vendredi 18 septembre 2020

Le talent du chat Saki ( Munro ) ( Nouvelle Angleterre )

        


                                                    
jardinage.lemonde.fr

                          

                                                              Le talent du chat

            Dans l'histoire politique des nations il est fréquent de voir des peuples qui, hier encore, étaient les plus farouches ennemis, faire soudain preuve de bienveillance  mutuelle, jusqu'à devenir des alliés.
            L'histoire naturelle des développements sociaux des espèces offre un exemple analogue de ce genre de revirement dans le rapprochement de deux de ses éléments, hier ennemis aujourd'hui amis, je veux parler de l'homme civilisé et du chat domestique. La lutte qui opposait dans les temps préhistoriques les humains et les félins, lorsque le tigre aux dents crochues et le lion des cavernes luttaient contre l'homme primitif, a depuis longtemps tourné en faveur du combattant le mieux armé des deux, à savoir l'Etre doté du Pouce, et c'est ainsi que les descendants de la famille dépossédée se trouvent maintenant relégués pour la plupart dans des forêts et des savanes, où une existence effacée et cachée est la seule alternative à leur extermination.
           Mais le felix cattus ancêtre du chat domestique moderne, a su miraculeusement s'adapter et éviter ainsi la ruine de sa race. Il a même su se faire une place au coeur même de l'organisation du conquérant. Car ce n'est pas en tant que serviteur ou serf, ce n'est pas non plus comme une bête de somme ou comme un humble suiveur, tel le chien, que ce fier mammifère est entré dans la société des humains. Le chat n'est domestique que dans la mesure où cette domesticité sert ses desseins et satisfait ses besoins. Mais il ne se laissera jamais mettre en laisse ni ne supportera qu'on intervienne dans ses allées et venues. Un long commerce avec le genre humain a fait de lui un fin diplomate, et aucun cardinal romain du Moyen Âge n'a mieux su se concilier les bonnes grâces du monde environnant qu'un chat qui a pour horizon un bol de lait.             Mais l'affabilité sociale, l'indolence ronronnante, le velouté d'une caresse peuvent disparaître en un clin d'oeil et céder la place à une indifférence hautaine et distante.. Et le voilà rôdant dans un monde de toits et de cheminées où l'être humain ne peut le suivre sans se ridiculiser. Il peut encore à tout moment mobiliser cet esprit sauvage qui l'aida à survivre aux jours anciens de la lutte pour la vie et trouver un plaisir sadique ( tout à fait germain de celui de l'homme ) à torturer un malheureux oiseau ou une pauvre souris. Ce n'est pas un mince exploit d'avoir réussi à combiner la liberté sans frein des époques de sauvagerie primitive avec le raffinement qu'autorise et qu'exige même une civilisation hautement développée.
           Se rouler dans les étoffes les plus moelleuses que le commerce fait venir du bout du monde. Se chauffer à la chaleur que le travail et l'industrie sont allés capter dans les entrailles de la terre. Se nourrir des mets les plus délectables que la richesse étale sur la table, tout en restant un enfant libre et sauvage de la nature, un puissant chasseur et même, un tueur, tel est l'exploit du chat.
            Mais le chat a encore d'autres qualités qui forcent l'admiration. L'animal que les Égyptiens considéraient comme un dieu, que les Romains considéraient comme un symbole de liberté et que les Européens barbares et ignorants du Moyen Âge anathémisaient comme une créature démoniaque, a démontré à travers toutes les époques de deux qualités étroitement associées : le courage et le respect de soi. Quelles que soient les circonstances ces deux qualités ne leur font jamais défaut. Mettez un  chiot, un chaton et un enfant en présence d'un brusque danger. L'enfant appellera instinctivement au secours, le chiot pliera l'échine et se soumettra abjectement, alors que le chaton, lui, bandera toutes ses forces en vue d'une résistance acharnée. *
Afficher l'image d'origine            Dissociez l'amateur de luxe de           l'atmosphère de convention sociale au milieu de laquelle il évolue habituellement et observez-le d'un oeil critique dans des conditions adverses de civilisation qui peut, par exemple pousser un homme à faire le pitre dans la rue pour gagner les quelques sous qui l'empêcheront de devenir un voyou. Mais le chat des rues, le chat de gouttière, si affamé, si persécuté soit-il, garde au sein même de la plus cruelle adversité, l'allure libre et racée qui était la sienne lorsqu'il foulait il y a plus de deux mille ans le sol dallé des temples thébains et affiche toujours cette vigilance et cette confiance en soi que l'homme n'a jamais pu lui ôter.
            Et quand ni sa ruse ni son courage n'ont pu le soustraire aux coups de l'inexorable destin, quand ses ennemis se sont montrés trop forts ou trop nombreux, il meurt en se battant jusqu'au bout tremblant de rage et exprimant dans son cri d'agonie cet amer reproche que les êtres humains, eux aussi, ont souvent jeté à la face des puissances éternelles, cette protestation contre un destin qui aurait pu les rendre heureux et qui ne l'a pas fait.



*      123rf.com


                                                                               Saki
                                                                       ( H.H. Munro )

jeudi 17 septembre 2020

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 129 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )

                                             journals.openedition.org


                                                                                                                           16 Novembre 1664

           Ma femme n'étant pas bien se réveilla dans la nuit, et c'est merveille de voir de quel profond sommeil nos gens dorment, au point qu'il lui fallut sonner pendant une heure avant que personne se réveille, enfin l'une d'elles se lève pour venir en aide à ma femme, et on se rendormit.
            Levé et à mon travail, puis à Whitehall pour me mettre au service de la commission des Lords. Rentré tout droit chez moi et dîné avec sir William Batten et milady et eus ensuite une longue conversation tournée vers le profit, pour savoir comment nous introduire au bureau des prises de guerre, ou d'un autre moyen honnête de forcer le roi à nous récompenser des peines extraordinaires que nous prenons.
            Puis au bureau, très affairé tout l'après-midi, et encore jusqu'à minuit passé, puis à la maison et, au lit.
            Aujourd'hui ma femme est allée à l'enterrement d'un petit garçon de William Joyce.


                                                                                                                        17 novembre

            Levé et à mon bureau fort embesogné toute la matinée et prenant sur moi de dire au contrôleur de la Marine à quel point ses tâches sont mal faites, et je crois bien, à la vérité, que si je continue tout le travail va retomber sur moi, que cela me plaise ou non.
            A midi à la Bourse, puis dîné à la maison avec Creed, et retour au bureau et au travail avec ardeur tout l'après-midi, jusqu'à minuit, puis rentré chez moi, souper et, au lit.
            Aujourd'hui j'ai reçu de Mr Foley, mais à payer si cela me plaît, un coffre de fer, car j'ai recouvré maintenant quelque argent que j'avais avancé au roi, et j'espère ainsi avoir chez moi une belle somme d'argent dans quelques jours, plus de 800 £, je crois, mais quand je rentrai chez moi, le soir, je ne pus trouver le moyen de l'ouvrir. Mais, ce qui est chose singulière, ma petite fille Susan put le porter toute seule d'une table à l'autre, à bout de bras, alors que personne d'autre, sauf Jane la cuisinière, n'y parvint.


