vendredi 11 décembre 2020

Chicago Alaa el Aswany ( Roman EtatsUnis )

    amazon.fr

   




                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                Chicago

            Qui a lu " l'Immeuble Yacoubian " si apprécié par un grand nombre de lecteurs, trouvera dans la lecture de " Chicago " un monde éclaté et une ambiance chargée de rage, de regrets, de polissonnerie et de revendications. Des jeunes femmes et des jeunes hommes terminent leurs études de médecine Au Caire ou dans de plus petites villes du centre d'Egypte, mais les postes, à la fin du cursus même avec d'excellentes notes, sont réservés aux privilégiés, argent, famille, société. C'est ainsi que Tarek; Cheima et d'autres émigrent aux EtatsUnis, à Chicago, à l'Université de médecine, fort importante écrit l'auteur, obtiennent une bourse suivant l'excellence de leurs notes, et suivent les cours d'histologie. Mais la société des Egyptiens de Chicago comprend des musulmans, en plus grand nombre et des coptes. Les règles religieuses sont en général assez strictes et les bénédiction ou malédictions prononcées lorsque dans la conversation le nom d'un prophète, ou d'un ministre utile, arrive est impressionnant. Devenus professeurs, certains mariés à des américaines obtenant ainsi la nationalité américaine,  après trente ans de vie confortable se trouvent face à l'usure de leur couple. Et il y a Danana, étudiant fort âgé sans résultat pourtant car en fait envoyé par les services de sécurité égyptiens. Espion pour le compte de son pays, et tout d'abord pour son représentant à Washington, Safouat Chaker dont l'auteur décrit l'extrême cruauté. Chaque chapitre consacré à un personnage et les événements se précipitent avec notamment la visite du président d'Egypte à Chicago, visite sous haute surveillance. Pourtant quelques manifestants réussissent à crier leurs souhaits, départ de l'actuel dirigeant, droits de l'homme, démocratie, et autres slogans, cantonnés à l'arrière de l'ambassade. Cheima réfléchit à sa vie auprès de l'un de ses collègues" C'était pour son bien que Notre Seigneur, que son nom soit glorifié et exalté, avait mis sa bourse d'études sur son chemin et l'avait fait s'obstiner à l'obtenir......... en dépit de son extrême maigreur, de son nez trop long et de ses yeux écarquillés, était acceptable. Elle n'avait jamais aimé l'excessive beauté. Les hommes beaux c'est comme l'excès de sucre, ça finit par écœurer. " Le professeur Graham, célibataire mais vit avec Carol, a vécu mai 68 et les révoltes de la jeunesse au moment des élections présidentielles, il a conservé les idéaux de sa jeunesse et accompagne les dissidents qui crient contre la visite du président égyptien. Devant la grande liberté dont semblent jouir les américains, l'un des personnages s'étonne. Le livre paru il y a quelques années est toujours d'actualités. Activistes ou amoureux les problèmes s'aggravent, les personnages sont attachants. Livre à découvrir.


mercredi 9 décembre 2020

Qui ? Luigi Pirandello ( Nouvelle Italie )

pinterest.fr





        

                                                      Qui ?

