mardi 4 décembre 2012

Anecdotes et réflexions d'hier pour aujourd'hui journal 6 Samuel Pépys ( Angleterre )


St James Park
                                                      Journal

                                                                                                                      3 février 1660

Tour de Londres            Pris mon verre du matin chez Harper et y appris que les soldats étaient tous très calmes, du fait qu'ils avaient reçu la promesse qu'ils seraient payés. De là, au parc St James :  je marchai jusqu'à l'endroit où je joue habituellement du flageolet et je jouai un moment, car c'était une fort belle matinée ensoleillée. retour à Whitehall, où, dans la salle des gardes, je vis quelque 30 ou 40 apprentis de la Cité qui avaient été arrêtés hier soir vers minuit et qui avaient été amenés là comme prisonniers. Puis, au bureau, où je remis encore un peu d'argent à certains des soldats du lieutenant-colonel Miller ( qui défendit la Tour de Londres contre le Parlement après qu'elle fut enlevée à Fitch par le Comité de sécurité, et qui pourtant a conservé son poste ) ; vers midi, Mrs Turner vint bavarder avec moi et Joyce, et je les emmenai voir comment se passaient les débats à la Chambre : l'huissier a très aimablement ouvert la porte pour nous. De là, j'allai voir mon cousin Roger Pepys ; comme c'était la période des cours, nous l'emmenâmes dehors, chez Prior, à la taverne rhénane, où nous bûmes un ou deux pots de vin avec un plat d'anchois ; nous passâmes commande de trois ou quatre douzaine de bouteilles de vin pour lui en vue de son mariage. Après quoi, il partit en me laissant pour consigne de commander et de payer tout ce qui ferait plaisir à Mrs Turner. Nous ne prîmes rien d'autre en cet endroit, mais nous allâmes commander une épaule de mouton chez Wilkinson, en demandant qu'elle soit apprêté de la meilleure manière, et nous fîmes porter chez moi une bouteille de vin.Entre-temps, elle et moi et Joyce traversâmes Whitehall à pied ; le général Monck venait d'arriver et nous vîmes toutes ses troupes défiler : des soldats en très bonne condition et des officiers costauds. De là, à la maison, où nous dînâmes ; mais nous dûmes faire montre de beaucoup de patience , car le mouton arriva cru et il nous fallut attendre qu'il fût cuit à l'étouffée. En attendant, nous discutâmes d'une bague représentant un petit bouquet pour Mrs Turner qu'elle doit recevoir pour le mariage de Roger Pepys. Après dîner, je les laissai et sortis pour aller aux nouvelles ; mais j'appris seulement que la plus grande partie des députés étaient avec Monck à Whitehall, que sur son passage à travers la capitale beaucoup avaient crié pour réclamer un Parlement libre, mais qu'il n'avait guère reçu d'autre bienvenue. Je pus constater dans la cour du palais de Westminster que certains des vieux soldats continuaient à refuser de quitter la capitale sans leur argent et juraient que s'ils ne le recevaient pas sous trois jours, comme on le leur avait promis, ils causeraient plus de dégâts dans le pays que s'ils étaient restés à Londres ; ce qui est très vraisemblable, dans la mesure où le pays tout entier est mécontent. La ville et la garde sont déjà envahies par les soldats de Monck. Je m'en suis retourné et, comme il commençait à faire noir, j'allai avec eux faire un tour dans le parc, où Théophila ( qui nous était envoyée pour dîner distança ma femme et une autre pauvre femme qui paria un pot de bière avec moi qu'elle la gagnerait de vitesse. Après quoi je les accompagnai jusqu'à Charing Cross où je les laissai, ainsi que ma femme. J'allai Mrs Ann qui commença par se plaindre très fort du matelas en bourre de laine que je lui avais fait porter, mais je la remis à sa place. Je restai jouer aux cartes jusqu'à neuf heures du soir. Puis à la maison, et au lit