                                                                                                                         18 novembre

            Levé et au bureau, puis au comité des Pêcheries à Whitehall, où tant de misérables sottises commises dans l'affaire des loteries, que j'eus honte de le voir, que quelque chose d'aussi bas et d'aussi vil eût rapport à une entreprise si noble.
            Mais j'eus aujourd'hui l'avantage d'entendre parler Mr Williamson venu passer contrat, avec d'autres, pour les loteries, et je trouve vraiment que c'est un homme fort logique et un bon orateur. Mais il fut si amusant de voir milord Craven, qui présidait devant nombre de personnes dignes et graves, faire usage de cette comparaison, disant que sûrement tous ceux qui passeraient contrat pour cette loterie ne souffriraient pas que nous missions sur pied la loterie de Virginie avec des lots d'argenterie avant eux, car, dit-il : " si je suis le premier à remplir une fille, vous pouvez bien la remplir ensuite tout votre saoul, vous n'aurez jamais son pucelage après moi. " Et il dit cela plus crûment, et pourtant comme s'il avait trouvé là un exemple grave et digne. Ils en firent des gorges chaudes, mais moi et d'autres en ressentirent de la honte.
            Allé à la Bourse et rentré dîner ensuite, au bureau un long moment et à la salle du Conseil à Whitehall parler à sir George Carteret et là, par hasard, entendu une grande cause célèbre entre sir George Lane et un certain Mr Philip Hope. Une affaire irlandaise où sir George Lane s'efforçait de faire réformer un jugement de la récente commission d'Irlande lors du procès intenté par un rebelle pour recouvrir sa terre que le roi, puisqu'elle était confisquée, avait donnée à sir George Lane et pour qui l'avocat général plaida comme un ange. Et l'un des barons de la commission, le baron Rainsford, plaida pour son adversaire, pour lui-même et pour ses collègues qui avaient passé le jugement. Mais l'avocat général fustige si bien les membres de la commission, dont quatre ont tout le temps pris parti pour les papistes et trois seulement pour les protestants, ce pourquoi ils étaient en minorité. Mais enfin la partie adverse insistant sur un mot, omis par l'avocat général dans les débats en citant une loi, l'avocat général fut réduit à quia, et je vis bien qu'il ne savait plus que dire, mais était bien désarçonné.
            Rentré à la maison bien amusé par cet incident, puis à mon bureau, resté tard, puis à la maison,      souper et, au lit.                           pinterest.fr

            Aujourd'hui je reçus une lettre de Mr Coventry me disant que milord Brouneker sera membre de notre commission, ce dont je suis fort aise s'il nous en faut d'autres.


                                                                                                                 19 novembre

            Toute la matinée au bureau et, sans dîner, parcouru tout le fleuve en yole pour visiter les chantiers et les navires qui ont reçu l'ordre de prendre la mer avec grand plaisir. A la maison pour souper et tard au bureau pour écrire des lettres, puis à la maison et, au lit.


                                                                                                                     20 novembre 1664
                                                                                                      Jour du Seigneur
            Levé et à l'église avec ma femme, où Peg Penn très bien mise avec son costume neuf de soie de couleur garni de dentelle d'argent. Dîné à la maison avec Mr Shipley fraîchement arrivé en ville, abondance de propos banals avec lui. Puis avec Mr Bodham parlé de nos réserves de cordage à Woolwich qui sont si basses que c'en est merveille. Eux partis, dans la soirée arrive Mr Andrews pour chanter avec nous. Lui parti allé chez sir William Batten et avec sir John Mennes parlé de notre lettre à milord le trésorier général, où la sottise et la naïveté de sir John sont si grandes dans un rapport ridicule qu'il a rédigé pour présenter à milord, où rien n'est vrai, que j'en eus honte, que pendant une heure pleine copieusement, rondement je lui dis son fait, ce qui plut à sir William Batten et à milady, mais c'est moi qui avais raison, et je le fis d'autant plus volontiers devant eux que je voulais qu'ils vissent que je suis quelqu'un qui compte et que j'en aurai autant à son service une autre fois.
            Rentré chez moi contrarié par la prise de bec de ce soir, car je m'étais échauffé contre lui. Souper, prières et, au lit, indisposé à cause de la contrariété de ce soir.


                                                                                                                   21 novembre
 
            Levé et avec eux chez les Lords. C'est moi qu'ils choisissent pour me parler et pour m'entendre, à mon grand contentement. Reçu personnellement leurs instructions pour plusieurs affaires. Puis sur leur ordre chez le procureur général au sujet d'un nouveau brevet pour le capitaine Taylor que je lui porterai, pour qu'il soit commissaire, n'en déplaise à sir William Batten. Et pourtant, à la vérité, ce n'est pas moi, mais la compétence de cet homme qui pousse le Duc et Mr Coventry à s'en tenir à leur choix.
            Allé à la Bourse où resté longtemps à expédier les affaires, et aujourd'hui est assurément venue la nouvelle que Teddelan a amené 18 ou 20 vaisseaux marchands hollandais, leur flotte de Bordeaux et deux bâtiments de guerre à Portsmouth. Et des lettres, cet après-midi, m’apprirent que trois sont aux  Downs et à Douvres. Donc la guerre est commencée. Dieu fasse qu'elle finisse bien !, 
            Après dîner, travaillé chez moi tout l'après-midi, et le soir avec sir William Batten et sir John Mennes étudié la présentation des comptes des dépenses de la Marine à milord le trésorier général, travail où le rapport de sir John Mennes ne servit presque à rien, mais était tout faux, et après que je l'eus refait à grand-peine en sa présence, je suis sûr qu'il n'en comprend pas un mot. Affairés presque jusqu'à dix heures du soir.
            Allé en voiture chez sir Philip Warwick selon son désir pour consulter avec lui, mais comme il était au lit, allai à Whitehall chez le secrétaire et là écrivis à Mr Coventry, puis rentré chez moi en voiture. Une belle nuit à clair de lune, mais froide.
            Rentré à mon bureau un moment à minuit passé, puis souper et, au lit.


                                                                                                                      22 novembre

            Au bureau toute la matinée. Sir George Carteret, sur proposition de sir William Batten, promit, si nous lui écrivions une lettre, de la montrer au roi pour nous, au sujet de notre désir d'être commissaires au bureau des prises de guerre. J'écrivis une lettre à ma façon et, après avoir mangé un morceau à la maison, Mr Shipley dînant avec moi et prenant congé, sorti et allé voir sir George Carteret avec la lettre. Puis chez milord le trésorier général où, avec sir Philip Warwick, étudié longuement tous les moyens de gonfler l'année dernière autant que nous le pouvions. Et il faut voir comme il s'applique pour le roi, afin d'obtenir tout l'argent qu'il peut du Parlement, et je lui serai utile en cela pour trouver les chapitres où l'on peut gonfler l'estimation des dépenses. Il me fit observer comme ce Parlement avait été docile quelque temps. Et, comme à la dernière cession comme il avait commencé à s'opposer et à chicaner les officiers du roi. Et ce qu'il va faire maintenant, dit-il, c'est se mettre d'accord sur la somme, car on n'en peut rien prévoir. Il me dit qu'il était prêt à convaincre le Parlement que les subsides sont un impôt tout à fait ridicule, les quatre derniers ne se montant pas à 40 000 £, et injuste. Il parle d'une taxe sur la propriété de 70 000 £ pour cinq ans, avec l'assurance qu'elle ne serait pas prolongée au-delà du temps de guerre et de la période durant laquelle on continuera d'en payer les dépenses.
            Il me dit qu'une seule année de la dernière guerre contre la Hollande avait coûté 1 623 000 £. Allé chez milord le chancelier. J'attendis longtemps en compagnie de sir William Batten et de sir John Mennes pour parler à milord de notre affaire de bureau des prises de guerre, mais comme il était malade et avait foule de visiteurs, nous ne pûmes lui parler et revînmes à la maison.                                                           Sir Richard Ford vint avec des lettres de Hollande disant ce jour que la flotte hollandaise ne quittera sans doute pas les ports cette année, qu'ils n'ont pas de vivres pour rester en mer et qu'ils seront sans doute pris par les glaces avant de pouvoir rentrer.                                                                                             Le capitaine Cocke est fait trésorier du service de santé de la marine.                                                         Rentré souper à la maison où il me fâche d'apprendre que mon pauvre Tom a une crise de la pierre, ou de quelque chose qui y ressemble.                                                                                                             A une heure du matin à la maison et, au lit.


