mercredi 14 mars 2012

Lettres à Madeleine 20 Apollinaire

rose rose et le lysLettre à Madeleine

( lettres des 12 et 13 septembre.Chacun raconte son quotidien attend avec impatience la future éventuelle permission d'Apollinaire affirme son sentiment amoureux.Le poète écrit à " son Madelon " et lui écrit " ... tu es ma rose et mon lys... "

                                                                                                         14 septembre 1915

               Mon amour tu es un amour et me donne chaque jour des joies nouvelles.Il est vrai que j'attendais après ta lettre d'hier une lettre où il devait y avoir tant de détails et de choses - Elle n'est pas venue cette lettre - Mais ta lettre du 9 m'a fait tout de même un plaisir exquis . Tu m'y parles de l'exquise délicatesse de tes pieds que j'adore et tu me dis que chaque fois que je me suis intéressé à une partie de ta petite personne  de Madelon à moi c'est toujours c'est toujours ce que tu as de mieux que j'ai aimé. Et là tu nous calomnies l'un et l'autre, mon amour, car il n'y a rien en toi que je n'aime.Je t'ai vu juste assez pour savoir que j'aime tout de toi.Je t'ai vu juste assez pour savoir que j'aime tout de toi car tu es pleine de grâces et il n'y a rien en toi qui ne soit parfaitement aimable et le plus petit brin de ma Madeleine est la beauté même avec toutes ses séductions. Toutefois, j'ai compris que sans doute tu as voulu dire que quand je me suis intéressé dans mes lettres à une partie de ta personne adorable je t'en ai révélé la perfection.Voilà tout. N'est-ce pas cela ? Et voilà mon imagination en marche ... à quoi me suis-je intéressé ? Tu m'en reparleras longuement de tout ce que j'ai mis en évidence dans mes lettres. Ce sont autant que je me souvienne, tes mains tes chères mains pour qui j'ai limé le métal lunaire, ce sont tes cheveux ces grappes de raisins noirs dont une grappe est là et je la regarde extasié comme les Hébreux contemplèrent la grappe venue du pays de Chanaan.C'est ta bouche exquise dont tes bonbons m'ont apporté l'incorruptible saveur, cette bouche rouge qui est à moi et que je mords mon amour.Ce sont aussi tes seins et ce que tu dis dans ta lettre me donne une haute idée de leur adorable perfection et je ne peux songer à ce couple de pigeons sans souhaiter pouvoir les baiser, les caresser avec les précautions qu'on doit prendre pour toucher d'aussi précieuses choses.On moula dit-on, une tasse sur le sein parfait de Marie-Antoinette, je moulerai ma bouche sur le tien et ce sera la tasse où tu boiras : ce sont encore te pieds tes pieds si mignons et si sensibles. Je les adore. - Il y a dit-on un vice ou plutôt une déformation du sentiment qui consiste à aimer les pieds par-dessus tout et partant les chaussures.Je n'ai certes pas ce défaut qui ressortit à la psychopathie sexuelle.C'était le vice de Restif de la Bretonne, il nous a valu, sur ses propres indications, les gracieuses gravures de Binet. C'est au demeurant un vice très répandu en Angleterre et dans les pays germaniques.Mais en faveur de ton pied très chéri et si vivant je me sens prêt à l'adoration. Pour le demeurant je m'intéresse à toutes tes beautés ma chérie et sans avoir de vice spécial à me reprocher ou à nourrir, je voudrais les avoir tous pour mieux t'aimer. En attendant je presse en imagination ton corps chéri contre moi et je songe aussi à la souplesse de ta taille et à sa rondeur. Je crois t'avoir mentionné aussi une fois tes toisons, ma toute brune, et il est vrai que leur évocation m'émeut très profondément.
             Pourquoi demandes-tu s'il est possible que nos corps s'aiment autant que nos âmes ? Il est vrai que l'amour physique est - à ce qu'il semble - limité. Mais nous reculerons indéfiniment ces limites.
             J'ai lu moi-même peu de Dostoïewsky, j'ai feuilleté plutôt que lu l'Idiot ; j'ai lu une mauvaise adaptation de souvenirs sur la Sibérie et j'ai vue jouer Les Frères Karamazov. Je le connais cependant mais il m'attriste et m'abaisse.C'est pourquoi il me répugne un peu bien que je reconnaisse son grand talent et puis il a le détail psychologique plus important que le détail réaliste.J'aime une balance parfaite entre ce deux éléments littéraires.L'auteur russe que je préfère et que je mets près de Shakespeare Flaubert Cervantes La Fontaine Molière c'est Gogol, ce Petit Russien délicieux , ce poète adorable, dont au demeurant j'ai trop peu lu.J'avais commencé Tarass Boulba, ce roman m'enchantait , je l'ai perdu après le 1er chapitre dans le train avec un roman à moi sur la fin du monde : La Gloire de l'olive il devait paraître dans la Revue Blanche et je n'ai jamais eu le courage de le reprendre ( mon roman, pour celui d Gogol, je n'ai jamais pu m'en procurer un autre exemplaire ).
            J'ai savouré les Âmes morte et je le relirai volontiers plus tard....

                                                                                          ...................( à suivre )

mardi 13 mars 2012

Lettres à Madeleine 19 Apollinaire



                                                      
         tr_fle       Lettre à Madeleine

                           ( Lettres des 3-5-7 et 8 septembre le poète répond à Madeleine  ils s'interpellent sur le sens de la vie, du vice et de la vertu, du devoir " il est le principe même de la vie sociale et sans lui les hommes deviendraient bien bas... " par ailleurs  " Les permissions sont suspendues pour un mois ma chérie dans notre secteur... D'ailleurs la guerre reprend sauvagement.On a beaucoup de travail, on en aura encore plus, sans doute, sous peu.
              Le ravitaillement est devenu impossible, nous sommes bornés à l'ordinaire.Ça durera je ne sais combien... )                                                                                  