                                                                                                              4 février 1660

            Ce matin, une heure à mon luth, puis au bureau ; j'y attendis Mr Squibb qui devait passer me voir, mais en vain. A midi, en me promenant à Westminster, je rencontrai Mr Swan ; je lui fis rencontrer le capitaine Stone, et nous discutâmes de l'affaire de M Downing. Puis chez Will, où je restai jusqu'à trois heures; puis chez Mr Swan ( je trouvai sa femme en grand deuil de son père, comme je l'exigent les convenances que j'emmenai par le fleuve jusque chez l'homme de loi du Temple, Mr Stephens, et de là à Grey's Inn, dans l'espoir de parler avec Ellis le conseiller juridique, mais nous ne le trouvâmes pas. Nous rencontrâmes dans les couloirs un de ses amis avec lequel nous allâmes boire un verre ; je mangeai du pain et du beurre car je n'avais pas mangé de la journée, tandis qu'eux discouraient par hasard sur Marriott, le gros mangeur, de sorte que je me retins de manger autant que j'aurais voulu. Swan nous a montré une ballade sur l'air de Mardyke, admirablement écrite en caractères d'imprimerie. Je la lui ai empruntée, mais les paroles se sont avérées stupides si bien que je ne l'ai pas recopiée. Nous quittâmes ensuite cet endroit, après avoir laissé Swan chez son maître, milord Widdrington, je rencontrai Spicer, Washington et D. Vines près de Lincoln's Inn, où ils étaient en train d'acheter un tournebroche pour rôtir les oiseaux à un marchand qui se trouvait là. Je fus bien heureux de leur fausser compagnie et me rendis chez Mrs Crew. Je lui demandai si elle pouvait me procurer une servante pour aider Mrs Jemima pendant que sa domestique est malade, mais elle ne pouvait se passer d'aucune de ses servantes. De là chez sir Harry Wright ; comme milady n'était pas là, je parlai du problème à Mrs Carter qui va me procurer une servante pour lundi.  Je me rendis donc avec un porte-flambeau chez les Scott ; Mrs Ann était au milieu d'une crise. Je ne lui parlai pas, mais je dis à Mrs Jemima ce que j'avais fait, puis j'allai à la maison écrire des lettres que j'envoyai à la campagne par la poste. Je jouai ensuite un moment sur mon luth avant de redescendre souper. Ensuite, au lit.
            Les seules nouvelles aujourd'hui sont que le Parlement a voté que la Chambre devrait désormais comprendre 400 députés.
            Aujourd'hui ma femme a tué la dinde que Mr Shipley lui avait donnée et que milord avait rapportée de l'expédition en Zélande ; elle n'a jamais réussi, par aucune méthode, à convaincre sa bonne, de tuer quoi que ce soit.
                                                

dimanche 2 décembre 2012

L'Etudiant Anton Tchékov ( nouvelle Russie )





