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Qui ?
C'était qui alors ? Dites-le vous-même, puisque tout ce que je dis ne peut que vous faire rire. Mais libérez au moins Andrea Sanserra qui est innocent. Il n'est pas venu au rendez-vous, je vous l'ai répété cent fois. Et maintenant, parlons de moi.
Selon vous je serais coupable parce que je suis retourné à Rome en octobre, n'est-ce pas, alors que les autres années je n'y allais qu'une fois par an, et en juin ? Mais vous ne voulez donc pas tenir compte du fait qu'en juin dernier mes fiançailles ont été rompues ? A Naples, entre juillet et octobre, j'étais comme fou, au point que mon chef de bureau m'a forcé à prendre un mois de congé supplémentaire, justement en octobre. Mon rêve, mon rêve de tant d'années s'était effondré ! Et ceux qui affirment qu'à Naples je m'étais adonné au vin pour oublier mentent comme des arracheurs de dents. Du vin, je n'en ai jamais bu. J'avais si mal ici, à la tête, que je délirais, j'avais des vertiges et envie de vomir. Moi, un ivrogne ? Mais, pourquoi s'étonner. On dit bien maintenant que je me fais passer pour fou afin de me disculper ! La vérité c'est que je m'adonnais... aux aventures faciles, bêtement, pour prendre une revanche, ou plutôt pour me venger de mes scrupules, de ma fidélité, de ma trop longue absence. Ca, oui, et en cela, j'en conviens, j'ai exagéré.
A Rome, chez ma mère, je revois au bout de sept ans, Andrea Sanserra rentré d'Amérique depuis deux mois. Ma mère me confie à lui. Nous avions grandi ensemble et nous nous connaissions, Andrea et moi, mieux que la pauvre femme qui, dans ses saintes pensées, nous plaçait plus haut que nous ne le méritions. Elle nous prenait pour des anges, à vingt-six ans ! Mais c'était moi qui lui avais inspiré cette bonne opinion, avec la vie que j'avais menée pendant ces cinq années de fiançailles. Passons. Avec Andrea j'ai continué sur la mauvaise voie que j'avais prise à Naples, il y a trois mois.
Et maintenant, j'en viens au fait.
Un soir il me propose... Sachez d'abord que Sanserra n'avait jamais vu la personne dont je vais vous parler, il ne la connaissait que par ouï-dire. Il me propose donc de faire la connaissance d'une
" spécialité du genre ", c'est sa façon de s'exprimer. Il me raconta... je ne sais plus les mots exacts. Je ne me souviens que de l'impression qu'ils m'ont laissée : une chambre plongée dans l'obscurité avec un grand lit et, au pied du lit, un paravent. Une jeune fille enveloppée dans un drap, comme un fantôme. Derrière le paravent, une vieille tante qui tricotait, assise près d'un guéridon. Une lampe qui projetait sur le mur, agrandie, l'ombre de la vieille et ses mains agiles. La fille ne parlait pas et montrait à peine son visage, c'était sa tante qui parlait. Elle racontait tous ses malheurs à quelques fidèles clients de la maison : sa nièce fiancée à un excellent jeune homme qui avait un poste lucratif, de confiance, en Italie du Nord. Le mariage raté à cause de la dot, la dot qui avait bien existé, mais qu'un désastre familial avait englouti... Il fallait la reconstituer au plus vite, avant que l'excellent jeune homme n'apprenne... " Sur la porte de cette chambre, on peut écrire - Douleur - "
Naturellement, je fus tenté, et Andrea et moi, nous prîmes rendez-vous pour le lendemain soir, à huit heures et demie, devant Porta del Popolo. Il habite via Flaminia, la maison des deux femmes se trouve via Laurina, le numéro, je ne m'en souviens plus.
C'était un samedi soir, il pleuvait. Via Flaminia s'étendait toute droite et boueuse entre deux files de réverbères dont la lueur vacillait parfois et disparaissait parfois sous les rafales de vent qui, derrière mon dos, agitaient les arbres sombres de Villa Borghese, battus par la pluie. Je pensais qu'Andrea ne viendrait plus, avec ce sale temps, mais je ne me décidais pas à partir et je regardais, perplexe, les filets d'eau qui dégoulinaient autour de mon parapluie. Aller tout seul Via Laurina ? Non, non... je fus pris à ce moment-là, d'un profond dégoût pour la vie que je menais depuis trois mois. J'eus honte de moi, abandonné là par mon compagnon, sur le chemin du vice. Je pensais qu'Andrea était sans doute allé passer la soirée chez des gens honnêtes, ne soupçonnant pas que je serais assez corrompu pour venir au rendez-vous par ce temps de chien.