                                                                                                             10 septembre 1915

                Tes lettres, mon amour , accomplissent des miracles, ce sont les seules qui me parviennent en ce moment de changement de secteur et elles arrivent dans le temps normal. Aujourd'hui il y a eu 9 lettres pour toute la batterie et l'une était de toi pour moi. Pas de journaux. La vie au surplus n'est même plus quotidienne, elle est horaire, que dis-je secondaire !
                 Tu es une fillette charmante, tes lettres sont délicieuses.Je t'écris chaque fois que j'en ai l'occasion et presque tous les jours.Tu le sais bien, mon aimée. Je ne vais plus au poste d'observation puisque je suis maintenant au canon, je commande la 4è pièce.Le mal d'yeux de votre maman me fait beaucoup de peine.Je n'ose pas écrire à Foix, craignant que ma lettre n'arrive point à temps.Si pourtant, je t'enverrai en même temps que cette lettre une carte à Foix.Oui, tu seras toujours mon amour.Tes lettres je les adore et loin de te gronder, ma chérie, je te comprends à un point dont tu n'as même pas idée.Si cependant tu en as idée puisque tu me préviens et t'adore de cette charmante prévenance mon amour !
                Ma chérie, ne parle pas de malheurs - comme à propos de ta jambe qui est mienne - Il ne faut pas tenter Dieu : pour ce qui est de permission je n'y suis point encore.Elles sont dans mon secteur suspendues pr un temps indéterminé, tu comprends aisément pourquoi.
                Pourquoi donc es-tu contente, mon amour d'ignorer la raison qui fait être content de te savoir Vendéenne.
               Je ne sais pas pourquoi tu me parles encore de ce pardon, mais s'il est vrai que j'ai quelque chose à te pardonner je te prie de me pardonner à ton tour de ne pas l'avoir fait plus tôt. Et je prends tes lèvres. Tes lettres sont ravissantes.Je les aime infiniment.
               Tu me demandes quand je travaille pour toi ? le jour quand il y a des loisirs et il y en a ! Quand je t'écris, le soir avant d'aller me coucher ce que je fais vers 10 heures.
               J'ai habité jusqu'à maintenant dans une cabane formée d'un trou fermé par un toit en branches de sapin et en débris e craie mais dès demain soir je vais coucher dans l'abri de mes hommes qui est tout à fait sous terre et surmonté d'un épais remblai qui recouvre des rondins.
              Le cri " A l'Italie " va paraître dans La Voce de Florence en français et on va en faire un tirage à part pour mes amis et moi.
              Ton idée de signer moi est mignonne comme tout. Mais je suis content aussi qu'il y ait eu toi plus loin.Mais ton idée est ravissante.Je t'adore et tu me rends le plus heureux des hommes. Tu m'aimes comme jamais femme n'a su aimer.Tu sais que j'en suis fier aussi d'être aimé par une aussi jolie fille et aussi fine, aussi délicieusement intelligent.Tu es si gentille de vouloir faire mon bonheur même de loin. Je prends ta bouche avec passion et tout toi avec tes mille beautés et tes neuf portes sacrées par notre amour, les neuf portes de ton corps charmant et les mille beautés de ton âme adorable. Tu es ma grappe de raisin noir.Je t'aime mon amour et vais t'écrire une carte à Foix. J'espère que tu l'y recevras.

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                                                                                                                       Gui

                                                                                                          10 septembre 1915

               Je t'envoie ce petit mot à Foix mon amour pour que tu ne sois pas sans nouvelles de ton amour.
               Je t'ai écrit une longue lettre que tu trouveras à Narbonne.
               Je souhaite que ta maman aille mieux.Embrasse-la gentiment de ma part.Elle mérite bien ça puisqu'elle me donne sa mignonne Madeleine, qui est ma rose et mon lys adorés.
                Tu m'as demandé ce que c'est d'être observateur aux lueurs voici un petit poème là-dessus.

                                                                    
                                 


                                                                         LUEURS

La montre est à côté de la bougie qui végète derrière un écran fait avec le fer-blanc d'un seau à
                                   confiture
Tu tiens de la main gauche le chronomètre que tu déclencheras au moment voulu
De la droite tu te tiens prêt à pointer l'alidade du triangle de visée sur les soudaines lueurs lointaines
Tu pointes cependant que tu déclenches le chronomètre et tu l'arrêtes quand tu entends l'éclatement
Tu notes l'heure, le nombre de coups le calibre, la dérive, le nombre de secondes écoulées entre la
                                  lueur et la détonation
Tu regardes sans te détourner, tu regardes à travers l'embrasure
Les fusées dansent les bombes éclatent et des lueurs paraissent
Tandis que s'élève la simple et rude symphonie de la guerre
Ainsi dans la vie, mon amour, nous pointons notre coeur et notre attentive pitié
Vers les lueurs inconnues et hostiles qui ornent l'horizon le peuplent et nous dirigent
 Et le poète est cet observateur de la vie et il invente les lueurs innombrables des mystères qu'il   faut
                                repérer
Connaître ô Lueurs, ô mon très cher amour !

                                                                                                                Gui

dimanche 11 mars 2012

Lettres à Madeleine 18 Apollinaire

    havresac_g_nie_14_18                               Lettre à Madeleine

                                                      ( dans sa lettre le poète décrit son peu de goût pour le théâtre
     mais son espoir d'écrire une pièce et sa préférence pour les décors modernes puis l'assure longuement de son amour. Sa mère n'est toujours pas informée de leur relation mais " ... si je lui ai dit de nous. Non, mais ça n'a pas d'importance... d'ailleurs j'aime beaucoup maman et elle m'aime aussi... " )

                                                                                                  3 septembre 1915

                 Mon aimée tant chérie. J'ai reçu la petite carte tant exquis du 29 et j'attends la longue lettre interminable avec impatience  car sans doute que pour des raisons que je ne puis écrire nous allons rester quatre jours sans communications même avec l'échelon - Mais je t'écrirai chaque jour durant ce temps et tu recevras le tout ensemble. En tout cas toi écris-moi aussi et dans tes déplacements même annoncés répète désormais ton adresse chaque fois de façon à ce que si j'égare comme ça peut arriver une lettre ( ça n'arrive pas d'ailleurs et ta lettre avec l'adresse de Narbonne est dans mon sac à avoine avec d'autres choses qui le bourrent de tout autre chose que d'avoine, ce sac est dis-je, à l'échelon et je ne peux faire fouiller dans ce sac pr qu'on m'apporte la lettre ), si j'égare dis-je encore ou oublie une lettre, j'ai tout de même l'adresse de Madeleine.

                    CHEF DE PIÈCE
                
                  Le margis est à sa pièce
                  Il dort dans son abri à côté du canon
                 Il vit avec ses servants et partage leur cuistance
                 Il écrit auprès d'eux à Madeleine
                 Il joue avec eux tous sept comme des enfants
                 Il songe à la Grande Chose qui va venir
                 Il admire le merveilleux enthousiasme des bobosses
                 Décidément le courage a grandi partout
                 Et l'on est sûr on est certain de la Grande Chose
                 Il pensera tout ce temps-là à Madeleine

                Si vous m'aviez dit Madeleine que vous alliez aller à la belle Antibes, la grecque, je vous eusse dit
d'aller voir près de l'église la pierre tombale de l'enfant du Nord qui vient danser au théâtre d'Antibes, je ne sais plus sous le règne de quel empereur romain. Saltavit et placuit dit l'inscription si pure, si belle, si poétique dans sa brièveté lapidaire - Il dansa et il plut...
                 Je n'avais été à Antibes quand j'étais enfant, j'y ai été plusieurs fois pendant mon séjour à Nice au début de la guerre et l'impression que cette ravissante cité marine m'a donnée est celle que m'en avaient déjà données les Mémoires de Casanova.
                J'habite maintenant à côté du canon. - Vous avez reçu le joli dessin de M. L.. Pour la remercier, comme je lui garde une grande amitié et comme rien ne doit être caché entre nous ( moi et Madeleine ) puisque je n'aurai jamais rien à te cacher je t'envoie, un petit groupe de poèmes que je lui ai envoyés, car elle m'avait fait demander des poèmes qu'elle voudrait illustrer et publier au profit d'une oeuvre charitable. Voilà donc ces poèmes qui forment un petit roman poétique guerrier et qui vont paraître dans la Gazette des Lettres pour le temps de la Guerre.

