos arômes exquisément divins,
Que prospèrent les cités, qu'accourent cargaisons et
spectacles sur l'ample plénitude des fleuves,
Qu'elles aient l'expansion, ces inégalables en spiritualité,
Qu'elles tiennent leur rang, ces inégalables en longévité.
Ministres silencieux, vous nous avez ponctuellement
servis depuis toujours,
Et nos sens vous accueillent librement désormais, et ils
sont insatiables,
Et vous ne pourrez plus de nous vous déjouer désormais,
vous dérober à nous,
Usant de vous, nous ne vous jetteront plus, vous grefferons
en permanence dans nos cœurs,
Vous aimant, ne vous sonderons plus, puisque vous êtes
parfaits,
Que vous tenez vos rôles dans l'éternité,
Petits et grands tenez vos rôles à la naissance d'e l'âme.
Walt Whitman
( extrait de : Feuilles d'Herbe )
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