            C'était qui alors ? Dites-le vous-même, puisque tout ce que je dis ne peut que vous faire rire. Mais libérez au moins Andrea Sanserra qui est innocent. Il n'est pas venu au rendez-vous, je vous l'ai répété cent fois. Et maintenant, parlons de moi.
            Selon vous je serais coupable parce que je suis retourné à Rome en octobre, n'est-ce pas, alors que les autres années je n'y allais qu'une fois par an, et en juin ? Mais vous ne voulez donc pas tenir compte du fait qu'en juin dernier mes fiançailles ont été rompues ? A Naples, entre juillet et octobre, j'étais comme fou, au point que mon chef de bureau m'a forcé à prendre un mois de congé supplémentaire, justement en octobre. Mon rêve, mon rêve de tant d'années s'était effondré ! Et ceux qui affirment qu'à Naples je m'étais adonné au vin pour oublier mentent comme des arracheurs de dents. Du vin, je n'en ai jamais bu. J'avais si mal ici, à la tête, que je délirais, j'avais des vertiges et envie de vomir. Moi, un ivrogne ? Mais, pourquoi s'étonner. On dit bien maintenant que je me fais passer pour fou afin de me disculper ! La vérité c'est que je m'adonnais... aux aventures faciles, bêtement, pour prendre une revanche, ou plutôt pour me venger de mes scrupules, de ma fidélité, de ma trop longue absence. Ca, oui, et en cela, j'en conviens, j'ai exagéré.
            A Rome, chez ma mère, je revois au bout de sept ans, Andrea Sanserra rentré d'Amérique depuis deux mois. Ma mère me confie à lui. Nous avions grandi ensemble et nous nous connaissions, Andrea et moi, mieux que la pauvre femme qui, dans ses saintes pensées, nous plaçait plus haut que nous ne le méritions. Elle nous prenait pour des anges, à vingt-six ans ! Mais c'était moi qui lui avais inspiré cette bonne opinion, avec la vie que j'avais menée pendant ces cinq années de fiançailles. Passons. Avec Andrea j'ai continué sur la mauvaise voie que j'avais prise à Naples, il y a trois mois.
            Et maintenant, j'en viens au fait.
            Un soir il me propose... Sachez d'abord que Sanserra n'avait jamais vu la personne dont je vais vous parler, il ne la connaissait que par ouï-dire. Il me propose donc de faire la connaissance d'une 
" spécialité du genre ", c'est sa façon de s'exprimer. Il me raconta... je ne sais plus les mots exacts. Je ne me souviens que de l'impression qu'ils m'ont laissée : une chambre plongée dans l'obscurité avec un grand lit et, au pied du lit, un paravent. Une jeune fille enveloppée dans un drap, comme un fantôme. Derrière le paravent, une vieille tante qui tricotait, assise près d'un guéridon. Une lampe qui projetait sur le mur, agrandie, l'ombre de la vieille et ses mains agiles. La fille ne parlait pas et montrait à peine son visage, c'était sa tante qui parlait. Elle racontait tous ses malheurs à quelques fidèles clients de la maison : sa nièce fiancée à un excellent jeune homme qui avait un poste lucratif, de confiance, en Italie du Nord. Le mariage raté à cause de la dot, la dot qui avait bien existé, mais qu'un désastre familial avait englouti... Il fallait la reconstituer au plus vite, avant que l'excellent jeune homme n'apprenne... " Sur la porte de cette chambre, on peut écrire - Douleur - "
            Naturellement, je fus tenté, et Andrea et moi, nous prîmes rendez-vous pour le lendemain soir, à huit heures et demie, devant Porta del Popolo. Il habite via Flaminia, la maison des deux femmes se trouve via Laurina, le numéro, je ne m'en souviens plus.
            C'était un samedi soir, il pleuvait. Via Flaminia s'étendait toute droite et boueuse entre deux files de réverbères dont la lueur vacillait parfois et disparaissait parfois sous les rafales de vent qui, derrière mon dos, agitaient les arbres sombres de Villa Borghese, battus par la pluie. Je pensais qu'Andrea ne viendrait plus, avec ce sale temps, mais je ne me décidais pas à partir et je regardais, perplexe, les filets d'eau qui dégoulinaient autour de mon parapluie. Aller tout seul Via Laurina ? Non, non... je fus pris à ce moment-là, d'un profond dégoût pour la vie que je menais depuis trois mois. J'eus honte de moi, abandonné là par mon compagnon, sur le chemin du vice. Je pensais qu'Andrea était sans doute allé passer la soirée chez des gens honnêtes, ne soupçonnant pas que je serais assez corrompu pour venir au rendez-vous par ce temps de chien.
            " Et pourtant non, pensai-je, je suis plus malheureux que ce corrompu. Où aller maintenant ? "
            Et je me souvins de soirées tranquilles et heureuses en compagnie de mon trésor, de ma vie passée, de sa petite maison. Ah ! Tuda  Tuda !                                                  salon.litteraire.linternaute.fr
            Soudains, de l'arc central de la porte, voilà que débouche un petit vieux voûté, vêtu d'un manteau qui lui arrivait aux chevilles et tenant à deux mains un parapluie tout déchiré. Il descendait Via Flaminia comme porté par le ven. J'aiguise mon regard. Un frisson parcourt tout mon corps. M. Jacopo, Jacopo Sturzi, le père de Tuda ma fiancée !... Mais comment ? Puisque je l'avais déposé moi-même, de mes propres mains, dans son cercueil et accompagné à Campo Verano, voilà un an ! Et pourtant c'est bien lui , il passe devant moi, mon Dieu !... Et il se retourne pour me regarder, la tête penchée de côté, comme pour m'adresser un sourire. Et quel sourire ! Je reste cloué au sol, pris d'un tremblement convulsif. J'essaye de crier mais aucun son ne sort de ma gorge. Un moment je le suis des yeux. J'arrive enfin à me dépêtrer de ma peur et me lance à sa poursuite.
            Croyez-moi, je vous en prie. Je suis incapable d'inventer une histoire pareille. Je ne pourrais pas vous répéter mot pour mot tout ce qu'il m'a dit, mais vous comprendrez facilement que certaines idées ne peuvent pas être sorties de mon cerveau, parce que Jacopo Sturzi, bien que porté sur la boisson était un vrai philosophe, un philosophe très original, et il m'a parlé avec la sagesse des morts.
            Je le rejoignis au moment où il allait poser sa main tremblante sur la poignée de la porte vitrée d'une taverne. II se retourna brusquement, me prit par le bras en m'entraînant en bas, dans l'obscurité.
            - Luzzi, dit-il, par pitié, ne dis à personne que je suis vivant.
            - Mais, comment ?... Vous ? balbutiai-je.
            - Oui, Luzzi, je suis mort, ajouta-t-il, mais tu comprends, le vice est plus fort ! Je vais t'expliquer. Il y a des gens qui, à leur mort, sont mûrs pour une autre vie, d'autres pas. Les premiers meurent et ne reviennent plus, parce qu'ils ont su trouver leur voie. Les seconds, eux, reviennent, parce qu'ils n'ont pas su la trouver et, naturellement, ils la cherchent là où ils l'ont perdue. Moi, par exemple, ici à la taverne. Mais qu'est-ce que tu crois ? C'est une punition. Je bois et c'est comme si je ne buvais pas, et plus je bois et plus j'ai soif. Et puis, tu penses bien que je ne peux pas me permettre  trop de largesses...
            Et, frottant le pouce contre l'index de la main droite, il fit une grimace pour dire : je suis sans le sou.
            - Ah bon ! Et comment faites-vous ?
            Il me sourit, posa une main sur mon épaule et répondit :
            - Si tu savais !... J'ai commencé, dès le lendemain de mon enterrement, par revendre la belle couronne en porcelaine que ma femme avait fait mettre sur ma tombe, avec l'inscription " A mon époux adoré ". Nous, les morts, il y a des mensonges que nous ne supportons pas. Je l'ai revendue quelques lires, ça m'a permis de tenir une semaine... Pas de danger que ma femme vienne me faire une petite visite et s'aperçoive que la couronne a disparu. Maintenant je joue aux cartes, ici, avec les clients, je gagne et je bois aux frais des perdants. Bref... une industrie. Et toi, que fais-tu ?
            Je ne sus que répondre. Je le regardai un instant, puis je fus pris d'un accès de folie et l'empoignai par le bras :
            - Dis-moi la vérité ! Qui es-tu ? Comment es-tu ici ?
            Il ne se démonta pas, il sourit :
            - Mais puisque tu m'as reconnu toi-même !... Comment il se fait que je sois ici ? Je vais te le dire. Mais avant, entrons. Tu vois bien qu'il pleut  !                                     pinterest.fr
            Et il m'entraîna dans la taverne. Là, il me fit boire tant et plus, sûrement pour m'enivrer. Ma stupeur et mon effroi étaient tels que je fus incapable de lui résister. Je ne bois pas de vin, mais ce jour-là, j'en bus je ne sais plus combien. Je me souviens : un nuage étouffant de fumée, l'odeur aigre du vin, le bruit assourdi de la vaisselle, les relents de la cuisine, les murmures étouffés de voix rauques. Penchés comme si chacun cherchait à boire l'haleine de l'autre, deux vieux jouaient aux cartes, là, tout près, parmi les grognements désapprobateurs ou satisfaits des spectateurs attentifs, adossés à la paroi derrière eux. Une lampe à suspension accrochée au plafond bas posait sa lumière jaune dans le nuage épais.
            Mais, ce qui m'étonnait le plus, c'était de constater que personne, parmi tous ces gens, ne soupçonnait qu'il y avait, là-dedans, un étranger à la vie. Je les regardais, tantôt l'un, tantôt l'autre, et j'éprouvais la tentation de leur dire, en leur montrant mon compagnon :
            " - C'est un mort ! "
            Mais, comme s'il lisait cette tentation sur mes lèvres, Jacopo Sturzi le dos appuyé au mur et le menton sur la poitrine, souriait sans me quitter des yeux, des yeux enflammés et pleins de larmes ! Il ne me quittait pas du regard, même quand il buvait. 
            Il se secoua tout à coup et se mit à me parler à voix basse. J'avais déjà la tête qui tournait, à cause des vapeurs du vin, mais ces paroles étranges sur les choses de la vie et de la mort, me la faisaient tourner encore plus. Il s'en aperçut et conclut en riant :
            - Ce ne sont pas des choses pour toi. Changeons de sujet. Tuda ?
            - Tuda ? dis-je. Vous ne savez donc pas ? Tout est fini...
            Il fit oui de la tête à plusieurs reprises, mais il ajouta :
            - Je ne le savais pas. Mais tu as bien fait de rompre. Dis, c'est à cause de sa mère, n'est-ce pas ? Amalia Noce, ma femme, une créature odieuse, comme tous les Noce ! Moi, vois-tu...
            Il ôta son chapeau, le posa sur la table, frappa de la main son front chauve et s'exclama avec un clin d'oeil :
            - Deux fois, la première en 1860, puis en 75. Pourtant elle n'était plus toute fraîche, même si elle était toujours très belle. Mais je n'ai pas le droit de me plaindre. Je lui ai pardonné, n'en parlons plus. 
            Mon fils, tu permets que je t'appelle comme ça ? Mon fils, crois-moi : j'ai commencé à respirer seulement après ma mort. Est-ce que je m'occupe encore d'elles ? Ni de la mère, ni de la fille. Et même pas de la fille, à cause de la mère. Je vais tout te dire : je sais de quoi elles vivent. Je pourrais, tu sais, comme tant d'autres dans ma situation, m'introduire furtivement chez elles de temps en temps et leur subtiliser un peu d'argent. Mais non. Je ne vole pas de cet argent-là ! Tu sais de quoi elles vivent ?
            - De quoi ? dis-je. Je ne sais plus rien d'elles.
            - Allons donc ! On te l'a dit hier soir.
            Je l'interrogeai des yeux, hésitant.
            - Oui, là où tu avais l'intention d'aller avant de me voir !
            Je bondis sur mes pieds, mais je ne tins pas debout et retombai, les coudes sur la table, en criant
            - C'est elles ? Tuda ? Tuda et sa mère ?                                                              pinterest.fr
            Il me saisit par le bras, posa un doigt sur ses lèvres.
            - Tais-toi ! Tais-toi ! Paye et suis-moi. Paye, paye.
            Nous sortîmes de la taverne. La pluie tombait plus fort, le vent était plus violent et la pluie cinglait nos visages, nous empêchant presque d'avancer. Mais il me traînait par le bras, contre le vent et contre la pluie. Titubant, ivre, la tête en feu et plus lourde que le plomb, je gémissais : " Tuda ? Tuda et sa mère ? "
            Sa silhouette enveloppée dans le long manteau, se confondait, dans l'ombre violente, avec le parapluie qu'il tenait par le haut du manche, pour résister à la pluie, et elle prenait, à mes yeux, des proportions énormes, tel un fantôme cauchemardesque qui m'entraînait vers un précipice. Et là, il me poussa brutalement dans l'entrée sombre, en me hurlant aux oreilles :
            - Va, va chez ma fille !...
            Dans la tête, maintenant, je n'ai plus que les hurlements de Tuda agrippée à mon cou, des hurlements qui faisaient éclater mon cerveau... Oh ! C'est lui, je vous le jure encore une fois, c'est lui, Jacopo Sturzi !... C'est lui qui a étranglé cette sorcière qui se faisait passer pour la tante... S'il ne l'avait pas fait, je l'aurais fait, moi. Mais c'est lui qui l'a étranglée : il avait plus de raisons que moi.