                                           LE MÉDAILLON TOUJOURS FERME

                                                             La grâce en exil

                                           Va-t-en va-t-en mon arc-en-ciel
                                           Allez-vous-en couleurs charmantes
                                           Cet exil t'est essentiel
                                           Infante aux écharpes changeantes

                                          Et l'arc-en-ciel est exilé
                                          Puisqu'on exile qui l'irise
                                          Mais un drapeau s'est envolé
                                          Prendre la place au vent de bise
                  

tableau Marie Laurencin

LA BOUCLE RETROUVÉE

Il retrouve dans sa mémoire
La boucle de cheveux châtains
    T'en souvient-il à n'y point croire
 De nos 2 étranges destins 

Du boulevard de la Chapelle
Du joli Montmartre et d'Auteuil
Je me souviens murmure-t-elle
Du jour où j'ai franchi ton seuil

Il y tomba comme un automne
La boucle de ton souvenir
Et notre destin qui t'étonne
Se joint au jour qui va finir

REFUS DE LA COLOMBE

Mensonge de l'annonciade
La Noël fut la Passion
Et qu'elle était charmante et sade
Cette renonciation

Si la colombe poignardée
Saigne encore de ses refus
J'en plume les ailes : l'idée
Et le poème que tu fus

LES FEUX DU BIVOUAC

Les feux mourants du bivouac
Éclairent des formes de rêve
Et le songe dans l'entrelacs
Des branches lentement s'élève

Voici les dédains du regret
Tout écorché comme une fraise
Les souvenirs et le secret
Dont il ne reste que la braise

TOURBILLON DE MOUCHES

Un cavalier va dans la plaine
La jeune fille pense à lui
Et cette flotte à Mytilène
Le fil de fer est là qui luit

Comme ils cueillaient la rose ardente
Leurs yeux tout à coup ont fleuri
Et quel soleil la bouche errante
A qui la bouche avait souri

LES GRENADINES REPENTANTES

En est-il deux dans Grenade
Qui pleurent sur ton seul péché ?
Ici l'on jette la grenade
Qui se change en un oeuf coché

Puisqu'il en naît des coqs Infante
Entends-les chanter leurs dédains
Et que la Grenade est touchante
Dans nos effroyables jardins

L'ADIEU DU CAVALIER

Ah Dieu ! que la guerre est jolie
Avec ses chants ses longs loisirs
La bague si pâle et polie
Et le cortège des plaisirs

Adieu ! voici le boute-selle !
Il disparut dans un tournant
Et  mourut là-bas, tandis qu'elle
cueillait des fleurs en se damnant


                                                                                             Guillaume Apollinaire
e
Fleur rose orange orange rose  parc tete d or bouquet de roses




  
                        
               

Lettres à Madeleine 17 Apollinaire

                       
                                                                                                    Lettre à Madeleine

                                              ( le 25 Apollinaire joint  " A l'ITALIE " unique exemplaire à sa   lettre.
                                              " Je suis maintenant maréchal des logis et je suis très fier de cet avancement "
                                            le 26 il répond à Madeleine qui semble ne pas apprécier "  l'Hérésiarque
                                             ... " C'est un livre qui n'est peut-être point pour les femmes...
                           
                                   le 30 devenu observateur" ... dans un observatoire sur une crête  désolée arrosée
                                   par les marmites. J'ai fait un encrier dans un 150 explosif boche . Il faut que j'obtienne
                                   la permission de vous l'envoyer. " Par ailleurs "... Je ne peux vous dire pourquoi, ma
                                   chérie, dans la 1er 15nne de septembre je serai très très exposé... "

                                                                                                                  

                                              1er septembre 1915
entrée d'un abri de poilu

                     Après avoir été obsevateur aux lueurs quelques jours je suis maintenant  chef de pièce au canon. Me voici confiné loin de tout sur la ligne de feu. Plus de cheval sauf en cas de départ. Je vous écrirai plus longuement  et peut-être aurai-je le temps de travailler. J'ai dû laisser à l'échelon presque tout ce que j'ai.
J'ai cependant ici presque toutes vos lettres sauf la dernière qui me donne l'adresse à Narbonne mais je crois
en être sûr aussi n'hésité-je point à vous y écrire mon amour. Ces mois passés par votre frère à Fontainebleau ont dû lui faire du bien. Ici on est séparé du monde et comme ça va être la grande grande fête nous vivons dans des trous très grands et très profonds.
                    J'ai reçu de vos soeurs Denise Marthe et Anne et de vos frères Pierre et Emile une lettre collective qui est le plus joli poème pastoral que je sache. Je leur ai répondu vivement mais courtement car en ce moment j'ai peu de temps, me devant mettre au courant. Remerciez-les bien, ils sont charmants. Pierre et Anne vous ressemblent le plus Pierre surtout. Aussitôt que j'aurai une photo vous l'enverrai.
                    J'ai parlé d'Alger uniquement parce que je croyais qu'il fallait y passer, c'est tout. Mais je n'ai aucune raison d'y aller. Je suis très peu ferré sur la géographie de l'Algérie. Donc Port-Vendres et Oran. Port-Vendres quel augure exquis. Je vous ai connu à Nice ville de la Victoire et vous joindrai en passant par Port-Vendres qui étymologiquement signifie Port de Vénus, c'est-à-dire de la beaué et de l'amour, ce que vous êtes ma chérie tant aimée, mes délices.
                   Je prends tout vous que me donnez si gentiment si passionnément et votre bouche est à moi . Je t'aime, ma Madeleine et je t'adore. Ton

                                                                                                          Gui

vendredi 9 mars 2012

Lettres à Madeleine 16 Apollinaire ( suite et fin )