                                                               L'étudiant

            Le temps avait d'abord été beau, calme. Les merles sifflaient et, dans les marais du voisinage, quelque chose de vivant émettait un bourdonnement plaintif, comme i l'on eût soufflé dans une bouteille vide. Une bécasse passa et le coup de fusil qu'on lui tira se répercuta longuement et joyeusement dans l'air printanier. Mais quand le crépuscule descendit sur la forêt, un vent froid et pénétrant se mit à souffler importunément de l'est, et tout se fit silencieux. Les flaques se couvrirent d'aiguilles de glace et la forêt devint inhospitalière, sourde et déserte. Il monta une senteur d'hiver.
            Ivan Velikopolski, étudiant à la faculté de théologie, fils de sacristain, revenant de la chasse à l'affût, avait suivi tout du long un sentier qui bordait une prairie basse. Il avait les doigts gourds et le vent lui brûlait la figure. Il lui semblait que ce rafraîchissement de la température avait détruit partout l'ordre et l'harmonie, que la nature elle-même était saisie d'effroi et que c'était pour cela que les ombres du soir étaient venues plus tôt que de raison. Alentour tout était désert et particulièrement lugubre. Seul scintillait un feu dans le potager des veuves, près de la rivière ; alentour, et à l'endroit à quatre verstes de là, où se trouvait le village, tout était uniformément noyé dans la froide brume du soir. L'étudiant se souvint que lorsqu'il était parti sa mère, assise par terre dans le vestibule, pieds nus, était en train d'astiquer le samovar, et que son père, couché sur le poêle, toussait ; c'était la semaine sainte, on ne faisait aucune cuisine chez lui et la faim le tenaillait. Maintenant, tout recroquevillé de froid, il songeait que le même vent soufflait à l'époque de Rurik, d'Ivan le Terrible et de Pierre le Grand ; qu'à leur époque sévissait une pauvreté et une faim aussi féroces ; les mêmes toits de chaume crevés, les mêmes ignorances, la même angoisse, le même désert alentour, les mêmes ténèbres, le même sentiment d'oppression : toutes ces horreurs avaient existé, existaient, existeraient, et que dans mille années la vie ne serait pas devenue meilleure. Et il n'avait pas envie de rentrer.
            Le potager des veuves était ainsi appelé parce qu'il était cultivé par deux veuves, la mère et la fille. Leur feu flambait, pétillait, illuminant alentour les terres labourées. Vassilissa, la veuve, une grande et grosse vieille vêtue d'une courte pelisse d'homme, debout près du feu, pensive, regardait les flammes ; sa fille Loukeria, petite, la figure grêlée par la petite vérole, l'air niais, assise par terre, lavait une marmite et des cuillères. Elles venaient sans doute de finir de souper. On entendait des voix d'hommes ; c'étaient les ouvriers de l'endroit qui faisaient boire leurs chevaux à la rivière.
            - Voilà l'hiver revenu, dit l'étudiant en s'approchant du feu. Bonjour.
            - Vassilissa tressaillit mais, le reconnaissant aussitôt, lui adressa un sourire accueillant.
            - Je ne t'avais pas reconnu. Dieu te bénisse, dit-elle. Tu seras riche !
            Ils parlèrent. Vassilissa, femme d'expérience, ancienne nourrice, puis bonne d'enfant chez les messieurs, s'exprimait en termes délicats, et un sourire doux, posé, ne quittait pas son visage ; sa fille, Loukeria, au contraire, une femme qui n'était pas sortie de son village et abrutie de coups par son mari, se contentait de regarder l'étudiant sans dire un mot en plissant les paupières avec une expression étrange, comme celle d'une sourde-muette.
            - Par une nuit aussi froide, l'apôtre Pierre est venu comme moi se réchauffer auprès d'un feu, dit l'étudiant en tendant les mains vers la flamme. C'est donc qu'il faisait également froid dans ce temps-là. Ah, quelle affreuse nuit ce fut, bonne vieille ! Une nuit prodigieusement triste, longue !
             Il regarda les ténèbres alentour, secoua la tête d'un geste nerveux et dit :
             - Je suis sûr que tu es allée entendre les Douze Évangiles.
             - Oui, répondit Vassilissa.
             - Si tu te rappelles, pendant la Cène, Pierre dit à Jésus : " Je suis prêt à te suivre et en prison et dans la mort. " Alors le Seigneur : " Je te le dis Pierre, avant que le coq ait chanté tu m'auras renié trois fois." Après la Cène Jésus, saisi d'angoisse mortelle, priait au Jardin des Oliviers et le malheureux Pierre fléchit, il sentit ses forces l'abandonner, ses paupières s'alourdir et ne put vaincre l'envie de dormir. Le sommeil le gagna. Puis, tu le sais, la même nuit Judas baisa Jésus et le livra à ses bourreaux. On le mena les mains liées chez le grand prêtre en le frappant, et Pierre exténué, torturé d'angoisse et d'inquiétude tu le comprends n'ayant pas dormi son soûl, pressentant que quelque chose d'affreux allait arriver sur la terre, le suivit... Il aimait Jésus passionnément, à la folie, et voyait de loin qu'on le battait... "