                                                        Luigi Pirandello

                                                        ( 1896 )






















mercredi 2 décembre 2020

" C'est ainsi qu'il avait aimé... " ( Marcel Proust ( Nouvelle France )

     linternaute.fr


                                       " C'est ainsi qu'il avait aimé... "

           C'est ainsi qu'il avait aimé et souffert par toute la terre et Dieu changeait si souvent son cœur qu'il avait peine à se rappeler par qui il avait souffert et où il avait aimé. Or ces moments dont l'attente avait fasciné une de ces années, qui ne semblaient jamais qu'approchés et qu'il aurait voulu posséder jusqu'au-delà de la mort, il n'en retrouvait pas plus la trace l'année d'après dans son souvenir, que les enfants ne retrouvent les traces de leurs châteaux défendus avec tant de passion, à la marée suivante.                 Le temps comme la mer emporte tout, abolit tout, et nos passions, non pas dans ses vagues, mais sous la calme, l'insensible et sûre montée de son flot comme des jeux d'enfant. Et quand il souffrit trop par la jalousie Dieu le détacha lui-même de celle par qui il aurait voulu souffrir toute sa vie, si par elle il ne pouvait être heureux. Mais Dieu ne le voulait pas comme lui, parce qu'il avait mis en lui le don du chant et ne voulait pas que la douleur l'anéantît. Aussi mit-il sous ses pas des créatures désirables et lui conseilla lui-même l'infidélité. Car il ne permet pas que les hirondelles, les albatros et les autres petits chanteurs meurent de souffrance et de froid sur la terre qu'ils habitent. Mais quand le froid va les saisir il leur met dans le cœur le désir d'émigrer afin qu'ils ne manquent point à leur loi qui n'est pas tant d'être fidèle au sol que de chanter.

                                                              Marcel Proust  

                                                           in Nouvelles Inédites )   

dimanche 29 novembre 2020

Larmes secrètes Pirandello ( Nouvelles Italie )

pinterest.fr 

 
         