                                                                                                                        23 novembre

            Levé et à mon bureau, absorbé toute la matinée par les comptes de milord le trésorier général, et à midi rentré dîner. Puis au bureau tout l'après-midi, très affairé jusqu'à une heure tardive, puis souper et, au lit.
            Ce soir, Mr Hollier vint me dire qu'il a examiné mon petit valet et décelé une pierre dans sa vessie, ce qui me peine au fond du cœur, car c'est un garçon d'un bon naturel et bien disposé, et qu'en plus j'aie eu le malheur qu'il vienne chez moi.
             Sir George Carteret était ici cet après-midi, et c'est merveille de nous voir comploter pour faire paraître les dépenses de cette guerre plus grandes qu'elles ne sont pour obtenir l'argent.


                                                                                                                 24 novembre 1664

            Levé et au bureau. Occupé toute la matinée à répondre aux gens. Vers midi sorti avec le commandant Pett, et tous les deux dans un café pour boire un chocolat, très bon. Puis en voiture à Westminster pour le premier jour de la session du Parlement. Après que la Chambre eut reçu le discours du roi et ce qu'il avait à dire d'autre par écrit, le chancelier étant malade, elle leva la séance.
            Rentré à la maison avec sir Philip Warwick pour discuter de notre affaire de dépenses de la Marine, et je dois lui en dire davantage sur l'excès des dépenses de cette année. Je dînai avec lui, également avec Mr Povey et sir Edmon Pooley, gentilhomme distingué, et Mr Chicheley. Nous devisâmes fort élégamment, fier de me voir accepter en telle compagnie et considéré comme meilleur que je ne suis.france3-regions.francetvinfo.fr

            Après dîner, sir Philip et moi discutons derechef, puis parti pour rentrer chez moi et au bureau. Tard en réunion, car nous les commençons l'après-midi maintenant à cause du Parlement. La séance levée allé à mon bureau, resté tard, presque jusqu'à une heure, puis à la maison et, au lit.


                                                                                                                  25 novembre

            Levé et à mon bureau toute la matinée à préparer un compte des dépenses extraordinaires que nous ont déjà occasionnées les Hollandais, et je les ai fait monter à 852 700 £. Mais Dieu sait que ce n'est qu'afin d'alarmer le Parlement pour qu'il donne davantage d'argent.
            Allé au Parlement, donné ce compte à sir Philip Warwick, la Chambre étant juste sur le point d'accorder des crédits au roi. Et en voiture à la Bourse, prenant avec moi Mr Jennings, ma vieille connaissance. Il me conte le mésaise dans lequel vit sir Samuel Morland, un de ses voisins, dans une maison qu'il a achetée et pour laquelle il a dépensé de l'argent, pour en tout 1 200 livres, mais il passe pour gueux. J'avais toujours pensé qu'il serait comme cela.
            De la Bourse, avec Mr Dering et Mr Llewellyn, à la taverne du Cheval Blanc dans Lombard Street, dîné avec eux. Dering me régalant d'un plat de viande pour discuter de la manière dont je pourrais le servir, ce que je suis déjà obligé de faire et que je ferai, et je serais bien aise que ce fût un homme digne de confiance afin de pouvoir hasarder quelque argent avec lui.
            Rentré à la maison et tantôt, dans la soirée, emmenai ma femme en voiture et la laissai chez Unthank, tandis que j'allais à Whitehall et à la Grand-Salle de Westminster où il y a longtemps que je ne suis pas allé bavarder. J'apprends que Mrs Lane et son mari mènent ensemble triste vie et qu'il est parti comme payeur d'une compagnie à Portsmouth pour embarquer. Elle attend un enfant.
            Rentré à la maison, prenant ma femme au passage, et chez sir William Batten. J'apprends que la Chambre a accordé au roi 2 500 000 £ pour cette guerre, pour la Marine seule, sur trois ans, ce qui réjouit tout le parti du roi, à ce que je vois, mais Mr Vaughan et d'autres s'y opposèrent fort en raison de la somme. A la maison, souper et, au lit.


                                                                                                                     26 novembre

            Levé et au bureau, affairé toute la matinée. Un moment à la maison pour dîner, puis au bureau, resté très tard à travailler jusqu'à ce que je fusse tout à fait las, mais content d'avoir bien expédié les affaires. Puis à la maison, souper et, au lit


                                                                                                                   27 novembre 1664
                                                                                                         Jour du Seigneur
            A l'église le matin, puis dîné à la maison et à mon bureau tout l'après-midi à mettre au clair mon affaire de drapeaux. Et après tous mes soins je trouve quelque raison de n'en point être fâché, parce que je crois que j'en tirerai un profit considérable.
            Le soir vinrent Mr Andrews et Mr Hill et, avec mon petit valet, nous chantâmes les psaumes à quatre voix de Ravencroft, une musique fort admirable. Puis, Mr Andrews ne restant pas, nous soupâmes, et après j'entamai avec Mr Hill la plus incomparable conversation que j'aie jamais eue de ma vie. Elle dura très tard, puis au lit.


                                                                                                                        28 novembre

            Levé et, avec sir John Mennes et William Batten, à Whitehall, mais point de commission des Lords, ce qui arrangera les affaires du roi. A Westminster donc et chez Jervas où restai un petit moment avec Jane, puis à Londres en voiture et au café, où appris la nouvelle certaine de la paix faite avec Alger par le capitaine Allin, ce qui est une bonne nouvelle, et que les Hollandais ont envoyé une partie de leur flotte contourner l'Ecosse et décidé de débarquer les autres équipages avec la moitié de leur solde, promettant les arriérés pour le printemps, afin de garder les hommes. Mais jusqu'à quel point c'est vrai, je ne sais. 
            Rentré dîner, puis le Dr Clerke vint me parler des malades et des blessés dont il devra sans doute s'occuper. Et après lui Mr Cutler. Causé longuement avec lui et sommes allés à Whitehall nous mettre au service des Lords, par ordre. Mais pas davantage de réunion ce soir, ce qui va tout gâter.
            Je crois que d'avoir causé avec Mr Cutler me rapportera quelque chose. 
            Rentré chez moi et, après une heure à mon bureau avec Mr Povey à parler de son affaire de Tanger, pour lui obtenir que quelque argent lui soit alloué pour des cargaisons, par quoi j'espère aussi gagner quelque chose. Lui parti je rentre à la maison, affamé et tombant presque d'inanition. Souper et, au lit.


                                                                                                                      29 novembre

            Levé et avec sir William Batten à la commission des Lords dans la salle du Conseil où sir George Carteret nous rapporta ce qu'il a dit au roi, et que le roi incline à notre requête d'être faits commissaires au bureau des prises de guerre. Mais, le rencontrant tantôt dans la galerie, il me dit que milord Berkeley est irrité que nous ne l'ayons pas informé. J'allai donc trouver milord et je le calmai, mais je ne sais s'il était sérieux ou non, car il était fort entêté. Allé au Parlement et rentré à la maison avec sir William Batten et dîné avec lui, ma femme étant partie chez milady Sandwich. Puis au bureau réunion tout l'après-midi, et à mon bureau jusqu'à minuit passé, puis à la maison et, au lit.
            Aujourd'hui j'apprends que le roi aurait dit que les Hollandais commencent à se montrer accommodants avec lui. Sir John Robinson a dit à sir William Batten qu'il l'avait entendu dire au roi. Plût à Dieu qu'il en fût ainsi.


                                                                                                                    30 novembre

            Levé et avec sir William Batten et sir John Mennes à la commission des Lords où nous fîmes notre travail. Mais mon Dieu ! que ces grands s'entendent piteusement à expédier les affaires ! 
            Allé à la Bourse, reçu l'assurance, avec les détails, que les Hollandais ont rappelé leur flotte et payé la moitié de leur solde aux hommes, l'autre moitié devant leur être payée s'ils étaient prêts au roulement de tambour à revenir en service, et en attendant d'être en demi-solde. C'est ce qu'on dit.
            Rentré dîner, puis à mon bureau tout l'après-midi. Le soir, ma femme et sir William Warren avec moi à Whitehall et j'envoie ma femme avec la voiture voir son père et sa mère. Lui et moi montés voir sir George Carteret, et moi seul d'abord, puis tous les deux nous causâmes avec lui des affaires de la Marine. Et moi et sir William, reprenant ma femme chez Unthank, à la maison derechef à discuter de la manière de mettre au point un nouveau contrat de marchandises de Norvège, à l'avantage du roi aussi bien qu'au sien.
            Lui parti je me mets à mes comptes du mois et, Dieu soit béni ! je m'aperçois que mon dernier solde a augmenté, quoique de peu, mais j'espère avoir sous peu davantage. En attendant, Dieu soit loué pour ce que j'ai, soit 1 209 £. Ainsi, le cœur bien aise de ce que mes comptes tombent si juste en ces temps de brassages financiers et de confusion, je rentre à la maison.