            Loukeria laissa ses cuillères et regarda fixement l'étudiant.
            - " On arriva chez le grand prêtre, poursuivit-il. On interrogea Jésus et, pendant ce temps-là, des travailleurs allumèrent des feux au milieu de la cour parce qu'il faisait froid, et s'y chauffèrent. Pierre, debout près du feu au milieu d'eux se chauffait comme je le fais à présent. Une femme l'apercevant dit : " Celui-là aussi était avec Jésus ", ça voulait dire qu'il fallait l'interroger lui aussi. Et tous les travailleurs rassemblés autour du feu durent sans doute le regarder d'un air soupçonneux et dur, car il se troubla et dit : " Je ne le connais pas . " Peu après quelqu'un d'autre reconnut en lui un disciple de Jésus et dit : " Toi aussi tu es des siens ". Mais à nouveau Pierre nia et pour la troisième fois quelqu'un s'adressant lui, lui dit : " Ce n'est pas toi que j'ai vu avec lui dans le jardin ? " Pour la troisième fois Pierre nia. Et aussitôt après le coq chanta et Pierre apercevant Jésus de loin se souvint de ce qu'il lui avait dit pendant la Cène... Il se souvint, retrouva ses esprits, sortit de la cour et pleura amèrement. Il est dit dans l'Evangile : " Et il sortit et pleura amèrement." Je vois très bien cela : un jardin bien calme, bien noir et dans le silence on entend à peine des sanglots étouffés. "
            L'étudiant poussa un soupir et devint pensif. Vassilissa qui souriait toujours laissa soudain échapper un sanglot, de grosses larmes roulèrent en abondance sur ses joues et elle se protégea la figure du feu avec sa manche, comme si elle avait eu honte de ses pleurs. Loukeria, le regard toujours fixé sur l'étudiant, rougit et son visage prit une expression pénible, tendue, celle de quelqu'un qui cherche à contenir une vive douleur.
            Les ouvriers revenaient de la rivière, et l'un d'eux à cheval était déjà tout près, éclairé par la lueur dansante du feu.L'étudiant souhaita la bonne nuit aux veuves et poursuivit son chemin. A nouveau il se retrouva dans les ténèbres et ses doigts s'engourdirent. Il soufflait un vent âpre, c'était vraiment l'hiver qui revenait, et l'on ne se serait pas cru à l'avant-veille de Pâques.
            Maintenant l'étudiant pensait à Vassilissa. Si elle s'était mise à pleurer c'était que tout ce qui était arrivé à Pierre durant l'horrible nuit avait quelque rapport avec elle...
            Il se retourna. Le brasier solitaire clignotait paisiblement dans la nuit, il n'y avait plus personne alentour. L'étudiant pensa à nouveau que si Vassilissa avait pleuré et si sa fille s'était montrée troublée, c'était évidemment que ce qu'il venait de raconter, qui s'était passé dix-neuf siècles plus tôt, avait un rapport avec le présent, avec les deux femmes et, sans doute, avec ce village isolé, avec lui-même, avec toute l'humanité. Si la vieille femme avait pleuré, ce n'était pas parce qu'il avait l'art de faire vibrer par ses récits la corde sensible, mais parce que Pierre lui était proche et que de tout son être elle était intéressée à ce qui s'était passé dans son âme.
            Et une lame de joie déferla soudain dans l'âme de l'étudiant, il s'arrêta même une minute pour reprendre sa respiration. Le passé, pensait-il, est lié au présent par une chaîne ininterrompue d'événements qui découlent les uns des autres. Et il lui semblait qu'il venait d'apercevoir les deux bouts de la chaîne : il avait touché l'un et l'autre avait vibré.
            Tandis qu'il franchissait la rivière par le bac et qu'il gravissait la colline les yeux fixés sur son village natal et sur le couchant où une mince bande pourpre jetait des lueurs froides, il pensait que la vérité et la beauté qui régissaient la vie là-bas, au Jardin des Oliviers et dans la cour du Grand Prêtre, s'étaient perpétuées sans interruption jusqu'à ce jour, et apparemment constituaient toujours l'essentiel de la vie humaine et, d'une manière générale sur la terre ; un sentiment de jeunesse, de santé, de force - il n'avait que vingt-deux ans -, l'attente ineffablement douce du bonheur, d'un bonheur inconnu, mystérieux, l'envahirent peu à peu et la vie lui parut enivrante, merveilleuse, pleine d'une haute signification.
    