                               Lettre à Madeleine
                               ( 16 suite ).........
                  Quelles étaient donc les lettres d'un raisonnable à faire frémir... Les miennes! Ce que vous dites sur Racine et sa femme est juste. Il est juste aussi que l'esclave soit la maîtresse de son maître. Et je suis bien curieux de savoir quel est le genre de fidélité qui est déshonorant pour une femme...
                  Pour en revenir aux lettres Botrel est quasi poète officiel de France, avec Jean Aicard quand l'Angleterre a Kipling et l'Italie d'Annunzio. En voyant de telles insanités dans ce pays qui mérite mieux on se prend à douter touchant d'autres compétences. D'ailleurs Faguet a écrit Le culte de l'Incompétence sur un canevas fourni par l'éditeur qui l'avait demandé à celui qui en avait eu l'idée mon ami René Dalize ( cité dans " Zone " ) Il est maintenant capitaine et m'a écrit une lettre passionnante sur la stratégie, elle consiste pour lui à pêcher dans un canal près d'un petit patelin du Front. Dans quel Régt. est votre frère, ou plutôt auquel sera-t-il affecté. Ce que vous dites touchant les femmes de Fr... est vrai. Et jeune j'imaginais que je n'aimerais point de Fr. C'est surtout à Paris que je les trouvais ainsi, peu à peu me suis fait à leur charme. Mais la laideur des Niçoises est en fait reconnu d'ailleurs. J'en ai souvent entendu parler, mais c'est plutôt leur corps qui est laid. Chez les Parisiennes c'est la poitrine qui pêche le plus souvent, défaut qu'elles partagent avec les Romaines.
                 Je ne doute pas de la beauté des Algériennes. La vôtre la garantit. Mais vous êtes la plus belle. Mais toutes les vieilles gardes niçoises sont hideuses jusqu'à l'obscène et en ce temps de guerre elles doivent se donner carrière. Mais il y a des femmes point jolies qui ont de ces qualités qui valent de la beauté.
                A votre lettre du 18 ma chérie je ne peux que répondre que ceci : " Je t'aime ! " Mais j'adore la lettre du 19 plus longue car j'aime tout ce qui prolonge l'amour. Et pus j'adore votre beauté parlez-m'en royalement ma petite esclave, je le veux et cette fois c'est de vos yeux que vous m'avez parlé, je les ai vus vos longs cils, le regard clair. Et tout ce que vous me dites est juste juste. Je vous aimerai toujours plus et vous aussi. J'ai exprimé quelque chose qui ressemble à ce que vous dites touchant la façon d'enlever de la monotonie à la vie conjugale. C'est dans la préface aux Plus Belles Pages de l'Arétin ( Mercure de France)
              
                           Cover of: L'Arétin by Pietro Aretino
                  Mais entre nous il ne peut y avoir monotonie puisqu'il y a entre nous une harmonie préétablie par nos goûts mêmes. Vous êtes mon esclave c'est-à-dire Muse, maîtresse, amie et le total fait ma femme, ma Madeleine. Il est évident qu'on ne s'embêtera pas ensemble, et à aucun moment. Je vous enverrai le poème à l'Italie demain - Demain aussi un paquet de livres à garder et le Poil civil, mais quel est la petite brochure dont vous me parlez ?
                 Je vous envoie l'article du journal espagnol, dont je vous ai parlé il y a quelque temps. Il est fait pour être gardé, plus un journal numéro 3 le seul imprimé ou plutôt polygraphié, plaisanterie d'un ami de la batterie. C'était  au temps du secteur 59, au moment du départ le journal allait paraitre, il n'y avait plus que les articles à polygraphier. On l'a interrompu et pour l'utiliser on a mis la mention qui fait de cette préparation une aimable plaisanterie et une rareté ..émérographique, c'est-à-dire presque bibliographique.
                 Vous lisez Hérésiarque quelle édition ? Voici quelques fautes d'impression ou d'inadvertances à corriger, les seules dont je me souvienne de loin.
                Dans " L'infaillibilité ", le prêtre français chaque fois qu'il s'adresse au cardinal, au lieu de Monseigneur doit dire Éminence. Il y a aussi un vêtissaient quelque part à changer en vêtaient quoique ce barbarisme ait des auteurs.
                Dans " Le Cigare romanesque " les 3 premières éditions ne portent point mention de ce qui fut fait avant de mettre à la poste la lettre trouvée dans le cigare et il faut compléter le passage ainsi :... après avoir mis mon adresse au dos de l'enveloppe pour que la lettre me revint au cas où elle ne parviendrait à destination.
               Il y a bien d'autres choses sans doute mais je ne m'en souviens plus.
               J'aime bien " Simon Mage ", difficile pr la plupart des gens. C'est la 1è fois je crois qu'on se soit servi de façon aussi précise, scientifique même et aussi divine - des anges qui y jouent le vrai rôle pour quoi on les imagina.
               Notez aussi que "L'hérésiarque " écrit en 1900 parut dans la Revue Blanche en 1902 avant les luttes religieuses de France et avant la période hérétique qui suivit aussitôt.
              J'espère que ce livre que je crois très nourri vous amusera. Je l'aime beaucoup et ai la faiblesse de me croire un grand talent de conteur, je me crois aussi un grand talent de poète. Aucune modestie dans notre cas, ma chérie, nous sommes de charmants orgueilleux et bien dignes l'un de l'autre. Aussi prends-je votre bouche avec folie, longuement , doucement... encore... là presque vicieusement s'il pouvait y avoir du vice à s'aimer comme nous nous aimons, c'est-à-dire sans restriction, ce qui signifie le plus purement du monde, ma gosse chérie que j'adore. Si je serai jaloux de vous ? ! mais comme un tigre, mais je sais bien que je n'aurai jamais de raison d'être jaloux mais je le serai quand même,ne serait-ce que comme un hommage à la grâce souveraine de mon esclave.

                                                                                                                      Gui



Lettres à Madeleine 16 Apollinaire



                                                        Lettre à Madeleine
                                        ( Lettres à Madeleine et à Madame Pagès le 20 août indécision sur la date
                                           de la permission )
                                                                                                           
                                                                                                                      23 août 1915

                Ma très chérie,...la lettre du 17 les cheveux sentaient adorablement la rose du beau rosier dont vous êtes la Rose. La Rose du monde que j'ai Quêtée. Et cette saveur de fleur fruitée, je la goûte inimaginablement en songeant à vos lèvres. Je ne suis plus calme dut tout et j'ai de vous ma chérie un désir inexprimable. Je baise vos cheveux follement en vous imaginant toute à moi, votre jeune chair à l'ogre que je suis. Et ces feuilles de rosier qui ont touché les coupes charmantes de votre sein virginal. Ah!  non! chérie je ne suis plus calme du tout et ma seule patience est que nous nous aimons, que vous êtes à moi jusqu'au tréfonds de vos entrailles jusqu'aux vrilles les plus subtiles de vos toisons, ô ma vigne - ma vigne chérie, aux grappes exquises ma vigne dont le vin m'enivrera sans que je veuille jamais m'en désenivrer, ma toute chére petite vigne dont j'espère la vendange comme les Hébreux espéraient la grappe démesurée de la terre
promise de Chanaan, mais tournons, ma chérie, la feuille... de vigne.
                                                                                                        
                            
                   Le 1er paragraphe de la vie anecdotique n'est pas un conte. C'est en effet la vérité, j'étais là cette chose m'advint. Pour l'article de Claudien je l'ai parcouru. C'est inimaginable comme la plupart des écrivains actuels écrivent mal. Les autres ne nourrissent pas leurs phrases, sujet, verbe, attribut. C'est tout. Il n'y a plus de style nombreux. Vous me forcerez à étoffer le mien qui par contraste avec les faux stylistes germanisant de l'heure actuelle, maigrit chaque jour. Mais j'écris toujours si hâtivement ma petite femme me forcera à régler mon travail de façon à avoir le temps de rendre les choses parfaites sans profiter de ma faciliter.
                   Ainsi ma chérie que la tour d'ivoire de votre corps j'aime l'ombre de la tour de votre âme.