                                                                  à suivre............

                                                                                                                      1er Décembre 1664

            Levé de bonne heure..........

mardi 15 septembre 2020

Quatrains et autres poèmes brefs 2 ( extraits 1 )Emily Dickinson c ( Poèmes Etats Unis )






                                             viago.ca
                

                                      Sonnets

            Beaucoup passent le Rhin                                                                                                                                  Dans cette coupe mienne.                                                                                                                                  Du vieux Francfort goûte l'air                                                                                                                            A mon brun Cigare.

                                                                                                                                                                                        " Many cross the Rhine                                                                                                                                         In the cup of mine.                                                                                                                                             Sip old Francfort air                                                                                                                                           From my brown Cigare. "


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                                                                                                                                                                                    Le moindre Fleuve - vassal d'une mer.                                                                                                          Ma Caspienne - toi.

                                                                                                                                                                                    " Least Rivers - docile to some seas.                                                                                                                 My Caspian - thee. "

                                                                                                                                                                        °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

                                                                                                                                                                                     La " Foi " est une belle invention                                                                                                                   Lorsque les Messieurs voient -                                                                                                                       Mais un Microscope, en cas d'Urgence,                                                                                                       Est plus prudent.

                                                   ( Lettre à Samuel Bowles )                                                                                             

                                                                                                                                                                                                                           " Faith " is a fine invention                                                                                                                               When the Gentlemen can see -                                                                                                                       But Microscopes are prudent                                                                                                                         In an Emergency. "                                                                                                                                                                                                            

                                      Emily Dickenson

                     in Quatrains col. Poésie éd. bilingue Gallimard  Extraits

                                                                                                                                                             


mercredi 9 septembre 2020

Quatrains et autres poèmes brefs ( extraits 1 )Emily Dickinson ( Poèmes Etats Unis )

 colorized by Jecinci // Dickinson was an American poet. While Dickinson was a prolific private poet, fewer than a dozen of her nearly 1,800 poems were published during her lifetime. Her poems are unique for the era in which she wrote. A complete, and mostly unaltered, collection of her poetry became available for the first time when scholar Thomas H. Johnson published The Poems of Emily Dickinson in 1955 // source: facebook.com/jecinci  

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                                                   Sonnets

            Enfants de la Gloire, qui jamais ne meurent                                                                                                      Et naissent trop rarement -

            " Fame's Boys and Girls, who never die                                                                                                               And are too seldom born - "

                                                                                                                                                                                            °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

                                                                                                                                                                                   On perd - pour avoir gagné -                                                                                                                         Les Joueurs - s'en souvenant -                                                                                                                       Relancent leurs dés !

              " We lose - because we win -                                                                                                                           Gamblers - recollecting wich -                                                                                                                     Toss their dice again ! "

                                                                                                                                                                                         °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

                                                                                                                                                                                    Que très prudents soient les chirurgiens                                                                                                        Quand ils prennent le bistouri !                                                                                                                    Sous leurs délicates incisions                                                                                                                        Bouge la Coupable - la Vie !

              " Surgeons must be very careful                                                                                                                      When they take the knife !                                                                                                                            Underneath their fine incisions                                                                                                                      Stirs the Culprit - Life ! "


                                 Emily Dickenson

                     in Quatrains col. Poésie éd. bilingue Gallimard  Extraits

            

La vie secrète d'Emily Dickinson Jérome Charyn ( roman EtatsUnis )


La vie secrète d'Emily Dickinson
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                                            La vie secrète d'Emily Dickinson

            " ... J'ai suivi autant que j'ai pu, le fil de la vie d'Emily, mais j'ai aussi pris quelques libertés avec ce fil... " Et parce que la vie est de fait un roman Jérome Charyn nous conte à sa façon la vie d'une poétesse, femme d'abord, publiée, à une exception, après sa mort. Lui l'enfant du Bronx que rien ne conduisait vers la littérature tomba sous le charme des mots de cette américaine qui, née à Amherst dans le Massachusetts ne s'en éloigna que les quelques mois passés au séminaire du Mount Holyoke. Mais là surgirent des passants qu'elle retrouva quelques années plus tard. Car si elle vécut presque recluse dans la maison de son père qui de la poésie ne connaissait que celle qu'il récitait à son cheval elle écrivit " Fermer les yeux c'est Voyager ". On dit d'elle qu'elle était rousse, avait des tâches de rousseur, petite et pas très jolie. Et l'auteur entré dans la vie d'Emily Dickinson écrit à la première personne, et nous suivons ce fil tendu. L'amour pour un factotum croisé au séminaire, devenu voleur, clown, pour Higginson qui lit ses poèmes envoyés par sa belle-soeur Sue, personnage rude, forte. D'autres réels ou sortis de l'imagination de l'auteur. Les plaines glacées, le merveilleux chien Carlo. Sa mère malade permanente. Zilpah Marsh rencontrée au séminaire, entrée avec ses gants jaunes au service de la famille Dickinson avec sa fourberie, sa folie. D'autres personnages avec leurs propres aventures amènent plus de vie que l'on n'en attendrait d'une recluse annoncée qui note ses centaines de poèmes sur des coins d'enveloppes et des dos de recettes de cuisine. Dickinson est aussi célèbre pour son pudding et son pain. Puis un jour ses yeux malades l'obligent à séjourner pour ses soins, accompagnée de ses deux tantes, à Boston, où des scènes drolatiques rendent la femme minuscule,( son sauveur dans des lieux dangereux l'appellent chaton ) dans la chaleur de l'été, sympathique. C'est une histoire d'hier en partie vécue par l'un des personnages les plus célèbres de la littérature américaine, qui se lit comme un roman.

            

mardi 8 septembre 2020

Le rickshaw fantôme Rudyard Kipling 2è suite et fin ( Nouvelle Angletterre )

Diy petits fantômes d'halloween avec du papier crépon - C'est fait maison |  Fantome halloween, Papier crépon, Halloween
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                                                Le rickshaw fantôme

            Son petit arabe nerveux s'envola comme un oiseau, suivi de tout près par mon waler, et c'est dans cet ordre que nous galopâmes le long des rochers. En une demi-minute nous étions à moins de cinquante mètres du rickshaw. Je retins mon waler et restai un peu en arrière. Le rickshaw était au beau milieu de la route et, une fois de plus, l'arabe passa au-travers suivi de mon cheval.
            " Jack !  Jack ! mon ami, je vous en prie, pardonnez-moi ! " me retentissait aux oreilles avec un gémissement et, après un silence :
            " Ce n'est rien qu'une méprise ! Une horrible méprise ! "
            J'éperonnai mon cheval comme un possédé. Lorsque je tournai la tête du côté des travaux du Réservoir, les livrées noir et blanc attendaient toujours, attendaient patiemment, sur le gris versant, et le vent m'apporta l'écho moqueur des paroles que je venais d'entendre. Kitty ne se fit pas faute de me plaisanter sur mon silence durant tout le reste de la promenade. J'avais jusqu'alors causé gaiement et au hasard des mots. Pour rien au monde je n'aurais pu ensuite parler avec naturel, et de Sanjowlie à l'église j'observai un silence prudent.
            Je devais ce soir-là dîner avec les Mannering et n'avais que tout juste le temps de galoper jusque chez moi pour m'habiller. Sur la route du Mont Elysium j'entendis par hasard deux hommes qui causaient dans la nuit tombante.
            - C'est une chose curieuse, dit l'un d'eux, que, jusqu'à la moindre trace, tout a disparu. Vous savez que ma femme s'était toquée d'elle. Quant à moi je ne lui ai jamais rien trouvé de particulier. Elle tenait à ce que je récupère son vieux rickshaw et ses coolies à n'importe quel prix.
            J'appelle cela une fantaisie morbide, mais il faut bien faire ce que dit la memsahib. Croiriez-vous que l'homme à qui elle avait loué le rickshaw me raconte que les quatre jhampanies, ils étaient frères, sont morts du choléra sur la route du Hardwar, les pauvres diables, et que le rickshaw a été démoli par le loueur en personne. Il m'a déclaré que jamais il ne voudrait se servir du rickshaw d'une memsahib morte, que cela portait malheur. Étrange idée, n'est-ce pas ? S'imaginer la pauvre Mrs Wessington portant malheur à d'autres qu'à elle-même !                                                                                         