                                                       Larmes secrètes

            Assis devant son imposant bureau recouvert de comptes rendus et de tableaux hérissés de chiffres, le cavalier Cao, maigre, pâle et revêche, attendait que son Excellence le ministre se remette à dicter.
            Minuit bientôt. C'était la troisième nuit que le cavalier Cao, après avoir passé toute la journée dans des tracasseries au ministère, venait là, dans le palais où habitait son Excellence, pour rédiger enfin le compte rendu financier que, dans quelques jours, le Ministre lirait à la Chambre des Députés.
            Il n'en pouvait plus, mais ce qui rendait son travail oppressant, c'était moins la fatigue que la souffrance que provoquait en lui la vue de cet homme vénérable pour lequel il sentait encore une affection sincère et profonde,  même si ce n'était plus l'admiration d'antan.
            " Eh non, pas de l'admiration. On ne vit pas, on ne peut pas vivre soixante ans et plus en ne faisant que des actions héroïques. Il faut bien commettre quelques sottises aussi. Et une aujourd'hui, une demain, quand on fait le total on arrive à une sorte de bilan qui malheureusement... "
            Tout en se livrant à ses pensées, le cavalier Cao lissait un poil de moustache récalcitrant,           incroyablement long. Ca alors ! Il arrivait jusqu'au sommet de sa tête, pas moins... Un seul poil, noir.
              Son Excellence arpentait le bureau, sourcils froncés, tête basse, mains derrière le dos.
              " Il a le dos très poilu, pensait le cavalier Cao en le regardant. Aussi poilu que sa poitrine. Je l'ai vu dans sa salle de bains. On aurait dit un ours. "
            Ah, que de choses, que de détails ridicules n'avait-il pas découverts dans la personne de S. E. depuis qu'il ne l'admirait plus comme avant ! Cette nuque, par exemple, grosse, lisse et luisante, et tous ces petits points noirs qui constellaient son nez, et ses sourcils... là, zic et zac, comme deux guillemets. Et même dans ces yeux, qui l'intimidaient autrefois, il avait découvert des petites taches bizarres qui semblaient percer la cornée verdâtre. 
             Parfois il s'étonnait et parfois s'attristait à la fois devant sa capacité à voir ainsi. Cet homme qui, à une autre époque l'avait totalement ébloui et enthousiasmé, on racontait ses combats héroïques de garibaldien et ses luttes parlementaires mémorables, vaillamment menées.
            Mais quoi ! Désormais Francesco d'Adria ne pensait qu'à salir timidement, avec une teinture jaunâtre, les quelques cheveux qui lui restaient autour du crâne et la grosse barbe qui aurait été belle s'il l'avait laissée blanche.
            A vrai dire, lui aussi le cavalier Cao, depuis environ un an, un tout petit peu... rien que la moustache, mais c'était pour ne pas l'avoir poivre et sel. Cela le contrariait. D'ailleurs, pour lui, cela n'aurait jamais les conséquences désastreuses qu'elle avait eues pour Son Excellence. Et enfin, il n'avait pas encore quaran... ah oui, quarante ans depuis trois jours. Eh bien, quarante. Il ne se marierait jamais, lui. Alors que Francesco d'Adria, lui, avait pris femme, à soi-xan-te ans sonnés, et il l'avait prise jeune, de surcroît.
            Signe évident de ramollissement cérébral.
            Et c'était donc assez, n'est-ce pas ? Il fallait le mettre au rebut, la vie a ses lois ! Le mettre au rebut sans aucune considération ni pitié. De la pitié il pouvait peut-être en éprouver, car il l'aimait bien, car il le voyait souffrir atrocement, en silence, de l'énorme sottise qu'il avait faite. Mais il éprouvait aussi de l'indignation, oui, une indignation amère devant la soumission que Francesco d'Adria manifestait devant cette jeune épouse qui, presque tout de suite après les noces, avait publiquement bafoué son honneur.
            Le tapis amortissait le bruit des pas de Son Excellence qui continuait à arpenter la pièce, en méditant. De toute évidence il avait oublié la présence du cavalier Cao, qui attendait devant son bureau, et le compte rendu financier. Il s'angoissait d'entendre des pleurs d'enfant qui, dans le silence de la rue,, arrivaient jusque-là, depuis une chambre éloignée, malgré les portes closes. Une fois déjà il était allé dans cette chambre pour voir ce qu'avait sa fille.
            Le cavalier Cao fut incapable de maitriser plus longtemps son irritation car, grands dieux, Rome entière savait que cette enfant... cette enfant... Il se leva comme poussé par un ressort, soufflant d'impatience.
            Son Excellence s'immobilisa et se tourna vers lui.
            - Oh, je vous prie de m'excuser, cavalier. J'étais distrait... Cela suffit pour ce soir, hein ? Vous devez être fatigué, et moi je ne me sens plus en état... Il doit être onze heures, n'est-ce pas ?
            - Minuit, Excellence ! Regardez, minuit un quart.
            - Ah oui ? Et... ce théâtre, à quelle heure ferme-t-il ?
            - Quel théâtre, Excellence ?
            - Mais... je ne sais pas : le Constanzi, je crois. Je dis cela à cause de cette enfant... Vous entendez comme elle crie ? Elle ne veut pas se calmer. Peut-être, si sa maman était là...
            - Voulez-vous que je passe au Constanzi, pour leur signaler.
            - Non, non, merci... De toute manière, elle ne va pas tarder à rentrer, à l'heure qu'il est. Bonne nuit, cavalier. A demain.
            Le cavalier Cao s'inclina profondément, respirant par le nez une provision d'air que, sitôt franchi le seuil, il souffla avec une grimace rageuse.

            Resté seul, Francesco d'Adria pressa très fort ses deux mains contre son visage. Son crâne chauve et luisant rougit sous les lampes électriques du lustre. Il resta encore un moment dans son bureau, marchant de long en large, l'air sombre. Puis il se rendit de nouveau dans la chambre où pleurait l'enfant.
            C'était la chambre de la nourrice. Une lampe de chevet, posée sur la commode et voilée par un écran lithophane, l'éclairait faiblement. La vieille gouvernante, maigre et impeccable, se promenait, le bébé dans les bras, posé contre sa poitrine, sa petite tête appuyée sur son épaule.
            - Nooon... nooon, répétait-elle comme pour répondre à ses vagissements.
            Pendant ce temps, la nourrice, un sein découvert, pleurait elle aussi : elle pleurait et jurait à la femme de chambre de madame qu'elle n'avait mangé aucun aliment nocif.
             - Tais-toi ! Les pruneaux secs... Tais-toi !
                                                                                                                           pinterest                             
            D'Adria prit une clochette sur la table de chevet et la fit tinter sous les yeux de l'enfant, pour la distraire, tout en suivant la gouvernante.
            C'est ainsi que le trouva, peu après, donna Giannetta en rentrant du théâtre, toute bruissante dans sa robe en soie. Dans un premier temps elle crut que le vieil homme se complaisait, sous les yeux des domestiques, à étaler sa ridicule tendresse paternelle, après les graves soucis de l'Etat. Et elle entrouvrit les lèvres en un sourire imperceptible et moqueur. 
            Mais la femme de chambre, accourue pour la débarrasser du petit châle qu'elle avait encore sur la tête et pour délacer sa mantille, lui expliqua, à voix basse, ce qui s'était passé. 
            - Ah oui ? La pauvre... dit-elle avec une indifférence affectée, et elle s'approcha de la gouvernante. Mais d'Adria lui fit signe de se taire. L'enfant s'était enfin calmée.
            Donna Giannetta se rendit dans sa chambre, suivie par la camériste. Peu après, alors qu'elle s'apprêtait à aller se coucher, elle vit entrer son mari, sombre, grave.
            - Il faut que je te parle, dit-il sans la regarder, s'asseyant au bord du lit.
            - Tu vas me faire de longs discours ? Cela ne peut attendre demain ? Je crains d'être trop fatiguée et d'avoir sommeil. Je me suis horriblement ennuyée. Si je perds le fil ?
            - Tu ne le perdras pas, dit-il, renfrogné, lissant sa barbe d'une main tremblotante. D'ailleurs, si tu veux, mon discours pourra être bref. Mais tu ne te vexeras pas car, s'il doit être bref il sera également très clair. Tu me laisseras parler, puis tu feras ce que je te dirai, et ce sera tout. Donc, écoute-moi.
            - Je t'écoute... soupira donna Giannetta abandonnée dans un fauteuil.
            Francesco d'Adria se leva, alla se planter devant sa femme et agita deux doigts à plusieurs reprises.
            - Il t'est arrivé deux malheurs, commença-t-il.
            Donna Giannetta eut un petit sursaut.
            - Deux ? A moi ?
            - Le premier, tu l'as voulu, poursuivit-il. C'est moi.
            - Ah ! Et pourquoi est-ce un malheur ? s'exclama-t-elle, riant et croisant ses m 
            Les larges manches de sa robe de chambre glissèrent, découvrant ses bras magnifiques.
            - Pas jusqu'à présent, reprit-il. Tu ne t'en es pas bien rendu compte car, si je t'ai importunée de temps à autre, tu as trouvé une large compensation dans ma... dans ma philosophie, dirai-je.           
            - Et l'autre malheur ? demanda-t-elle distraitement.
            Fransesco d'Adria alla s'asseoir. C'était maintenant que commençaient les difficultés et il voulait s'exprimer le moins crûment possible. Il posa les coudes sur ses genoux, prit sa tête entre ses mains pour mieux se concentrer et parla, les yeux fixés sur le sol.
            - Je vais te dire. J'ai dû... j'ai dû payer jusqu'à présent les... les impardonnables illusions que je m'étais faites en t'épousant. Toi, tu n'as aucune responsabilité là-dedans. Il était naturel que, entre les droits de ta jeunesse et tes devoirs d'épouse, tu choisisses plutôt les premiers que les seconds. J'aurais pu te faire remarquer que toi-même, en acceptant spontanément, et même avec... avec enthousiasme, un jour, ces devoirs à l'égard d'un vieux, tu avais implicitement, n'est-ce pas, renoncé à ces droits. Mais de cela non plus je ne te tiens pas rigueur car, toi aussi peut-être à l'époque, tu t'es fait des illusions...
            A ce moment, Francesco d'Adria leva la tête et s'interrompit, stupéfait. Donna Giannetta dormait, une main encore sur la tête, et un bras découvert, tendu vers lui, comme implorant miséricorde.
            - Gianna ! appela-t-il, mais pas trop fort, maîtrisant son dépit et son indignation, comme si son amour-propre eût été blessé si, se réveillant à cet appel, elle avait dû reconnaître qu'elle avait cédé au sommeil pendant qu'il lui parlait de choses graves. Il baissa de nouveau la tête et acheva à voix haute le discours resté en suspens :
            - Tu t'es fait des illusions... oui, tu as cru que tu pourrais accomplir tes devoirs sans difficulté.
            Donna Giannetta ne se réveilla pas. Alors Francesco d'Adria se leva, frémissant. Il faillit empoigner ce bras nu offert, et le secouer violemment, criant à sa femme, en plein visage, les injures les plus crues. Mais la calme inconscience de ce sommeil, qui lui apparaissait pourtant comme une effronterie ou comme un défi, le retint. Abandonnée ainsi elle avait l'air de lui dire :
            " Regarde comme je suis jeune et belle ! Qu'exiges-tu donc de moi ? "
pinterest.fr   