" Et pourtant non, pensai-je, je suis plus malheureux que ce corrompu. Où aller maintenant ? "
Et je me souvins de soirées tranquilles et heureuses en compagnie de mon trésor, de ma vie passée, de sa petite maison. Ah ! Tuda Tuda ! salon.litteraire.linternaute.fr
Soudains, de l'arc central de la porte, voilà que débouche un petit vieux voûté, vêtu d'un manteau qui lui arrivait aux chevilles et tenant à deux mains un parapluie tout déchiré. Il descendait Via Flaminia comme porté par le ven. J'aiguise mon regard. Un frisson parcourt tout mon corps. M. Jacopo, Jacopo Sturzi, le père de Tuda ma fiancée !... Mais comment ? Puisque je l'avais déposé moi-même, de mes propres mains, dans son cercueil et accompagné à Campo Verano, voilà un an ! Et pourtant c'est bien lui , il passe devant moi, mon Dieu !... Et il se retourne pour me regarder, la tête penchée de côté, comme pour m'adresser un sourire. Et quel sourire ! Je reste cloué au sol, pris d'un tremblement convulsif. J'essaye de crier mais aucun son ne sort de ma gorge. Un moment je le suis des yeux. J'arrive enfin à me dépêtrer de ma peur et me lance à sa poursuite.
Croyez-moi, je vous en prie. Je suis incapable d'inventer une histoire pareille. Je ne pourrais pas vous répéter mot pour mot tout ce qu'il m'a dit, mais vous comprendrez facilement que certaines idées ne peuvent pas être sorties de mon cerveau, parce que Jacopo Sturzi, bien que porté sur la boisson était un vrai philosophe, un philosophe très original, et il m'a parlé avec la sagesse des morts.
Je le rejoignis au moment où il allait poser sa main tremblante sur la poignée de la porte vitrée d'une taverne. II se retourna brusquement, me prit par le bras en m'entraînant en bas, dans l'obscurité.
- Luzzi, dit-il, par pitié, ne dis à personne que je suis vivant.
- Mais, comment ?... Vous ? balbutiai-je.
- Oui, Luzzi, je suis mort, ajouta-t-il, mais tu comprends, le vice est plus fort ! Je vais t'expliquer. Il y a des gens qui, à leur mort, sont mûrs pour une autre vie, d'autres pas. Les premiers meurent et ne reviennent plus, parce qu'ils ont su trouver leur voie. Les seconds, eux, reviennent, parce qu'ils n'ont pas su la trouver et, naturellement, ils la cherchent là où ils l'ont perdue. Moi, par exemple, ici à la taverne. Mais qu'est-ce que tu crois ? C'est une punition. Je bois et c'est comme si je ne buvais pas, et plus je bois et plus j'ai soif. Et puis, tu penses bien que je ne peux pas me permettre trop de largesses...
Et, frottant le pouce contre l'index de la main droite, il fit une grimace pour dire : je suis sans le sou.
- Ah bon ! Et comment faites-vous ?
Il me sourit, posa une main sur mon épaule et répondit :
- Si tu savais !... J'ai commencé, dès le lendemain de mon enterrement, par revendre la belle couronne en porcelaine que ma femme avait fait mettre sur ma tombe, avec l'inscription " A mon époux adoré ". Nous, les morts, il y a des mensonges que nous ne supportons pas. Je l'ai revendue quelques lires, ça m'a permis de tenir une semaine... Pas de danger que ma femme vienne me faire une petite visite et s'aperçoive que la couronne a disparu. Maintenant je joue aux cartes, ici, avec les clients, je gagne et je bois aux frais des perdants. Bref... une industrie. Et toi, que fais-tu ?
Je ne sus que répondre. Je le regardai un instant, puis je fus pris d'un accès de folie et l'empoignai par le bras :
- Dis-moi la vérité ! Qui es-tu ? Comment es-tu ici ?