            Sur quoi je me pris à rire tout haut, et mon rire me fit mal. Ainsi, il existait, après tout, des fantômes de rickshaws et des fantômes d'emplois dans l'autre monde ! Combien Mrs Wessington payait-elle ses hommes ? Combien de temps les employait-elle ? Où allaient-ils ?
            Et en réponse à ma dernière question voici que la Chose infernale me barrait la route dans le crépuscule. Les morts voyagent vite, prennent des raccourcis inconnus aux coolies ordinaires. Je me pris une seconde fois à rire tout haut, tus soudain mon rire craignant devenir fou. Fou jusqu'à un certain point, je dois l'avoir été, car je me vois encore retenant mon cheval sur le devant du rickshaw et souhaitant poliment le bonsoir à Mrs Wessington. Sa réponse fut de celles que je connaissais trop bien. J'écoutai jusqu'au bout et répondis que j'avais déjà entendu tout cela, mais que j'étais tout oreilles si elle avait encore quelque chose à dire. Je ne sais quel malin démon, plus fort que moi, s'était insinué en moi ce soir-là, car j'ai le vague souvenir d'avoir causé cinq minutes des lieux communs du jour avec cette chose en face de laquelle j'étais.
            - Fou à lier, le pauvre diable, ou ivre. Max, tâchez donc de le faire rentrer.
            Ce n'était sûrement pas la voix de Mrs Wessington ! Les deux hommes m'avaient entendu parler tout seul dans le vide, et étaient revenus sur leurs pas pour veiller sur moi. C'étaient d'excellentes gens, pleins d'attention, et à leurs paroles j'augurai que j'étais on ne peut mieux ivre. Je leur adressai un remerciement confus, et m'éloignai au galop regagner mon hôtel. Je changeai de vêtements et arrivai chez les Mannering dix minutes en retard, prétextai l'obscurité de la nuit, reçus les reproches de Kitty sur ce retard peu conforme à ma condition de fiancé, et m'assis.
            La conversation était déjà devenue générale et, sous son couvert, j'échangeais quelque tendres propos avec ma fiancée, lorsque je m'aperçus qu'à l'autre bout de la table un homme trapu, à favoris rouges, décrivait avec force détails la rencontre que ce soir-là il avait faite, d'un fou.
            Quelques phrases me firent comprendre qu'il racontait l'incident d'il y avait une demi-heure. Au milieu de l'histoire il fit des yeux le tour de la table en quête de bravos, comme font les conteurs professionnels, surprit mon regard et resta bouche bée. Il y eut un moment de silence embarrassant et l'homme aux favoris rouges murmura quelque chose pour expliquer qu'il avait "oublié " le reste, sacrifiant ainsi une réputation de bon conteur édifiée au cours de six saisons. Je le bénis du fond du coeur, et continuai mon poisson.
            Ce dîner, comme tous les dîners, prit fin et avec un légitime regret je m'arrachai de Kitty, tant j'étais certain, comme de ma propre existence, que la Chose en Question m'attendait dehors. L'homme aux favoris rouges qui m'avait été présenté comme le Dr Heatherlegh, de Simla, offrit de m'accompagner jusqu'au point où bifurquaient nos routes respectives. J'acceptai avec reconnaissance.    
indeenfrance.com       Samuel Edmund Waller (1850-1903) — Courtship 9921x893) | Art ancien, Art,  Cheval  pinterest.ie                            Mon instinct ne m'avait pas trompé. La Chose était là, sur le Mall et, comme pour se rire diaboliquement de nos moeurs et coutumes, portait une lanterne allumée.
            L'homme aux favoris rouges alla tout de suite au fait, et à la façon dont il le fit il était évident qu'il n'avait cessé de penser à cela pendant tout le dîner.
            - Dites donc Pansay, qu'est-ce qui vous a pris ce soir, sur la route d'Elysium ?
            La soudaineté de la question m'arracha une réponse avant que j'y prenne garde.
            - " Cela ", dis-je en désignant la Chose.
            - " Cela ", ce peut être soit le delirium tremens, soit des hallucinations, pour ce que j'en sais. Or, vous ne buvez pas, j'ai pu m'en apercevoir à dîner, ce n'est donc pas le " delirium tremens ". Il n'y a rien du tout, là où vous montrez, quoique vous soyez en nage et trembliez comme un poney pris de peur. Je conclus donc que ce sont des hallucinations. Et c'est mon métier de comprendre tout ce qui concerne cette affaire. Venez jusque chez moi, je demeure sur la route de Blessington.
            A mon grand plaisir le rickshaw, au lieu de nous attendre, se maintint à vingt mètres environ devant nous et cela, soit que nous allions au pas, trottions ou galopions. Au bout de cette longue chevauchée nocturne j'en avais dit à mon compagnon presque autant que je vous en ai dit ici.
            - Allons, vous m'avez gâtez une des meilleures histoires que j'aie jamais eues sur le bout de la langue, dit-il, mais je vous pardonnerai en raison de tout ce par quoi vous êtes passé. Maintenant, rentrons,et faites ce que je vous dirai. Et quand je vous aurai guéri, jeune homme, que ce vous soit une leçon pour vous tenir à l'abri des femmes et des aliments indigestes jusqu'à l'heure de la mort.
            Le rickshaw conservait sa distance devant nous, et mon ami aux favoris rouges semblait tirer grand plaisir de la description que je faisais de ses mouvements.
            - Hallucinations, Pansay, rien qu'hallucinations. Et tout cela, la faute des yeux, du cerveau et de l'estomac. Et le principal, l'estomac. Vous avez le cerveau trop riche, un estomac médiocre et les yeux foncièrement malades. Remettez-vous l'estomac d'aplomb et le reste suivra. Tout cela veut dire que vous avez besoin d'une pilule. C'est moi qui, à partir de cette heure, vais être votre médecin ! Car vous représentez un phénomène trop intéressant pour qu'on le néglige.
            Nous nous trouvions maintenant tout à fait à l'ombre de la route basse de Blessington et le rickshaw s'arrêta brusquement sous un rocher schisteux couvert de pins, pendu au-dessus de nos têtes. Instinctivement je m'arrêtai aussi et donnai les raisons. Heatherlegh laissa échapper un juron.
            - Allons donc, si vous croyez que je vais passer une nuit glaciale sur un versant de colline pour une hallucination qui provient de l'estomac dérangé, du cerveau et des yeux. Bon Dieu ! Qu'est-ce que cela ?
            Une détonation assourdie frappa nos oreilles et devant nous s'éleva un nuage de poussière aveuglante, puis ce fut un craquement, un bruit de branches arrachées, et une dizaine de mètres du versant, pins, broussailles et tout, glissèrent sur la route au-dessous, la bloquant complètement. Les arbres déracinés se balancèrent et chancelèrent un moment dans les ténèbres, comme des géants ivres et tombèrent alors au milieu de leurs camarades avec un fracas de tonnerre. La peur tenait nos deux chevaux immobiles et en nage. Dès que le bruit de la terre et des pierres dégringolant se fut apaisé, mon compagnon murmura :
Afficher l'image d'origine          - Eh bien, dites donc si nous ne nous étions pas arrêtés nous serions à l'heure qu'il est ensevelis sous dix pieds de terre. " There are more things in heaven and earth. " Rentrons, Pansay, et remercions Dieu. J'ai salement besoin de prendre un verre.
            Nous rebroussâmes chemin par la passe de l'Église, et j'arrivai à la maison du Dr Heatherlegh un peu après minuit.
            Ses tentatives pour me guérir commencèrent presque immédiatement, et pendant une semaine il ne me perdit pas de vue. Bien souvent au cours de cette semaine-là je bénis la bonne fortune qui m'avait jeté sur la route du meilleur et du plus aimable médecin de Simla. Chaque jour je retrouvais mon assiette. Chaque jour je devenais aussi plus enclin à me ranger à la théorie de " l'illusion spectrale " de Heatherlegh mettant en cause les yeux, le cerveau et l'estomac. J'écrivis à Kitty pour lui raconter qu'une légère entorse, résultat d'une chute de cheval, me retenait au lit quelques jours, et que je serais guéri avant qu'elle eût le temps de regretter mon absence.
            Le traitement de Heatherlegh était tout ce qu'il y avait de plus simple. Il consistait en quelques pilules, bains d'eau froide et un fort exercice, tout cela à l'arrivée de la nuit ou dès l'aurore car, ainsi qu'il l'observa sagement, " un homme qui a une foulure à la cheville ne fait pas douze milles à pied par jour, et la jeune personne pourrait s'étonner si elle vous rencontrait ".
            A la fin de la semaine, après un examen mûri de la pupille et du pouls, et de strictes injonctions au sujet de la diète et de la marche, Heatherlegh me congédia aussi brusquement qu'il s'était chargé de moi. Voici sa bénédiction d'adieu :
            - Mon garçon, je réponds de votre guérison mentale, et cela revient à dire que je vous ai guéri de la plupart de vos incommodités physiques. Maintenant, décampez d'ici avec armes et bagages le plus tôt que vous pourrez. Et allez-vous-en faire votre cour à Miss Kitty.
            Je voulais lui exprimer mes remerciements pour sa bonté, il m'arrêta :   flickr.com
Afficher l'image d'origine            - Ne croyez pas que j'ai fait cela par amour pour vous. J'infère que vous vous êtes conduit tout du long comme un malotru. Mais vous n'en êtes pas moins un phénomène, et un phénomène tout aussi étrange que vous êtes un malotru. Non ! ( il m'arrêta une seconde fois ) pas une roupie, je vous en conjure. Allez-vous-en voir si votre estomac et votre cerveau, compliqués de vos yeux, sont encore capables de vous faire prendre des vessies pour des lanternes. Je vous en donnerai un lakh de roupies pour autant de fois que cela vous arrivera.
            Une demi-heure plus tard j'étais dans le salon des Mannering en compagnie de Kitty, plongé dans l'ivresse du bonheur présent et dans celle que je ne serais plus jamais troublé par l'horrible présence de ce que vous savez. Fort du sentiment de ma nouvelle sécurité, je proposai aussitôt une promenade à cheval et, de préférence, un petit canter autour du Jakko.
            Je ne m'étais jamais senti si bien, si débordant de vitalité et l'esprit si énergique qu'en cet après-midi du 30 avril. Kitty se montrait ravie de mon changement et m'en complimenta à sa façon délicieusement franche et ouverte. Nous quittâmes ensemble la maison des Mannering, riant et causant, et parcourûmes au petit galop la route de Chota Simla, comme jadis.
            J'avais hâte de rejoindre le Réservoir de Sanjowlie et de m'y assurer plutôt deux fois qu'une que je ne me trompais pas. Les chevaux faisaient de leur mieux, mais malgré cela semblaient trop lents à mon impatience. Kitty était tout étonnée de mon impétuosité.
            - Mais, Jack ! finit-elle par s'écrier, vous vous conduisez comme un enfant. Qu'est-ce que vous faites
            Nous nous trouvions juste au-dessous du couvent, et par pure gaieté de cœur je faisais faire le saut de mouton à mon waler et le forçais à faire des courbettes d'un bord à l'autre de la route en le chatouillant de la boucle de mon fouet de chasse.
            - Ce que je fais ? repartis-je. Rien, ma chérie. Et c'est justement cela. Si vous n'aviez rien fait de toute une semaine que de rester étendue, vous seriez aussi exubérante que moi.
            Et je fredonnai quelque gai refrain. Les dernières notes étaient encore sur mes lèvres que nous tournions le coin au-dessus du couvent et que nous pouvions voir à quelques mètres devant nous jusqu'à Sanjowlie. Au milieu de la route plate se tenaient les livrées noir et blanc, le rickshaw aux panneaux jaunes de Mrs Keith-Wessington. Je retins ma monture, regardai, me frottai les yeux et dus, je crois, dire quelque chose. Tout ce que je me rappelle ensuite, c'est que j'étais étendu sur la route, face contre terre, Kitty en larmes, agenouillée au-dessus de moi.                                                                                                      