                                                                                               ... (  à suivre )


                                                                             

mercredi 7 mars 2012

Rosemonde Guillaume Apollinaire ( Poème )

Fleur  ...  Une  Rose pour Vous  ..         ROSEMONDE


                                                                                                       A M  André Derain

                                                    Longtemps au pied du perron de
                                                    La maison où entra la dame
                                                    Que j'avais suivie pendant deux
                                                    Bonnes heures à Amsterdam
                                                    Mes doigts jetèrent des baisers

                                                    Mais le canal était désert
                                                    Le quai aussi et nul ne vit
                                                    Comment mes baisers retrouvèrent
                                                    Celle à qui j'ai donné ma vie
                                                     Un jour pendant plus de deux heures

                                                     Je la surnommai Rosemonde
                                                     Voulant pouvoir me rappeler
                                                     Sa bouche fleurie en Hollande
                                                     Puis lentement je  m'en allai
                                                     Pour quêter la Rose du Monde


                                                                                                                  Guillaume Apollinaire





  
                                             

mardi 6 mars 2012

Lettres à Madeleine 15 Apollinaire

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memoblog.fr   


                                                       Lettre à Madeleine

                                  ( dans une courte lettre du 16 août le poète admet que le nom de Madeleine apparaît dans ' Case d'armons  ' et lui appartient )
                                                                                                           
                                                                                                                    18 août 1915

                Madeleine chérie, on peut refermer ses lettres. Quel bonheur ! je n'ai pu écrire hier. Mais oui ai eu la jolie photo sur la terrasse. Vous en ai parlé. C'est la plus charmante, là où ma fée est la plus fine et peut-être la plus délicieuse. Je la regarde tous les jours. Vous adore.
              Je suis maçon et bûcheron. Beaucoup d'araignées charmantes dans le joli bois. couleuvres mouches araignées la curieuse ménagerie, ici ni couleuvres ni mouches mais des milliers d'araignées. Ma chérie je suis content que vous ayez compris combien Case d'Armons vous appartient. Mais quel rare livre, qu'importe votre nom, il n'est pas galvaudé à cette place. 25 exemplaires, un à moi, un à vous, reste 23 à travers l'univers. C'est peu allez et plus tard quand on sera marié, ça ne vous fera rien que ça reparaisse dans un livre comme Alcools. Nos souvenirs nous charmeront, nous les aimerons.
                 Je vous écris sur l'herbe très pressé de continuer à construire ma cagnat en gazon.
              Car je couche sur le sol humide depuis deux nuits et comme je me porte bien inutile de risquer des rhumatismes nouveaux.
              Ce bois est délicieux. Quel changement ! vous ne pouvez vous figurer et on ne peut expliquer !!! Mais je vous aime ma chérie à l'infini. Ces cheveux noirs quand j'y pense, me sont un paradis inouï, quelque chose d'inexplicable tellement c'est rare et troublant, mais pas immatériel du tout par exemple, ah mais non ! J'écris couché sur l'herbe, en toute hâte. Pas de lettre aujourd'hui de vous. Pr ma permission, je dis octobre ou fin septembre bien qu'en réalité, je ne sache rien à ce sujet et moins que tout autre, puisque c'est moi qui vais au rapport et que je ne peux pas demander pour moi.
               Je suppose, mais peut-être sera-ce plus tôt en ce cas, Nice, peut-être plus tard, et votre chère maman ? A-t-elle reçu ma lettre.
              Je vous adore petite fée aux cheveux noirs. Avez-vous votre frère avec vous en ce moment ?
              Baisers sur la charmante bouche si gentiment donnée.

                                                                                                                                Gui

             Je rajoute ceci, ma chérie, nous nous aimons trop pour nous faire la moindre peine, même grâce à une plaisanterie tirée de mes oeuvres. Nous avons en nous une confiance complète. Donc faut pas même par hâte à écrire, me faire de la peine à moi qui suis si loin de toi. Moi qui ne songe qu'à câliner Madeleine et à la voir heureuse. Car tu ne peux imaginer à quel point je t'aime, mais non, tu ne l'imagines point encore et il faut l'imaginer, ce clair, ce pur bonheur que je veux pour nous sans aucun nuage, sans bassesse, sans équivoque aucune. tu es la seule femme de ce bonheur-là. Je veux que tu le veuilles autant que moi. De manière à ce qu'il se réalise et qu'un couple modèle inaugure le grand bonheur humain. Nous y avons droit, il est réalisable, il suffit qu'on le veuille et nous le voulons l'un et l'autre. Mais faut pas plaisanter d'une chose aussi charmante, aussi exquise, et possible. Veux-tu cela, ma Madeleine, laisse la coquetterie, laisse les trucs et toute ruse de côté - volontairement. Et sois à moi en toute ton âme, comme je le suis sans restriction, sans regret, avec la joie la plus grande, car je t'adore ma Madeleine de toutes mes forces, si tu savais. Nous sommes dignes l'un de l'autre, soyons-le. Moi je te promets que jamais en rien, je ne serai indigne de toi. Je t'adore.