        Il serra les poings, exaspéré, secoua la tête et sortit de la chambre, sans bruit.
            Aussitôt Donna Giannetta se leva d'un bond, soufflant d'impatience.
 
            Pfff ! Était-ce sérieux d'exiger une explication à une heure pareille ? Et pourquoi ? Lorsqu'il aurait dû parler, il était resté silencieux. Et maintenant qu'elle ne faisait rien d'autre que s'ennuyer, s'ennuyer mortellement, il exigeait d'elle une explication ? Allons donc ! Trop tard... 
            Lui-même d'ailleurs, par son attitude, avec les inévitables relations de la nouvelle vie qu'il lui avait offerte, face aux tentations auxquelles cette vie l'exposait, face aux exemples qu'elle lui proposait continuellement, lui-même avait contribué à ce qu'elle jugeât trop naïf, puéril et dérisoire aux yeux d'autrui, le beau rêve qu'elle avait caressé trois ans plus tôt, en l'épousant ! Oh oui, en toute sincérité, elle avait rêvé d'égayer, avec le rire de sa jeunesse, les dernières années de la vie héroïque de Francesco d''Adria, vieil ami et frère d'armes de son père. Eh bien il ne l'avait pas jugée capable de rester fidèle à ce rêve. Elle avait vainement attendu un signe de lui. Alors, peut-être par dépit, elle était allée trop loin, elle était tombée, oui, de plus en plus bas, horriblement. Mais au fond, elle n'avait fait qu'agir comme la plupart de ses amies et camarades, si estimées, ô combien estimées, si respectables, ô combien respectables ! Et puisque lui-même, il y a encore un instant, ne trouvait rien à redire à cela, pourquoi aurait-elle dû éprouver des remords ? Elle ne s'était pas vraiment amusée, elle ne s'amusait pas, bien au contraire ! Que voulait-il d'elle, à la fin ?
            " Mais... pensa donna Giannetta à ce moment, et l'autre malheur ? "
            Son visage s'assombrit. Devant ses yeux apparut le visage de celui qui, par peur de la perdre ou dans l'espoir de la lier davantage à lui, ou peut-être par vengeance, l'avait rendue mère contre son gré. Oui, il n'y avait aucun doute : l'autre malheur, auquel il faisait allusion, était sa fille, cette enfant...
            " Il est arrivé deux malheurs... Le premier, tu l'as voulu... "
            Et donc, pas l'autre. Il avait raison : cet autre malheur, elle ne l'avait vraiment pas voulu. Mais puisqu'il savait tout, puisqu'il savait qu'elle ne pouvait ressentir aucune affection pour cet être qui lui rappelait un amant détesté, un homme qui l'avait rendu mère par traitrise, pourquoi, voilà quelques instants, s'était-il montré à elle près de cette enfant en pleurs, une clochette à la main ? Pourquoi afficher une telle tendresse pour cette petite créature ? Pourquoi avait-il voulu l'identifier à lui, comme pour faire bloc contre elle, disant que tous deux, lui et la petite, représentaient pour elle deux malheurs ? Où voulait-il en venir ?
            Donna Giannetta regretta d'avoir fait semblant de dormir. Pendant un moment elle resta là, à penser, à réfléchir, puis elle sortit de la chambre sur la pointe des pieds et, dans l'obscurité, retenant son souffle, prudemment, à tâtons, elle alla jusqu'à la porte de la chambre de son mari. Elle écouta, puis se pencha pour regarder par le trou de la serrure.
            Francesco d'Adria, assis dans sa chambre, comme il l'était un peu plus tôt dans celle de sa femme, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains, pleurait !
            Donna Giannetta sentit son dos comme déchiré par un long frisson, et elle recula, bouleversée, en proie à une stupeur qui était aussi de l'effroi.
            Il pleurait !
            Elle resta là, tremblante, le cœur en tumulte, sans pouvoir former une seule pensée. Puis, tout à coup, craignant qu'il n'ouvre la porte et ne la découvre là, aux aguets, elle se dirigea vers sa propre chambre. Mais, comme elle passait comme une voleuse devant la porte de la chambre où dormait sa fille, elle s'immobilisa.
            La petite aussi pleurait, là ! Tous les deux...
            Inconsciemment, comme pour trouver un refuge où se cacher à elle-même en ce moment, elle entrouvrit cette porte, et entra.
            Assise sur le lit, la nounou se lamentait, désespérée. L'enfant, après un sommeil bref et agité,  se tordait de nouveau à cause des coliques, tout en vagissant.
            Au début, donna Giannetta ne comprit pas bien ce que disait la nourrice. Elle tendit la main pour caresser l'enfant angoissée, et la retira aussitôt, avec uns sorte de répulsion. Comme elle était froide ! Mais il fallait la faire taire... Ces pleurs étaient insupportables... Elle refusait le lait ? Peut-être ses langes étaient-ils trop serrés ? Elle décida de les défaire elle-même, de ses propres mains. Quelles pauvres petites jambes violacées... et comme elles tremblaient, contractées par les spasmes. Elle se hasarda à les touchez, elles étaient glacées ! Elle était toute glacée, cette petite ! Comment, avec quoi l'envelopper ? Il y avait une couverture, là, sur le berceau. Allons, allons.
            Donna Giannetta la prit dans ses bras, la serra contre sa poitrine, fort et délicatement, et commença à se promener à travers la pièce, berçant son enfant en se balançant un peu, comme elle ne l'avait jamais fait. Elle sentait, contre sa poitrine, les contractions du petit ventre endolori, et comme un gargouillement de larmes dans ce petit corps tendre et froid. 
            Presque sans le vouloir, elle se mit à pleurer, elle aussi, non par pitié à l'égard de l'enfant, non... oui, peut-être, oui, parce qu'elle la voyait souffrir... elle ne savait pas elle-même pourquoi.
            Peu à peu, comme si l'enfant avait senti la chaleur de l'amour maternel qui la réconfortait pour la première fois, elle se calma enfin. Donna Giannetta était déjà fatiguée, très fatiguée, mais pendant un bon moment elle continua, malgré tout, à se promener et à tapoter doucement, à chaque pas, le dos de la petite fille. Puis elle s'arrêta avec mille précautions, pour ne pas la réveiller. Elle s'assit et l'installa sur ses genoux, fit signe à la nourrice de rester couchée et, à la lumière faible de la lampe de chevet, elle contempla sa fille.                                                                                                      pinterest.fr