Afficher l'image d'origine            - Est-ce parti, mon enfant ? soupirai-je.                                    
            Les pleurs de Kitty redoublèrent.
            - Quoi parti, Jack, mon ami ? Qu'est-ce que tout cela veut dire ? Il doit y avoir une méprise quelque part, Jack, une horrible méprise.
            Ses derniers mots me remirent sur le champ debout, fou, littéralement fou sur le moment.
            - Oui, il y a en effet une méprise quelque part, répétai-je, une horrible méprise. Venez voir.                                                              
            J'ai la vague idée que je traînai Kitty par le poignet jusqu'en haut de la route où se tenait la Chose, et l'implorai, par pitié, de Lui parler, de Lui dire que nous étions fiancés, que ni Mort ni Enfer ne pouvaient briser ce lien qui nous unissait. Seule Kitty pouvait dire ce que j'ajoutai dans le même sens. J'en appelais de temps à autre, d'un ton passionné, à l’Épouvantail, là, dans le rickshaw, lui demandant de témoigner de tout ce que j'avais dit et de me délivrer d'une torture qui me tuait. Je suppose que tout en parlant je dévoilai à Kitty mes anciennes relations avec Mrs Wessington, car je la vis écouter attentivement, pâle et les yeux flamboyants.
            - Merci, Mr Pansay, dit-elle. C'en est tout à fait assez. Syce, ghora lao (groom, avancez les chevaux)
            Les syces, impassibles comme le sont toujours les Orientaux, nous avaient rejoints avec les chevaux qu'ils avaient rattrapés. Et comme Kitty s'élançait en selle je m'accrochai à sa bride, la suppliant de m'écouter jusqu'au bout et de me pardonner. Pour toute réponse elle me cravacha le visage, de l'oeil à la lèvre et me lança un ou deux mots d'adieu que, même aujourd'hui, je ne saurais coucher par écrit. Sur quoi je jugeai, et avec raison, que Kitty savait tout. Et je retournai, chancelant, à côté du rickshaw. Le visage saignant après la chute et le coup de cravache y avait fait lever un bourrelet bleu et livide. J'étais mort à l'amour-propre. A ce moment-là Heatherlegh, qui devait nous avoir suivis à quelque distance, arriva au petit galop.
            - Docteur, dis-je en désignant mon visage, voici la signature de Miss Mannering sur mon ordre de congé, et dès qu'il vous agréera je vous serai reconnaissant de ce lakh de roupies...
            Le visage de Heatherlegh, même au fond de mon abîme de misère, déclencha mon hilarité.
            - J'aurais cependant risqué ma réputation de médecin... commença-t-il.
Afficher l'image d'origine            - Assez de toutes vos histoires, chuchotai-je. J'ai perdu ce qui faisait le bonheur de ma vie et vous n'avez plus qu'à me ramener chez moi.
            Tandis que je parlais le rickshaw avait disparu. Et je perdis alors toute conscience de ce qui se passait. Le sommet du Jakko me sembla bouillonner et rouler comme le sommet d'un nuage, et s'écrouler sur moi.
            Sept jours plus tard, le 7 mai, je me rendis compte que j'étais étendu dans la chambre de Heatherlegh, faible comme un enfant. Heatherlegh m'observait attentivement de derrière les papiers épars sur son bureau.
            Ses premiers mots ne furent pas encourageants, mais j'étais trop déprimé pour beaucoup m'en émouvoir.
            - Voici que Miss Kitty a renvoyé vos lettres. Vous correspondiez pas mal, jeunes gens ! Voici un paquet qui m'a tout l'air d'une bague, et il y avait aussi quelques lignes joyeuses du père Mannering, lignes que j'ai pris la liberté de lire et de brûler. Le vieux gentleman n'est pas content de vous.
            - Et Kitty, demandai-je sourdement.
            - Encore plus fâchée que son père, si j'en crois ce que je vois. En parlant de cela, dîtes donc, vous devez en avoir lâché de bonnes avant que je vous rencontre. Elle prétend qu'un homme qui s'est conduit vis-à-vis d'une femme comme vous avez fait vis-à-vis de Mrs Wessington devrait se tuer rien que par pitié pour son espèce. C'est une petite virago, votre bonne amie. Elle maintient, en outre, que vous souffriez de delirium tremens quand arriva cette histoire sur la route du Jakko. Et ajoute qu'elle préférerait mourir plutôt que jamais vous reparler.
            Je poussai un gémissement et me tournai de l'autre côté.
            - Maintenant vous avez le choix, mon ami. Il s'agit de rompre ces fiançailles, et les Mannering ne désirent nullement se montrer durs à votre égard. Quel motif donnerons-nous ? " Delirium tremens ou Attaque d'épilepsie " ? Désolé de ne pouvoir vous offrir une plus agréable alternative. Ou encore la folie héréditaire. Parlez et je leur dirai qu'il s'agit d'attaques. Tout Simla connaît la scène du Mille des Dames. Allons ! Je vous donne cinq minutes pour réfléchir.
            Durant ces cinq minutes je crois que j'explorai les plus bas cercles de l'Inferno qu'il soit donné à l'homme de fouler sur cette terre. Dans le même temps je m'observai arpentant d'un pas défaillant les obscurs labyrinthes du doute, de la tristesse et de l'absolu désespoir. Je me demandais, comme Heatherlegh pouvait se l'être demandé, là, sur sa chaise, quel affreux parti j'adopterais. Tout à coup je m'entendis répondre, d'une voix que je reconnaissais à peine :
            - Ils sont furieusement difficiles en fait de moralité par ici. Offrez-leur les attaques, Heatherlegh, et joignez-y l'assurance de mes meilleurs sentiments. Et maintenant laissez-moi dormir un peu.
            Sur quoi mes deux " moi " se rejoignirent, et ce ne fut plus que moi. Un moi possédé, à demi détraqué qui me démenai dans mon lit, refaisant l'historique des dernières semaines.
Afficher l'image d'origine *         - Mais, je suis à Simla, ne cessai-je de me répéter. Je suis, moi, Jack Pansay, à Simla, et il n'y a pas, ici, de fantômes. C'est extravagant de la part de cette femme de prétendre qu'il y en ait. Pourquoi Agnès ne pouvait-elle me laisser tranquille ? Je ne lui ai jamais fait de mal. Cela aurait tout aussi bien pu être moi qu'Agnès. Seulement je ne serais jamais revenu tout exprès pour la tuer, elle. Pourquoi ne me laisse-t-on pas tranquille... tranquille et heureux ?
           Il était plus de midi lorsque je m'étais réveillé pour la première fois et le soleil était bas à l'horizon avant que je me rendorme... Dormir comme dort le condamné sur sa roue, trop épuisé pour sentir d'autre peine.
            Le lendemain je ne pus quitter le lit. Le matin Heatherlegh me dit qu'il avait reçu une réponse de Mr Mannering, et que, grâce à ses bons offices, à lui Heatherlegh, l'histoire de mon malheur avait fait le tour de Simla, où tout le monde éprouvait une grande pitié à mon égard.
            - Et c'est plus que vous ne méritez, conclut-il aimablement, quoique Dieu seul connaisse les épreuves par lesquelles vous êtes passé. Ne vous inquiétez pas, nous vous guérirons cependant, méchant phénomène.
            Je refusai avec fermeté de me laisser guérir.
            - Vous vous êtes déjà montré trop bon pour moi, mon vieux, dis-je. je ne veux pas vous ennuyer davantage.
            Je savais pertinemment que rien de ce que ferait Heatherlegh n'allégerait le fardeau qui désormais pesait sur moi.
            Cette connaissance se doublait aussi d'un sentiment de rébellion désespérée, impuissante, contre l'absence de raison qu'il y avait en tout cela. Il existait des quantités d'hommes ne valant pas mieux que moi, dont le châtiment avait tout au moins été réservé pour un autre monde, et je sentais qu'il était amèrement, cruellement injuste que j'aie entre tous été choisi pour un si affreux destin.
            Cet état faisait avec le temps place à un autre où il semblait que le rickshaw et moi soyons les seules réalités dans un univers d'ombres, que Kitty fût un fantôme, que Mannering, Heatherlegh et tous les autres hommes et femmes que je connaissais soient tous des fantômes, et que même les hautes montagnes grises ne soient que des ombres vaines présentes pour me torturer. D'état en état je louvoyais ainsi durant une mortelle semaine, le corps reprenant chaque jour plus de force jusqu'à ce que le miroir de la chambre me dise que j'étais revenu à la vie normale et qu'une fois encore je me retrouvais comme tout le monde. Chose assez curieuse mon visage ne portait aucune trace de la lutte par laquelle j'étais passé. Il était pâle, oui, mais sans expression particulière et tout aussi banal qu'avant. Je m'étais attendu à quelque altération durable, trace visible du mal qui, peu à peu, me rongeait. Je ne trouvai rien.                                                                                                                                                   beerbaum3.rssing.com
chapeau-amazone-voilette.jpg            Le 15 mai je quittai la maison de Heatherlegh à 11 heures du matin, et l'instinct du célibataire me conduisit au cercle. Je m'aperçus que là tout le monde connaissait mon histoire, telle que l'avait racontée le docteur et me témoignait maladroitement d'une bienveillance et d'une attention inaccoutumées. Je reconnus néanmoins que si je pouvais exister parmi mes semblables je ne ferais cependant pas partie d'eux. Et j'enviais fort amèrement, je dois le dire, les coolies gais et rieurs qui circulaient en bas sur le Mall. Je pris mon lunch au Cercle et à 16 heures me mis à errer du haut en bas du Mall, sans autre but que le vague espoir de rencontrer Kitty.
            Près du kiosque à musique je fus rejoins par les livrées noir et blanc et j'entendis à mes côtés la vieille supplication de Mrs Wessington. Je n'avais cessé de l'attendre depuis que j'étais sorti et, si quelque chose me surprenait, c'était qu'elle fût en retard. Le rickshaw et moi marchâmes côte à côte et en silence le long de la route de Chota Simla. Près du bazar Kitty et un inconnu, tous deux à cheval, nous rejoignirent et nous dépassèrent. Elle ne fit pas plus attention à moi que si j'avais été le premier chien venu. Elle ne me fit même pas l'honneur d'accélérer, excuse que pouvait fournir un après-midi menaçant.
            C'est ainsi que Kitty et son compagnon d'une part, moi et ma Dulcinée-fantôme de l'autre, nous serpentâmes par couples autour du Jakko. La route ruisselait d'eau, les pins dégouttaient tels des chéneaux sur les rochers au-dessous et une pluie fine imprégnait toute l'atmosphère. Je me surpris, deux ou trois fois, à me dire presque à voix haute : " Je suis Jack Pansay, en congé à Simla... à Simlat ! Le Simla de tous les jours, le Simla que tout le monde connaît. Voilà ce qu'il ne faut pas que j'oublie. " Puis j'essayais de me rappeler quelques-uns des potins entendus  au Cercle : le prix des chevaux d'Un Tel, tout ce qui, en fait, avait un rapport avec le monde franco-indien journalier que je connaissais si bien. Je me répétais même rapidement la table de multiplication pour être certain que j'avais encore toute ma tête. Cela me rendit du courage et dut m'empêcher d'entendre un moment Mrs Wessington. Je grimpai une fois de plus la rampe qui monte au couvent et m'engageai sur la route plate. Là, Kitty et le monsieur disparurent au petit galop, et je restai seul avec Mrs Wessington.
            - Agnès, dis-je, voulez-vous baisser la capote et me dire ce que tout cela signifie ?
           La capote retomba sans bruit, et je me retrouvai en face de ma chère et défunte maîtresse.