                                                                                                                           Gui

lundi 5 mars 2012

Ainsi meurt l'amour Léon Tolstoï ( suite et fin )

Matriochkas

Valentin Yudashkin,

Ainsi meurt l'amour
     ( suite )

              On voyait bien que jadis il avait été un beau et bon danseur, mais maintenant il était alourdi et n'avait plus l'agilité nécessaire pour les pas vifs et jolis qu'il cherchait à exécuter. Il fit cependant deux fois le tour de la salle. Quand, soudain arrêté, il se mit sur un genou devant sa fille et quand celle-ci, souriante et faisant la révérence, tourna autour de lui, toute la salle applaudit. Alors, avec un effort visible, il se releva, la prit aux oreilles et lui donna un grand baiser sur le front. Puis il la conduisit vers moi, qu'il croyait être son danseur. Je répondis que je n'étais pas son cavalier.
             - Ça ne fait rien, dansez avec elle, dit-il en souriant, et en reprenant son épée.
             Comme il arrive d'une bouteille de champagne débouchée et dont une goutte est déjà versée, de même tout mon amour pour Varinka s'épandit dans mon âme, lui révélant sa capacité d'affection.Cet amour embrassait l'univers entier. J'aimais l'hôtesse avec son diadème et ses épaules " à l'impératrice Elisabeth ", son mari, les hôtes, même les valets, même l'ingénieur Anisimov qui avait l'air de m'en vouloir sérieusement. Quant au père de mon aimée, avec ses chaussures à bouts carrés, et son sourire qui semblait celui de sa fille, j'éprouvais pour lui une indicible sympathie.
             La danse terminée, on s'en fut souper. Mais le colonel B... s'excusa en disant qu'il lui fallait se lever à l'aube et prit congé. J'eus peur d'abord qu'il n'emmenât Varinka, mais elle resta avec sa mère. Après souper, je dansai avec elle le quadrille promis et mon bonheur grandissait sans cesse. Nous ne parlâmes pas d'amour. Je ne me demandais même pas si elle m'aimait, car il me suffisait de l'aimer. Je craignais seulement que quelque chose ne vint gâter ma joie. Je rentrai chez moi pour me déshabiller et chercher à dormir, mais je sentis que cela me serait absolument impossible.J'avais dans la main le gant qu'elle m'avait donné au moment où je les aidais, sa mère et elle à monter dans la voiture. Je le regardais et je la revoyais elle, quand, à souper elle portait à ses lèvres une coupe de champagne en me regardant ) la dérobée. Mais je la voyais surtout dansant avec son père, fière d'elle-même et de lui, et contemplant les spectateurs qui les admiraient tous deux. Et, malgré moi, je les unissais tous deux dans un même sentiment de tendresse.
             J'habitais alors avec mon frère. Lui n'avait jamais eu de goût pour le monde et ne le fréquentais plus. Il préparait alors un doctorat et menait une vie des plus régulières.Il dormait. M'approchant de son lit, et voyant sa tête à demi cachée par la couverture, je ressentis une indulgente pitié de ce qu'il ne connaissait ni ne partageais pas mon propre bonheur. Notre valet, le serf Petrouchka, avait voulu m'aider à me déshabiller, mais je le renvoyai. Car la vue de son visage ensommeillé et de ses cheveux en broussaille m'attendrissait encore. Sur la pointe des pieds et cherchant à ne pas faire de bruit, j'entrai dans ma chambre et m'assis sur mon lit. Non, j'étais trop heureux pour dormir. D'autant plus que la chambre était surchauffée. Aussi, sans enlever mon uniforme, je passai dans l'antichambre, je pris mon manteau et sortis dans la rue.
             J'avais quitté le bal à cinq heures et, depuis deux heures s'étaient écoulées. Le jour était venu. C'était un véritable temps de carnaval. La neige mouillée fondait sur la chaussée et des ruisseaux tombaient des toits. Ayant passé la rue déserte, j'entrai dans une avenue où je croisai des piétons, des traîneaux chargés de bois. Les chevaux agitaient doucement leur tête sous l'arc des brancards. Les cochers qui marchaient à pieds le long des voitures lourdement chargées, traînant leurs grosses bottes dans la boue, les maisons qui semblaient très hautes dans le brouillard, tout cela m'apparaissait aimable et attendrissant.
            Les B... habitaient alors à l'extrémité de la ville, près d'un grand champ ; à l'un des bouts était une promenade, à l'autre une pension de jeunes filles.
            Quand j'arrivai vers ce champ, voisin de leur maison, je vis, dans la direction de la promenade, quelque chose comme une foule lointaine et j'entendis des sons de fifre et de tambour.
            Dans mon âme, tout chantait et de temps en temps revenait l'air de la mazurka. Mais, là-bas, c'était une autre musique dure et mauvaise.
            - Qu'est-ce donc, me demandai-je en suivant un petit chemin glissant qui traversait le champ.
            Quand j'eus fait quelques pas, je commençai à distinguer dans le brouillard des hommes vêtus de noir, des soldats probablement.
            - Un exercice, sans doute. Et je suivis un forgeron qui marchait devant moi, vêtu d'une courte pelisse graisseuse et d'un tablier de cuir.
            Enfin, j'arrivai et vis deux rangées de soldats, l'une devant l'autre, l'arme au pied. Derrière eux se tenaient les tambours et les fifres qui sans cesse répétaient un air désagréable et aigu.
            - Que font-ils, demandai-je au forgeron qui, comme moi, s'était arrêté.
            - On " chasse " un Tartare puni pour désertion, répondit-il d'une voix colère, les yeux vers l'endroit où les rangs se terminaient.
            - Je regardai et, entre les rangs, je vis quelque chose de terrible qui approchait. C'était un homme , nu jusqu'à la ceinture et les bras attachés aux fusils de deux soldats qui le conduisaient. Près de lui marchait un militaire en manteau dont la silhouette me semblait familière. Agitant convulsivement son corps, traînant les pieds dans la neige fondante, l'homme puni arrivait sur moi sous une grêle de coups qui lui tombaient des deux côtés. Tantôt il se rejetait en arrière, et alors les sous-officiers qui le conduisaient l'attiraient en avant ; tantôt s'il cherchait à tomber sur la face, ils le retenaient en arrière. Le militaire de haute taille marchait toujours de son pas fléchissant : c'était le père de Varinka, avec son visage rose et ses favoris blancs !
            A chaque coup reçu, l'homme, ahuri, tournait vers celui qui l'avait frappé sa figure contractée par la souffrance où les dents blanches étincelaient. Il repartait sans cesse les même paroles. Ce ne fut que lorsqu'il arriva vers moi que je les compris. Il sanglotait plutôt qu'il ne parlait :
            - Frères, ayez pitié ! frères, ayez pitié !
            Mais les frères ne s'apitoyaient pas et quand le cortège fut à ma hauteur, je vis le soldat en face de moi s'avancer d'un pas et faisant siffler sa baguette en l'air, frapper durement sur le dos du Tartare. Celui-ci se jeta en arrière; mais les sous-officiers l'avaient maintenu ; un coup semblable lui tomba de l'autre rang, puis encore d'un côté et puis de l'autre... Le colonel marchait en regardant tantôt ses pieds, tantôt le pauvre diable. Il aspirait l'air fortement, gonflant ses joues, et respirait avec tranquillité.
             Quand le cortège m'eut dépassé,  je vis, à travers les rangs, le dos du malheureux : c'était quelque chose d'indicible, rouge, humide et si peu naturel qu'on ne pouvait croire que ce fût un corps humain.
             - Mon Dieu ! murmura le forgeron près de moi.
             Le cortège s'éloignait.Les coups tombaient toujours sur l'homme chancelant et qui butait à chaque pas. Les tambours battaient et les fifres sifflaient toujours. Le colonel marchait de son pas assuré.Soudain, il s'arrêta et s'approcha vivement d'un soldat.
             - Attends un peu, je t"apprendrai à le frictionner, cria-t-il, d'une voix de colère, et je vis sa forte main gantée tomber sur la figure d'un petit soldat épouvanté et faible, parce qu'il n'avait pas frappé assez fort le dos rouge du Tartare.
             - Distribuez de nouvelles baguettes, cria-t-il en se retournant.
             C'est là qu'il me vit. Alors, feignant de ne pas me connaître, l'air renfrogné il se détourna vivement. Ma confusion était si grande que je ne savais plus quelle contenance garder. Comme un accusé; je baissais les yeux. Je repris le chemin de la maison.
             Le roulement des tambours et l'abjecte sifflement des fifres emplissaient encore mes oreilles. J'entendais tantôt la voix du Tartare : " Frères, ayez pitié ! " tantôt la voix furieuse du colonel : " Je t'apprendrai à le frictionner ! " Une angoisse pour ainsi physique me serrait le coeur et me donnait presque la nausée. Je m'arrêtais à chaque instant , de crainte que la terreur qui m'avait pénétré ne me rendit réellement malade.
             Je ne sais comment j'arrivai jusqu'à mon domicile et comment je me couchai. Mais je ne pus m'endormir, je sursautais à chaque instant.
            - Il doit connaître quelque chose que j'ignore, pensais-je en songeant au colonel. Si je le savais, je comprendrais peut-être ce que j'ai vu et cela ne me torturerait plus.
             Mais j'eus beau réfléchir, je ne pus trouver. Et je m'endormis seulement vers le soir ; et encore après m'être préalablement enivrer avec un camarade.
              En avais-je conclu que le supplice était inique ? Pas le moins du monde : si cela se faisait avec une telle assurance et était considéré comme nécessaire, c'est qu'une raison qui m'était inconnue justifiait l'acte. Et je cherchais à percer le mystère, mais en vain.
              Aussi, dans cet état de doute, je renonçai à entrer dans l'armée comme je l'avais longtemps désiré. Je ne servis donc nulle part et, comme vous le voyez, je n'ai pas été bon à grand'chose.
              - Nous dirons, au contraire, qu'il y a bien des gens qui ne vous valent pas.
              - Ça, ce n'est qu'un sottise certaine,s'écria Ivan Vassilievitch avec une colère très sincère.
              - Et l'amour ? dit l'un de nous.
              - L'amour ?... Depuis ce jour-là, il partit à la dérive... Quand, suivant son habitude, souriante et rêveuse, elle me regardait, je voyais aussitôt le colonel sur le champ de torture et je ressentais une gêne extrême. Nos entrevues devinrent de plus en plus rares et l'amour descendit à zéro... Et voilà comment vont les choses, voilà comment se détermine une vie... Et vous dites?... termina-t-il.