                                                                                                        Tchékov

                                                                               ( l'étudiant parait en 1894 )

samedi 1 décembre 2012

Excursion . - Le Général . Joseph Roth ( Nouvelles Allemagne )



           vienne
                                                                Excursion

           
            Au Schottentor, on sent l'odeur du vin nouveau, le 38 est pompette et s'en va titubant, surcharge de corps humains. Dans l'éclat du soleil la sueur perle sur le dos des pelouses. Le chauffeur est coincé et s'ébroue en crachant de l'oxygène comme un moteur de 76 CV. Sacs à dos encore mous, mais enflant légèrement dans l'attente de conquêtes paysannes. Souliers d'alpinistes sept fois cloutés prenant position sur les oeils-de-perdrix de leur prochain. De la plate-forme arrière monte la vapeur de la chair humaine, accélérant le rythme des roues.
            On roule devant des clôtures de jardin où grimpe du feuillage qui frôle presque les fenêtres de la voiture. Un chien pleure dans une ferme. Le tramway filant à toute vitesse rend fou un caniche enfermé. Il croit que ce monstre bruyant rouge et jaune le nargue. De jeunes plants de haricots hâtifs grimpent à de minces perches, ils veulent voir ce qui peut bien se passer là-haut. D'indiscrètes fenêtres en encorbellement tendent des voiles verts de vigne vierge devant leur visage, par crainte des taches de rousseur. Une grille de jardin fait une toilette de couleur blanche. L'odeur de la peinture à l'huile s'exhale à la chaleur du soleil.
            Terminus. De verts petits chalets de nécessité dont le prix d'entrée a augmenté, receveur avec des feuilles de journal, poinçonnent l'histoire du monde sur des bancs de bois récurés par des fonds de pantalon. Le tramway s'ouvre et recrache des gens. Un premier souffle de la nature produit un effet encourageant sur les couples d'amoureux. Quelque part un baiser tombe comme une seule goutte de pluie dans le silence.
            " Café-restaurant ". Maître d'hôtel pour quartier résidentiel, avec plastron éblouissant, sommet du crâne étincelant, mèches de cheveux soigneusement comptées, pommadées à gauche et à droite, grasses comme de la crème fouettée. Mouvements de la main silencieux. Leurs doigts marchent sur des talons de caoutchouc. Le groom, bébé en frac, a des joues rouges, brunes et brillantes sous un léger duvet de pêche. Il sent le lait comme un nourrisson.
            Un coin de fenêtre a été conquis par une bande de trafiquants. Pardessus et redingotes avec ceinture, dans laquelle ne se trouve étrangement aucune grenade à main. De larges ongles, polis ce matin même par le coiffeur, luisent comme des éclats de verre. Les manières sont fraîchement achetées, elles sont neuves et grincent encore ; l'étiquette avec le prix y pendouille sûrement.
            Ils sont six, sept. Leurs cravates d'un vert fluorescent font du tapage. On commande du tschoklad. Sept tasses de tschoklad.
            - Et avec ça ? chuchote le maître d'hôtel en s'inclinant.
            - Sept, Sacher-Torte ! dit l'un d'eux. Il paie. D'une main sûre, il compte la monnaie dans la poche de son pantalon ; les doigts s'y meuvent furtivement comme des lapins prisonniers. Jambes d'emballeur de meubles, courbées vers l'extérieur. Petits yeux sans cils, les sourcils à peine indiqués, comme par un timide coup de crayon.
            - Sept, Sacher-torten ! Le maître d'hôtel sourit, supériorité bien huilée. Schani, apporte des gâteaux à ces messieurs. !
            Les messieurs sont éberlués. Ne voulaient-ils pas des Sacher-Torten ? Leur compartiment baisse d'un ton. Leurs cravates sont devenues silencieuses à un point frappant. Celui qui a la main dans le sac réfléchit : est-ce que le gâteau est de la Sacher-Torte ?
            Schani apporte du gâteau. Soixante-dix doigts l'émiettent. Plongent le gâteau dans le tschoklad
comme des éponges dans l'eau. Finalement, déglutition gargouillante. Cela fait le même bruit que des gouttes d'eau râlant dans un tuyau défectueux.
            Sur la route, chant " Les petits oiseaux dans la forêt. " Innocence conquise de force. Costumes de touristes, comme sur une toile peinte. Le vent a ôté la poudre au visage des femmes. Citadins, dans les champs et les prés.
            Sur une prairie verdoyante s'élèvent soudain vingt-cinq cornets de papier marron. Dans l'obscurité qui approche rougeoie une cigarette. Les promeneurs de retour oscillent, leur petit chapeau de loden sur la nuque, joyeux à tout prix, lourds comme des charrettes de foin rentrant vers la grange, vers la station de tramway.
            Ruée sur le tramway. Le dialecte de la rue viennoise impose sa suprématie. Quelques renvois permettent aux buveurs d'avaler encore du vin nouveau.
            Les premières rues sont silencieuses, elles rentrent la tête par peur des habitants qui reviennent. Comme une épouvante folle, le tramway traverse une rue résidentielle. Et la demi-lune rit sournoisement au-dessus des réverbères au gaz,malades du foie, qui ont la jaunisse.