            Une joie nouvelle, inattendue, l'envahit tout entière, lui souleva le cœur. Elle vit ce petit être tranquille grâce à elle, comme elle ne l'avait jamais vu. Peut-être parce que jusque-là elle n'avait rien fait pour lui. Pauvre enfant, privée d'affection et de soins depuis sa naissance... Quelle faute avait-elle commise ?
            Elle ferma les yeux avec force, comme pour refouler à l'intérieur d'elle-même un sentiment qui faisait irruption dans son esprit. Mais non ! Cette petite était-elle coupable d'être née ?
            Soudain, regardant sa fille avec d'autres yeux, elle comprit ce que son mari avait voulu dire. Il était et se sentait vieux et était conscient de ne pas remplir la vie de sa femme. Mais, désormais, elle avait une fille, et une fille peut et doit remplir la vie d'une mère . Il aurait pu faire un scandale, et ne l'avait pas fait. Bien plus, il avait donné à cette enfant, qui n'était pas sa fille, le prestige de son nom, de sa fonction, et même... Oui, même sa tendresse. Eh bien elle qui était sa mère, elle pouvait bien donner à sa propre fille l'affection, les soins, l'exemple d'une conduite irréprochable.
            Oui, c'était sans doute cela qu'il avait voulu dire. Et elle, elle avait fait semblant de dormir...
            Cette nuit-là donna Giannetta réfkéchit longuement tout en tenant l'enfant dans son giron. Avec un regret amer, elle pensa à son beau rêve de jeunesse et, avec dégoût, à ce que les hommes lui avaient offert en échange de ce rêve... Des mensonges stupides, des vulgarités écoeurantes... Puis, peu à peu, elle céda au sommeil.

            Avant l'aube, Francesco d'Adria, traversant le couloir pour se rendre dans son bureau, vit que la porte de la chambre de la nourrice était ouverte, et tendit la tête pour regarder. Il fut stupéfait de découvrir sa femme endormie dans un fauteuil, l'enfant entre ses bras. Il s'approcha d'elle tout doucement pour la contempler, et sentit sa stupeur se fondre en une tendresse émue, infinie. Il se pencha et l'embrassa sur le front.
            Donna Giannetta se réveilla, elle aussi, dans un premier temps fut stupéfaite de se retrouver là, la petite sur les genoux, puis elle sourit et, tendant une main à son mari et le regardant avec des yeux pleins de sa joie, toute neuve, elle lui demanda :
            - C'est bien, ainsi ?



                                                             Pirandello

                                                  ( 1903 )





            














                                

samedi 28 novembre 2020

Le paresseux - Le fromage Saint-Amant ( Poème France )

Choloepus hoffmanni (Puerto Viejo, CR) crop.jpg 
he.wikipedia.org


                                            Le Paresseux

            Accablé de paresse et de mélancolie,
            Je rêve dans un lit où je suis fagoté,
           Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
                Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie.                                                                                                                     
Image associée
           Là, sans me soucier des guerres d'Italie,
           Du comte Palatin, ni de sa royauté,
          Je consacre un bel hymne à cette oisiveté
          Où mon âme en langueur est comme ensevelie.

          Je trouve ce plaisir si doux et si charmant,
          Que je crois que les biens me viendront en dormant,
          Puisque je vois déjà s'enfler ma bedaine,
            
          Et hais tant le travail, que les yeux entrouverts,
          Une main hors des draps, cher Baudoin, à peine                    
          Ai-je pu me résoudre à t'écrire ces vers.                                           twitter.com


                                                                  Marc-Antoine de Saint-Amant  - 1631  -
                                                                               ( 1594 - 1661 )


**************************



                                             Le Fromage                                                      maisoncario.fr      
Image associée
            Assis sur le bord d'un chantier
            Avec des gens de mon mestier,
            C'est-à-dire avec une trouppe
            Qui ne jure que par la couppe,
            Je m'escrie, en laschant un rot :
            Beny soit l'excellent Bilot !
             Il nous a donné d'un fromage
            A qui l'on doit bien rendre hommage.
            Ô Dieu ! Quel manger précieux !
            Quel goust rare et délicieux !
            Qu'au prix de luy ma fantaisie
            Incague la saincte ambroisie !
            Ô doux cottignac de Baccus !
            Fromage, que tu vaux d'escus !
            Je veux que ta seule mémoire
             Me provoque à jamais à boire.