                                                                                                                             1903




            


dimanche 4 mars 2012

Ainsi meurt l'amour Léon Tolstoï ( nouvelle russe )

Matriochkas
Robe Antonio Marras


Ainsi meurt l'amour


                 Donc, selon vous, l'homme serait incapable de discerner le bien du mal. Vous allez même jusqu'à prétendre que l'être dépend du milieu où il vit, milieu qui finit par l'absorber totalement. Or, moi je pense qu'ici-bas tout n'est qu'effet de hasard et, pour vous le prouver, laissez-mi vous conter une aventure de ma vie.
                 Telles furent les paroles que prononça Ivan Vassilievitch, dans une conversation entre amis. Cette conclusion était amenée par nos affirmations sur l'impossibilité de changer l'individu sans transformer le milieu dans lequel il évolue.
                 En réalité, nul de nous n'avait dit que l'homme ne pouvait distinguer le bien du mal, ais c'était une habitude chez IvanVassilievitch de répondre aux pensées que lui suggérait la conversation. Ainsi il oubliait fréquemment la cause de son intervention et, avec d'infinies digressions, il nous contait un des épisodes de sa propre existence. Et c'étaient toujours de beaux récits, vivants, sincères et colorés.
                - Je vais donc encore une fois vous parler de moi, dit-il ce soir-là, et vous verrez que ma vie s'est trouvée lancée dans une voie nouvelle, non par l'influence du milieu, mais par quelque chose de totalement différent.
                - Et par quoi donc ? demanda l'un de nous.
                - C'est une histoire bien longue et, pour la comprendre, il vous faudrait l'écouter d'un bout à l'autre
                - Contez-nous donc cette histoire, cher ami.
                Ivan Vassilievitch sembla se plonger dans ses pensées, puis hochant la tête :
                - Parfaitement, dit-il enfin, ma vie entière fut changée en une nuit ou plutôt en une matinée.
                - Que vous était-il donc arrivé ?
                - Une chose bien simple. J'étais très amoureux. Je l'avais été souvent dans ma vie, mais cette fois-là c'était plus sérieux que jamais. Aujourd'hui que cette affaire est bien terminée et que l'objet de mon amour passé est mère de deux filles à marier, je puis bien vous la nommer : c'était Varinka B... Vous la connaissez tous et vous savez qu'à cinquante ans elle est très belle encore : mais ses dix-huit ans étaient délicieux. Grande, mince, imposante et gracieuse à la fois. Elle se tenait droite, portait la tête droite, toute l'allure d'une reine, encore qu'elle fût, pour dire vrai, un peu maigre. Devant son air majestueux, on eut pu la croire inaccessible ; mais son sourire toujours gai et cordial, ainsi qu'une lueur de douceur juvénile dans ses yeux, attiraient irrésistiblement.
                - Vous savez faire de belles peintures, Ivan Vassilievitch !
                - J'aurais beau essayer de la décrire, jamais vous ne parviendrez à savoir combien elle était belle. Mais l'affaire n'est pas là. Ce que je veux vous conter se passait vers 1840. J'étais à cette époque étudiant dans une université de province. Je ne sais si cela était mieux ou plus mal, mais de notre temps il n'y avait dans nos hautes écoles, ni cercles clandestins, ni théories politiques. On était simplement jeunes et on vivait avec les joies naturelles à la jeunesse. L'étude et le plaisir nous suffisaient.
                J'étais alors un garçon très gai, très avenant et au surplus riche. Je possédais un beau cheval qui trottait l'amble, je menais les jeunes filles sur les montagnes russes ( les patins n'étaient pas encore à la mode ) ; je faisais la noce avec les camarades ( en ce temps-là nous ne buvions que du champagne ; si l'on n'avait pas d'argent, on ne buvait pas, mais jamais de vodka comme aujourd'hui ).
               Mon amusement favori c'étaient les bals et les soirées. Je dansais bien et n'étais pas trop laid.
               - Allons, ne faites pas le modeste, interrompit une dame. Nous avons vu votre portrait et nous savons que vous étiez un fort joli garçon.
               - Joli garçon ou non, l'affaire n'est pas là. Mais, voici : au moment où mon amour arriva au point culminant, j'assistai avec Varinka à un bal chez le maréchal de la noblesse, un vieillard for bon, accueillant, riche et chambellan de l'empereur. Nous étions au dernier jour du carnaval. Notre hôtesse, la maréchale, aussi bonne que son mari, recevait largement. C'était une belle femme, déjà âgée. Sa robe de velours couleur puce découvrait de magnifiques épaules blanches et rondes et une superbe gorge comme on en voit sur les portraits d'Elisabeth Petrovna ; un diadème de brillants ornait son front.
               Le bal était splendide. Une salle immense. Sur la galerie, un orchestre célèbre composé de serfs d'un propriétaire terrien très amateur de musique. Un riche buffet et une véritable mer de champagne. Bien que j'aime le champagne, je n'en buvais pas ce soir-là, car j'étais ivre d'amour. Mais, en revanche, je dansais jusqu'à tomber, des valses, des polkas et, bien entendu presque toujours avec Varinka. Elle portait une robe blanche avec une ceinture rose. Ses longs gants blancs arrivaient jusqu'à ses coudes un peu maigres et des petits souliers de satin la chaussaient.