                                                                                                        Josephus

                                                                                  Der Neue Tag 28 mars 1920


                                                      Le Général

            Tous les jours, à cette heure du matin où un aide de camp se pétrifiait en colonne de sel :
            - Excellence, je déclare avec obéissance...
            Le général remonte la rue fraîchement rasé, favoris bien peignés. Dans sa démarche, rigueur militaire et pseudo-conscience du but à atteindre, dans son maintien, dressage vidé de sens. Son oeil lance un éclair bleu comme autrefois, quand il était posté devant les ennemis, une brigade entre lui et eux. S'efforçant de voir dans l'avenir, il voit le passé. Un passé avec musique militaire, bruit de tonnerre. " Pont du Prince Eugène ", obéissance et âme d'esclave. Quand un soldat passe devant le général, le vieux s'efforce de ne pas voir. Il veut être indulgent et ferme un oeil. Mais ensuite, c'est amertume, vide, cosmos béant, limite de la raison. Il était général parce qu'on l'appelait Excellence. Il était général dans la structure de la brigade. Il était " complet " quand les autres le saluaient. Il n'a jamais été un individu. Toujours une composante. Comme un bouton, une crosse de fusil, un havresac, une veste de pluie. Il trouvait son complément dans l'obéissance des autres. Maintenant il est vestige, fragment, brigadier sans brigade, stratège sans règlement de service, maître sans serviteur. Mais toujours maître, avec l'auréole d'une tragique ironie autour de son képi de général, conscient de son rang sans rang et honorable sans code d'honneur...