        Elle portait la toilette dans laquelle je l'avais vue vivante pour la dernière fois, tenait dans la main droite le même tout petit mouchoir et dans la main gauche le même porte-cartes. Une femme morte il y a huit mois avec un porte-cartes ! Je dus me réatteler à ma table de multiplication et poser mes deux mains sur le parapet de pierre de la route, pour m'assurer que celui-là du moins était réel.
            - Agnès, répétai-je, par pitié, dites-moi ce que tout cela signifie !
            Mrs Wessington se pencha en avant avec ce mouvement de tête prompt et spécial que je lui connaissais si bien et parla.
           Si mon histoire n'avait déjà franchi si follement les bornes de toute humaine croyance, il serait temps pour moi de vous faire mes excuses. Comme je sais que personne, non pas même Kitty pour qui elle est écrite comme une sorte de justification de ma conduite, je continue.
            Mrs Wessington parla et je marchai avec elle de la route de Sanjowlie jusqu'au tournant qui se trouve au-dessous de la maison du commandant en chef, comme j'aurais, dans le feu de la conversation, marché aux côtés du rickshaw de n'importe quelle femme en chair et en os. La seconde et la plus tourmentante phase de ma maladie s'était soudainement emparée de moi et, comme le prince du poème de Tennyson " il me semblait me mouvoir au milieu d'un monde de revenants. Il y avait eu une garden-party chez le commandant en chef et nous nous joignîmes tous deux à la foule des gens qui rentraient chez eux. Il me sembla en les voyant que c'étaient eux les ombres, ombres aussi fantastiques qu'impalpables, qui s'ouvraient pour livrer passage au rickshaw de Mrs Wessington.
            Ce que nous dîmes au cours de cette magique entrevue, je ne saurais, non je n'oserais le raconter. Le commentaire d'Heatherlegh eût été un rire bref, suivi de cette remarque, que je venais de courtiser une chimère issue d'un cerveau malade, enfantée par un estomac et des yeux malades. C'était une macabre, et en quelque indéfinissable sorte cependant une merveilleuse douce rencontre. Était-il possible, me demandai-je, que je sois en ce monde pour faire une seconde fois la cour à une femme que ma négligence et ma cruauté avaient tuée ?
            Je revis Kitty sur le chemin du retour, ombre parmi les ombres.
            S'il me fallait décrire dans l'ordre tous les incidents de la quinzaine suivante, mon histoire jamais ne prendrait fin, et je lasserais votre patience. Matin sur matin, soir sur soir, le rickshaw-fantôme et moi voguions ensemble à travers Simla. En quelque lieu que j'aille les quatre livrées noir et blanc me suivaient et me tenaient compagnie, partout. Au théâtre je les trouvais parmi la foule hurlante des jhampanies, à l'extérieur de la véranda du Cercle, après une longue soirée de whist, au bal Anniversaire attendant patiemment ma réapparition et en plein jour lorsque j'allais en visites. Sauf qu'il ne portait point d'ombre, le rickshaw était sous tous les rapports d'apparence aussi réel qu'un rickshaw en bois et en fer. Oh ! plus d'une fois j'ai dû me retenir de crier gare à l'ami lancé à fond de train, qui allait galoper par-dessus le véhicule. Plus d'une fois j'ai arpenté le Mall en grande conversation avec Mrs Wessington sous l’œil ébahi des passants.
            J'avais repris le cours de ma vie ordinaire depuis une semaine lorsque la théorie des "attaques ", paraît-il, avait été reléguée en faveur de la théorie de la " folie ". Je ne changeai rien, toutefois à mon genre de vie. Je faisais des visites, montais à cheval et dînais en ville, tout aussi librement que jamais. J'éprouvais pour la société de mes semblables un goût qu'en aucun temps je n'avais ressenti. J'avais soif de me trouver au milieu des réalités de la vie, et je cessais cependant de me sentir vaguement malheureux lorsque je m'étais trouvé trop longtemps séparé de ma surnaturelle compagne. Il serait presque impossible de décrire mes différents états à partir du 15 mai jusqu'aujourd'hui.