            A genoux, enfans debauchez,
            Chers confidents de mes pecherz
            Sus ! qu'à plein gosier on s'escrie :
            Beny soit le terroir de Brie !
            Beny soit son plaisant aspect !
            Qu'on n'en parle qu'avec respect !
            Que ses fertiles pasturages
            Soient à jamais exempts d'orages !
            Que Flore, avec ses beaux atours,
            Exerçant mille amoureux tours                                                      focus-cuisine.com
Résultat de recherche d'images pour "fromage brie de meaux"            Sur une immortelle verdure,
            Malgré la barbare froidure
            Au visage morne et glacé,                                                    
            Y tienne à jamais enlacé
             Entre ses bras plue blancs qu'albastre
             Le gay Printemps, qui l'idolastre !
             Que, comme autrefois Apollon
             Délaisse torche et violon,
             Et s'en vienne dans ces prairies,
             Dans ces grandes plaines fleuries,
             Garder, en guise de vacher,
             Un troupeau qui nous est si cher,
             Et dont la mamelle féconde
             Fournit de laict à tout le monde.
             Mais je veux l'encharger aussi
             Qu'il en plus de soucy,
             S'il faut qu'un jour il s'y remette,
             Qu'il ne fit de celui d'Admette,
             Lors que le patron des mattois
             Portant cinq crocs au lieu de doits
             Qui faisoient le saut de la carpe,
             Joua sur ses boeufs de la harpe,
             Et le laissa sous un ormeau
             Fluster son soul d'un chalumeau,
             Que jadis l'amoureux martyre
             Fit entonner au grand satyre.

Image associée            On dit que, quand il fut duppé
            Il estait si fort occuppé
            Dans une douce rêverie,
            Qu'il  n'en vit point la tromperie
            Chose estrange ! à mon jugement,
            De convaincre d'aveuglement
            Celuy dont la vertu premiere
            Ne consiste qu'en la lumiere !
            Tout beau, Muse, tu vas trop haut,
            Ce n'est pas là ce qu'il nous faut :
            Je veux que ton stile se change
            Pour achever cette louange.

            Encore un coup donc, compagnons,
            Du beau Denys les vrais mignons,
            Sus ! Qu'à plein gosier on s'escrie :
            Beny soit le terroir de Brie !

            Pont-l'Evesque, arrière de nous !
            Auvergne et Milan, cachez-vous !
            C'est luy seulement qui merite
                   Qu'en or sa gloire soit escrite ;                                                                                                       fr.123rf.com
Image associée            Je dis en or avec raison,
            Puis qu'il fera comparaison
            De ce fromage que j'honore
            A ce metal que l'homme adore :
            Il est aussi jaune que luy ;
            Toutefois, ce n'est pas d'ennuy,
            Car si tost que le doigt le presse,
            Il rit et se creve de gresse.
           Ô ! combien sa propriete
           Est necessaire à la santé !
           Et qu'il a de vertus puissantes
           Pour les personnes languissantes :
           Rien n'est de si confortatif ;
           C'est le meilleur preservatif
           Qu'en ce temps malade et funeste
           On puisse avoir contre la peste.

            Mais cependant que je discours,
            Ces goinfres-ci briffent tousjours,
            Et voudroient qu'il me prist envie
            De babiller toute ma vie.
            Hola ! gourmands, attendez-moy !
            Pensez-vous qu'un manger de roy
            Se doive traiter de la sorte ?
            Que vostre appetit vous emporte !
            Chaque morceau vaut un ducat,
            Voire six verre de muscat,
             Et vos dents n'auront point de honte
             D'en avoir fait si peu de conte.                                                                   imagesdubeaudumonde.com
PONT-L'ÉVÊQUE, la ville du fromage fleurie
            Bilot, qui m'en avois muny,
            Hé ! pourquoi n'est-il infiny
            Tout aussi bien en sa matiere
            Qu'il l'estoit en sa forme entière ?
            Pourquoy, tousjours s'apetissant,
            De lune devient-il croissant ?
            Et pourquoy si bas sous la nue,
            S'eclipse-t-il à notre veue ?
            Respons, toy qui fais le devin
            Crois-tu qu'un manger si divin,
            Vienne d'une vache ordinaire ?
            Non, non, c'est chose imaginaire.

            Quant à moy, je croy qu'il soit fait
            De la quintessence du lait
            Qu'on tira d'Yo transformée,
            Qui fut d'un Dieu la bien-aymée.
            Garçons, pour vous en assurer,
            Je ne craindray pas d'en jurer,
            Puisque sans contredit je trouve
            Que sa vieillesse me le prouve.

            Ô doux cotignac de Baccus !
            Fromage, que tu vaux d'escus !
            Je veux que ta seule mémoire
            Me provoque à jamais à boire.
                  


                                                          

                                                                  Marc-Antoine de Saint-Amant 
                                                                                 ( 1594 - 1661 )

vendredi 20 novembre 2020

Aux enfers Marcel Proust ( Nouvelles France )

 pinterest.fr







                                                 Aux enfers

            Quélus passe. Samson arrête deux ombres...........

            Quélus - Monsieur, j'ai beaucoup entendu parler de vous durant ma vie terrestre.
            Samson - L'ordre des temps s'opposait à la réciprocité. Nul doute sans cela que je n'eusse passé ma captivité à amasser sur vous des documents inédits. Vous m'intéressez infiniment, Monsieur. Du reste je vous avais prédit, que dis-je : 
            " La femme aura Gomorrhe et l'homme aura Sodome, 
              Et se jetant de loin un regard irrité,
              Les deux sexes mourront chacun de son côté. "
              Quélus fait un léger signe d'assentiment, en une élégante courbette d'homme du monde.