                                                                                              Joseph Roth



                                         

jeudi 29 novembre 2012

Lettres à Madeleine 55 Apollinaire


                                                Lettre à Madeleine

                             Ecris toujours même adresse section 139.

                                                                                                     Epernay, le 12 janvier 1916

            Mon amour, je n'ai pu m'arrêter à Paris que jusqu'à midi hier. Depuis j'ai cherché mon régiment. Je sais maintenant où il est au repos et y serai tout à l'heure. Voyage fatigant. Il fait beau. A Paris déjeuné avec Maman, lui ai dit nos fiançailles à quoi elle ne voit rien à redire - Je t'adore mon amour chéri. Je te caresse avec douceur et j'aime ton bras s'appuyant sur le mien. Pas pu passer au Mercure pour parler d'un nouveau livre de vers mais ferai cela par correspondance. C'est curieux comme la lumière même à Marseille est plus sombre que celle de l'Algérie. Le vieux capitaine à moustaches a été imbuvable sur le bateau
                                                                                                                  oran - grotte vierge misserghin    
parce que j'ai été poli avec une femme laide et effroyablement maigre d'Oran qui avait le mal de mer, il a fait des plaisanteries comme si j'avais fait la cour à cette pauvre femme. J'ai été obligé de lui dire que j'étais fiancé et que ses réflexions sans fondement me désobligeaient. Il est architecte du département de la Drôme et a passé plusieurs mois avec le frère de mon colonel à qui j'apporte par conséquent des nouvelles.
            Nous avions à bord aussi l'officier d'ordonnance du général Lyautey et un lieutenant de goumiers avec qui j'ai déjeuné à Marseille ( rien que du poisson à l'Hôtel des Phocéens ). J'ai pris une couchette en chemin de fer et ai bien dormi ; j'étais avec un épicier qui habite à Paris 128 rue de la Roquette et qui s'appelle Lequoy, homme qui m'a paru singulièrement bien renseigné sur les affaires politiques et militaires, peut-être n'est que du bon sens mais il en a beaucoup en ce cas. La conversation avec ce personnage dispose à l'optimisme. Je viens de déjeuner à Epernay c'est 2 h et à 2 h 17 je prends un train qui va me conduire pas loin d'ici, près du cantonnement de ma compagnie. J'ai voyagé ce matin au retour de Châlons avec un officier qui allait , " pour la 4è fois en permission ". Il fait beau temps, je pense à toi mon amour, je t'adore, je pense à notre réunion, à ta beauté, à ta gentillesse, à ton imagination que j'aime, à ton regard que j'adore, à ton trouble, à tout toi mon cher très cher amour, mon Madelon adoré, je prends ta bouche.
            Embrasse pour moi ta chère Maman et les petits.

                                                                                                                     