            La présence du rickshaw me remplit tour à tour d'horreur, d'aveugle crainte, d'une vague espèce de plaisir et de profond désespoir. Je n'osais quitter Simla et je savais qu'en restant je me tuais. Je savais en outre que c'était ma destinée, de mourir lentement, un peu chaque jour. Tout ce dont j'étais anxieux c'était de purger ma peine aussi discrètement que possible. J'avais, par moment, soif de voir Kitty et j'épiais ses flirts outrageants avec mon successeur, d'un œil presque amusé. Elle tout autant sortie de ma vie que j'étais sorti de la sienne. Le jour je vaguais, presque heureux, en compagnie de Mrs Wessington. La nuit j'implorais le Ciel de me laisser retourner au monde tel que je l'avais connu. Au-dessus de ces divers états planait la sensation de sombre et stupide étonnement que le Visible et l'Invisible se mêlaient si étrangement sur cette terre pour sonner l'hallali d'une simple et pauvre âme.
            Août 27. Heatherlegh s'est montré infatigable dans ses soins. Et c'est seulement hier qu'il m'a dit que je devais introduire une demande de congé pour maladie. Une demande de congé pour échapper à la compagnie d'un fantôme ! Une requête en vue d'obtenir la gracieuse permission du gouvernement de me débarrasser de cinq spectres et d'un rickshaw imaginaire, en allant en Angleterre. La proposition de Heatherlegh me porta presque à une crise de rire hystérique. Je lui déclarai que j'attendrais la fin tranquillement à Simla, et je suis sûr que la fin n'est pas loin. Croyez bien que je redoute sa venue plus qu'aucun mot ne saurait dire et que je me torture toute la nuit en mille hypothèse sur le genre de ma mort.
            Mourrai-je dans mon lit, décemment, comme il sied à un gentleman anglais.Ou bien, au cours d'une dernière promenade sur le Mall, mon âme me sera-t-elle arrachée pour prendre à jamais sa place aux côtés de cette macabre vision  ? Retournai-je dans le monde futur à mon ancien esclavage, ou rejoindrai-je Agnès pour, ayant horreur d'elle, me voir enchaîné à ses côtés à travers l'éternité ? Voltigerons-nous tous deux sur la scène de notre vie passée jusqu'à la nuit des Temps ?
            Au fur et à mesure que le jour de ma mort approche, l'horreur intense que ressent toute chair vivante pour les esprits échappés au tombeau se fait de plus en plus grande. C'est une chose affreuse que de descendre tout vif parmi les morts après avoir accompli à peine la moitié de sa vie. C'est mille fois plus affreux d'attendre comme je fais, étant encore parmi vous, je ne sais quel événement sans nom.
            Ayez pitié de moi, au moins, à cause de mes " hallucinations ", car je sais que vous ne croirez jamais ce que j'ai écrit. Et cependant, si jamais homme fut mis à mort par les Puissances des Ténèbres, je suis cet homme-là.
            En toute justice aussi, ayez pitié d'elle, car, si jamais femme fut tuée par un homme, j'ai tué Mrs Wessington. Et voici que plane sur moi le dernier acte de mon châtiment.


                                                                   Rudyard Kipling

                                                              ( in Contes et Nouvelles )