            Samson - Ah Monsieur que vous eûtes raison et si chacun et moi-même en avait usé comme vous, nul doute que Dalila ne se fût montrée plus coulante. Mais au reste ce n'est pas comme coquetterie, indirect hommage rendu à la grâce féminine que j'approuve ces jeux de garçons. Il est d'un homme d'avoir banni loin de nous, cet être moins humain qu'animal, succédané bizarre de la chatte, étrange intermédiaire entre la vipère et la rose, la femme perdition de toutes nos pensées, poison de toutes nos amitiés, de toutes nos admirations, de tous nos dévouements, de tous nos cultes ; grâce à vous et à vos pareils l'amour n'est plus une maladie qui nous met en quarantaine de tous nos amis, nous empêche de causer philosophie avec eux. Ce n'est au contraire qu'un épanouissement plus riche de l'amitié, le riant couronnement de nos tendres fidélités et de ses épanchements virils. C'est comme la dialectique et le ceste des Grecs un divertissement à encourager et que fortifie, loin de les distendre, les liens qui unissent les hommes à leurs frères.
            Mais mon cœur trouve une joie plus profonde encore à vous contempler enfin, Monsieur. 
                                                                                                                                     peintures-tableaux.com
           Quel confident j'ai trouvé de mes ressentiments contre la femme, nous allons pouvoir unir nos ressentiments, la maudire ensemble. La maudire, action si délicieuse peut-être hélas, parce que la maudire c'est un peu l'évoquer, c'est encore un peu revivre avec elle.
            - Je voudrais Monsieur être de votre avis mais je ne le puis. Jamais une femme ne m'a troublé et je ne comprends ni l'obscur attachement qui dans votre colère vous lie pourtant à elle par des fils douloureux et tremblants tangibles, ni l'indignation motivée qu'elle vous inspire. Incapable de causer avec vous des sortilèges de la femme, je me sens plus incapable encore de la détester avec vous.                                                                                               
            J'ai quelque rancune contre les hommes, mais j'ai toujours infiniment apprécié les femmes. J'ai écrit sur elles des pages qu'on a bien voulu traiter de délicates et qui furent du moins sincères et  vécues. J'ai compté parmi elles de sûres amies. Leur grâce, leur faiblesse, leur beauté, leur esprit m'ont souvent enivré d'une joie qui pour ne rien devoir aux sens n'en fut pas moins intense si elle en fut plus durable et plus pure. J'allais me consoler auprès d'elles des trahisons de mes amants et il y a quelque douceur à pleurer longuement et sans désir contre un sein parfait.
            Les femmes me furent à la fois madones et nourrices. Je les adorais et elles me berçaient. Elles me donnaient d'autant plus que je leur demandais moins. Je fis à plusieurs une cour empreinte d'une sagacité que les bourrasques du désir ne venaient point déconcerter. Elles me donnaient en échange un thé exquis, une conversation ornée, une amitié désintéressée et gracieuse. A peine puis-je en vouloir à celles qui par un jeu cruel et un peu niais voulurent en s'offrant me faire avouer que je ne me sentais nul goût pour elles. Mais à défaut d'un orgueil bien légitime, la plus élémentaire coquetterie, la peur de compromettre leur charme auprès d'un admirateur aussi véritable, un peu de bonté et de largeur d'esprit déconseillèrent cette attitude aux meilleures d'entre elles.
            M. Renan passe.
            Taisez-vous littérateur. Comment croire en effet qu'il n'y a pas plutôt dans vos discours l'artifice orgueilleux du théoricien que le résumé approximatif de votre pensée. Tout au plus vous êtes-vous caché d'aimer les femmes, ressemblant à ces convives qui dédaignent les plus beaux fruits qu'on leur présente. Ils ont goûté avant de venir au festin. Pourtant vous aimiez incontestablement les femmes. Croyez bien mon cher ami qu'il n'y a dans ces paroles nul blâme au moins philosophique de ma part et ne voyez pas dans mes reproches la condamnation sans appel d'une morale trop absolue. Comment, sans être taxé d'étroitesse d'esprit, pourrions-nous nous refuser maladroitement à comprendre des jeux dont Socrate parlait avec un sourire. Ce Maître, qui aima la Justice au point de mourir pour elle, et pour ainsi dire du même coup pour la mettre au monde, tolérait sans mauvaise humeur chez ses amis les plus intimes ces pratiques aujourd'hui surannées. Et si l'éloignement dans l'espace imite assez bien l'éloignement dans le temps, il ne paraîtra pas absurde de dire qu'aujourd'hui encore l'Orient, si intéressant d'ailleurs à tant d'autres points de vue, reste le foyer mal éteint de ces flammes étranges. 
            Au reste l'Amour comme le pensaient les Anciens est indiscutablement une maladie. 
            Comment dès lors assimiler ces coutumes à un vice ? Nul doute que l'albuminurie ne prendrait aucun des caractères de l'immoralité si chez certains elle avait pour résultat une production de sel au lieu de sucre dans les urines.
wahooart.com
             Loin de moi malgré ces raisons la pensée de vous absoudre, mon cher ami. Vous avez été deux fois maladroit. Inexpiable crime si comme j'incline à le croire la vie est plutôt un jeu d'adresse.
            Il n'est très bon, à aucun point de vue de prendre son plaisir à caresser son temps à rebrousse-poil. Un homme qui était doué de la conformation la plus habituelle de notre palais prendrait pourtant l'habitude de trouver un régal le plus exquis à dévorer des excréments serait difficilement reçu, au moins dans la bonne société. Certaines répulsions physiques sont plus fortes que tout et emportent notation d'infamie. Inévitablement notre dégoût et notre considération ne sauraient aller aux mêmes personnes.
            Et pourtant qui oserait dire que le dégoût n'est pas éminemment relatif ? Pourquoi vous détourner des parfums les plus exquis qu'on vous offre et vous pencher devant la bouche d'un égout, en vous persuadant que vous respirez un parterre de fleurs. Posture assurément ni plus ni moins fondée dans l'absolu que celle de l'amateur des jardins et des parfums, mais posture étrange et qui ne repose que sur une disposition physique des nerfs du nez et qui n'en doutez pas sera très remarquée. Mais vous avez comme une maladresse plus grave car elle implique erreur sur cercle plus étendu, sur un degré plus subtil de la connaissance.
            L'amour ai-je dit est une maladie. Mais l'exaltation cérébrales ou folie en est une aussi. Nul doute pourtant que le jour où la poësie fit sont apparition sur la terre elle n'eut singulièrement relevé le niveau de la folie. Presque tous les poètes sont des fous. Qui pourtant oserait en médire. Ce sont des malades disent les médecins, personnages évidemment surfaits mais parmi lesquels je compte pourtant d'amis infiniment distingués et chers. D'ailleurs en nous faisant mourir ne contribuent-ils pas notablement à élargir le cercle de nos connaissances et à déplacer ( fort suffixe) le point de vue de nos méditations. Donc les médecins disent assez raisonnablement des poètes qu'ils sont des malades, des fous. Soit. Mais bienheureuse maladie, folie divine comme disent les mystiques. L'apparition de la femme et surtout de la femme moderne sur la terre a de même considérablement anobli la carrière utilitaire mais assez dépourvue d'horizons que l'amour semblait destiné à faire sur la terre aux premiers âges. 
            La femme riche synonyme de consolation et d'enthousiasme a véritablement fait de l'amour une maladie sublime que vous ne pouvez que rabaisser en éliminant ce facteur de premier ordre mon cher Quélus. La différence du sexe est ici de toute importance. A qui attribuer qu'à elle ce rafraîchissement qui nous vient de notre amour pour un être si différent de nous, rafraîchissement si analogue aux jours pacifiants du travailleur de la ville qui passe ses vacances à la campagne
            Enfin de même que ce romantisme en lui faisant jouer un rôle plus grand encore dans la poésie édifiante a définitivement accrédité l'aliénation mentale auprès des gens de goût, depuis le XVIIIè siècle il me semble que votre erreur soit devenue une hérésie, la femme s'étant divinement perfectionnée, et s'étant enrichie de toutes les délicatesses que les esprits les plus raffinés révèrent. C'est aujourd'hui un objet d'art et de luxe qui ne peut plus craindre la concurrence.
            Il est vrai que vous prétendez goûter des plaisirs délicats auprès d'elle et satisfaire vos sens ailleurs. Quelle complication d'existence inutile et maladroite. Le plaisir de vos sens serait enrichi et raffiné de tous ceux que la femme seule peut donner à notre imagination. D'ailleurs cette séparation dont vous parlez est-elle possible. Quelle force peut nous empêcher d'embrasser celle que nous admirons à ce point. Et je voudrais au verbe embrasser en ajouter d'autres qui choqueraient peut-être le discours d'un philosophe, du reste déjà suffisamment étendu.                                             



                                                                 Marcel Proust

                                                                in Nouvelles Inédites )