                                                                                              Gui                                                                    


                                                                                            15 janvier 1916               
            Mon amour, nous sommes au repos à Damery près d'Epernay et je suis juste arrivé pour être commandant de la Cie à la même Cie, bien que je sois eng... de tous côtés par le Ct, par le Coll. Hier jusqu'au général qui a fait demander pourquoi la sentinelle sur je ne sais quelle route n'avait pas de falot. Enfin pour le moment pas un instant de repos, comptes rendus sur comptes rendus. J'en ai par-dessus la tête. Heureusement que j'ai été fourrier et que je connais ainsi un peu mais suffisamment pour la contrôler la comptabiblité de campagne. En ce moment, j'ai à fournir un compte rendu pourquoi ma compagnier était hier en casque tandis que la Cie voisine était en képi. Hier, j'ai assisté à une scène médicale dont Molière aurait fait son profit. Enfin, ce repos, si drôle qu'il soit me fait un peu regretter les 1ès lignes pour la tranquillité. Au moins là-bas on est embêté que par les Boches, ici avec la perspective prochaine des Boches, il y a tous les désagréments de la vie de caserne... J'écris ta lettre en plusieurs fois, amour. - Je viens de recevoir ta lettre du 9 mon amour adoré et j'en suis tout chaviré... je ne sais comment te l'exprimer.. il vaut mieux que je ne l'exprime pas... Je t'adore... c'est tout... Nous nous adorons - Je n'ai pu m'occuper de mon livre à Paris, mais copie mon amour, je m'en occuperai par correspondance. J'ai toutes tes lettres d'avant permission. Je les ai lues et j'y répondrai peu à peu ci-joint une vue de Damery. Combien y resterons-nous je ne sais. - Adrienne Lecouvreur a fait qque chose ici, peut-être y est-elle née.
            Le curé de l'endroit est un homme instruit et délicat.
            Mais le plus chic ici c'est mon chef de Bataillon, mon comt qui est vraiment un homme chic, brave, fin, bien élevé, un véritable gentilhomme. Je l'aime beaucoup malgré le tarabustage actuel. Et dans l'univers c'est toi que j'aime le plus, mon adoré petit Madelon aimé.
            Ah ! petit Madelon, on vient de m'apprendre que les permissions pour l'Algérie sont supprimées. J'ai eu de la veine !! Je ne crois pas que cette décision soit définitive mais enfin ça aurait retardé ma permission, cette histoire nouvelle !!
            Embrasse ta maman et toute la famille, ô mon amour exquis. Je pense à ta beauté, à ta gentillesse. Je t'aime ma Madeleine jolie, je t'adore. Je vais t'envoyer un paquet de livres, des choses, j'ai retrouvé ma montre, comme il est inutile que j'en aie deux je renverrai celle de Pierrot.
            Je t'adore. Je prends ta bouche.


                                                                                                Gui
                                                                                               15janvier1916
           Mon adorée, je t'aime.
           Mon aimée, je t'adore.
                    
                                                                                                Gui

           J'ai retrouvé 1 paquet de dattes encore bonnes et deux paquets de mandarines, j'ai pu en manger la moitié d'une.

dimanche 25 novembre 2012

Le Fouzi Yama Alfred Jarry ( Poesia - poèmes en prose France )



         hokusaï
                                                   Le Fouzi Yama


            L'excellence de l'armement des Japonais, confirmée par leurs triomphes, consiste aussi bien en leurs canons de 305 millimètres qu'en leur incomparable mousqueterie.
            Mais l'habitude qu'a ce peuple subtil de s'exprimer en phrases enveloppées, allégoriques et volontairement obscures fait que nul n'a pénétré le Secret de la Défense nationale nippone.
            On sait pourtant que l'invention de la poudre et des armes à feu remonte chez les peuples extrêmes-orientaux à la plus haute antiquité, à tel point que les Chinois et les Japonais, sans doute, il y a deux mille ans, blasés sur l'usage meurtrier du salpêtre en préféraient faire emploi pour de bénins feux d'artifice.
            Les premières missions qui pénétrèrent au Japon apprirent que Tokyo était défendue par un cratère béant d'où pouvaient s'échapper à intervalles des explosions, feu et fumée. Et depuis la légende s'est accréditée et perpétuée par les atlas - confusion pire que celle du Pirée avec un homme - qu'il y avait une montagne haute de trois mille sept cent cinquante mètres - la portée du fusil - du fusil yama.
            Que si l'on objecte que le prétendu volcan est assez peu en activité, qui soutiendrait qu'une arme à feu peut être à jet continu.
            Dans les religions orientales, yama désigne uniformément le dieu de la mort.
            Le nom du fusil japonais est donc bien - de même que celui de la longue carabine du héros de Fenimore Cooper : Mort certaine. 
            Et le petits Nippons, considérant l'ignorance européenne de la géographie de leur île, doivent, s'appuyant sur leur arme, éclater, comme Oeil de Faucon, d'un bon rire silencieux.
                                                              Juin - Juillet 1905


                                                          Alfred JARRY