               Comme j'étais arrivé un peu tard, ayant dû aller acheter des gants chez le coiffeur, le maudit ingénieur Anisimov m'avait volé la mazurka.
               Et, jusqu'à présent, je ne lui ai pas pardonné. Aussi, l'avais-je dansée avec ma petite Allemande à laquelle je faisais quelque peu la cour. Mais je crains bien de n'avoir guère été galant ce soir-là avec elle, car je ne lui parlais pas, je ne la regardais pas et tout mon être allait vers la belle apparition en robe blanche et ceinture rose, au visage excité par la danse, vers ses fossettes charmantes et ses beaux yeux tendres.
               Et je n'étais pas seul à la contempler, car tous, hommes et femmes, l'admiraient sans jalousie, bien qu'elle éclipsât tout le monde. D'ailleurs, était-il possible de ne pas l'admirer !
               Selon les convenances, dira-t-on, je n'eusse pas dû danser sans cesse avec elle. En réalité, je ne fis que cela toute la soirée. Dans les figures où la dame choisit son danseur, sans se gêner, elle traversait la salle pour venir près de moi. Je me levais en attendant et elle, d'un sourire, me remerciait de ma perspicacité. Quand une figure se terminait par une valse, je dansais longuement avec elle, et, tout essoufflée, elle murmurait : encore. Et je ne sentais plus mon corps.
               - Allons, ne dites pas ça. Non seulement vous sentiez le vôtre, mais encore le sien, dit un des convives.
               Ivan Vassilievitch s'empourpra et s'écria presque en colère.
               - Voilà où vous en êtes, vous, la jeunesse d'aujourd'hui. Vous ne voyez rien d'autre que le corps. Jadis, nous n'étions pas ainsi. Plus j'aimais, plus elles devenait pour moi immatérielle. Maintenant vous voyez des pieds, des chevilles et vous déshabillez par la pensée les femmes que vous aimez. Pour moi, comme le disait Alphose Karr, un excellent écrivain celui-là, l'objet de mon amour avait des vêtements de bronze. Nous autre, comme les bons fils de Noé, nous couvions la nudité. Mais vous ne comprenez rien à tout cela.
              - Ne l'écoutez pas et continuez, dit un de nous.
              - Pendant que nous dansions, le temps passait sans qu'on s'en fût aperçu. Avec une énergie farouche les musiciens raclaient le même air. En attendant le souper, les papas et les mamans abandonnaient les tables de jeu. Il était trois heures du matin. Il fallait jouir des derniers moments.
               - Alors, après le souper, c'est mon quadrille, dis-je en la reconduisant.
               - Bien sûr, si on ne m'enlève pas, dit-elle en souriant.
               - Je ne le permettrai jamais.
               - Donnez-moi donc mon éventail.
               Je le lui rendis avec regret. Elle en arracha une plume et me la tendit.
               - Un souvenir, dit-elle.
               Je pris la plume et ne pus exprimer ma gratitude et mon enchantement autrement que par un regard
J'étais non seulement gai et content, mais j'étais heureux, j'étais bon, je n'étais plus moi-même, mais un être supraterrestre, uniquement capable de bien. Je cachai la plume dans mon gant n'ayant même plus la force de quitter Varinka.
                - Regardez, on demande à papa d'aller danser, dit-elle en montrant son père, le colonel qui, en grand uniforme, se tenait devant la porte en compagnie de quelques dames.
                - Varinka, venez ici, dit l'hôtesse.
                Mon amie se leva et je la suivis.
                - Ma chère,demandez à votre père de danser avec vous. Allons Pierre Vassilievitch, je vous en prie, dit-elle en s'adressant au colonel.
               Le père de Varinka était un beau vieillard, grand, frais et d'une stature majestueuse. Sa figure était rose, avec des moustaches blanches, à la Nicolas 1er, des favoris blancs les rejoignant et des accroche-coeur aux tempes. On retrouvait en lui le même sourire joyeux, des yeux et de la bouche, qu'on aimait en sa fille. Il était d'une très belle prestance, large d'épaules, la poitrine bombée, ornée de rares décorations. Type du vieux soldat de Nicolas 1er, il servait en qualité de simple colonel de recrutement.
               Quand nous approchâmes de la porte, le colonel refusait en disant qu'il avait désappris la danse. Mais, malgré cela, souriant, il retira son épée et la tendit à un jeune homme serviable. Puis il mit un gant blanc tout en disant : " Il faut tout faire selon l'ordonnance ", et, tendant la main à sa fille, il se plaça en attendant le signal.
              Aux premières mesures, il frappa gaiement le parquet d'un pied, lança la jambe, et son grand corps pesant s'ébranla, tantôt lentement et majestueusement, et tantôt avec fougue dans un bruit de talons, en tournant autour de la salle. La gracieuse figure de Varinka semblait planer auprès de lui, allongeant ou raccourcissant irrésistiblement les pas de ses petits pieds chaussés de satin. La salle entière suivait les mouvements du couple. Non seulement je les admirais, mais je les contemplais avec des transports de tendresse. Ce qui me frappa encore, ce furent les chaussures du père, de bonnes chaussures de chevreau, certes pas à la mode, de forme carrée, à talons plats et qu'on devinait confectionnées par le cordonnier régimentaire. Pour habiller et sortir sa fille bien-aimée, il ne peut s'offrir des chaussures à la mode, songeai-je, et les bouts carrés m'attendrissaient.

                                                                     ....................................... ( à suivre )