Il ne se démonta pas, il sourit :
- Mais puisque tu m'as reconnu toi-même !... Comment il se fait que je sois ici ? Je vais te le dire. Mais avant, entrons. Tu vois bien qu'il pleut ! pinterest.fr
Et il m'entraîna dans la taverne. Là, il me fit boire tant et plus, sûrement pour m'enivrer. Ma stupeur et mon effroi étaient tels que je fus incapable de lui résister. Je ne bois pas de vin, mais ce jour-là, j'en bus je ne sais plus combien. Je me souviens : un nuage étouffant de fumée, l'odeur aigre du vin, le bruit assourdi de la vaisselle, les relents de la cuisine, les murmures étouffés de voix rauques. Penchés comme si chacun cherchait à boire l'haleine de l'autre, deux vieux jouaient aux cartes, là, tout près, parmi les grognements désapprobateurs ou satisfaits des spectateurs attentifs, adossés à la paroi derrière eux. Une lampe à suspension accrochée au plafond bas posait sa lumière jaune dans le nuage épais.
Mais, ce qui m'étonnait le plus, c'était de constater que personne, parmi tous ces gens, ne soupçonnait qu'il y avait, là-dedans, un étranger à la vie. Je les regardais, tantôt l'un, tantôt l'autre, et j'éprouvais la tentation de leur dire, en leur montrant mon compagnon :
" - C'est un mort ! "
Mais, comme s'il lisait cette tentation sur mes lèvres, Jacopo Sturzi le dos appuyé au mur et le menton sur la poitrine, souriait sans me quitter des yeux, des yeux enflammés et pleins de larmes ! Il ne me quittait pas du regard, même quand il buvait.
Il se secoua tout à coup et se mit à me parler à voix basse. J'avais déjà la tête qui tournait, à cause des vapeurs du vin, mais ces paroles étranges sur les choses de la vie et de la mort, me la faisaient tourner encore plus. Il s'en aperçut et conclut en riant :
- Ce ne sont pas des choses pour toi. Changeons de sujet. Tuda ?
- Tuda ? dis-je. Vous ne savez donc pas ? Tout est fini...
Il fit oui de la tête à plusieurs reprises, mais il ajouta :
- Je ne le savais pas. Mais tu as bien fait de rompre. Dis, c'est à cause de sa mère, n'est-ce pas ? Amalia Noce, ma femme, une créature odieuse, comme tous les Noce ! Moi, vois-tu...
Il ôta son chapeau, le posa sur la table, frappa de la main son front chauve et s'exclama avec un clin d'oeil :
- Deux fois, la première en 1860, puis en 75. Pourtant elle n'était plus toute fraîche, même si elle était toujours très belle. Mais je n'ai pas le droit de me plaindre. Je lui ai pardonné, n'en parlons plus.
Mon fils, tu permets que je t'appelle comme ça ? Mon fils, crois-moi : j'ai commencé à respirer seulement après ma mort. Est-ce que je m'occupe encore d'elles ? Ni de la mère, ni de la fille. Et même pas de la fille, à cause de la mère. Je vais tout te dire : je sais de quoi elles vivent. Je pourrais, tu sais, comme tant d'autres dans ma situation, m'introduire furtivement chez elles de temps en temps et leur subtiliser un peu d'argent. Mais non. Je ne vole pas de cet argent-là ! Tu sais de quoi elles vivent ?
- De quoi ? dis-je. Je ne sais plus rien d'elles.
- Allons donc ! On te l'a dit hier soir.
Je l'interrogeai des yeux, hésitant.
- Oui, là où tu avais l'intention d'aller avant de me voir !
Je bondis sur mes pieds, mais je ne tins pas debout et retombai, les coudes sur la table, en criant
Il me saisit par le bras, posa un doigt sur ses lèvres.
- Tais-toi ! Tais-toi ! Paye et suis-moi. Paye, paye.
Nous sortîmes de la taverne. La pluie tombait plus fort, le vent était plus violent et la pluie cinglait nos visages, nous empêchant presque d'avancer. Mais il me traînait par le bras, contre le vent et contre la pluie. Titubant, ivre, la tête en feu et plus lourde que le plomb, je gémissais : " Tuda ? Tuda et sa mère ? "
Sa silhouette enveloppée dans le long manteau, se confondait, dans l'ombre violente, avec le parapluie qu'il tenait par le haut du manche, pour résister à la pluie, et elle prenait, à mes yeux, des proportions énormes, tel un fantôme cauchemardesque qui m'entraînait vers un précipice. Et là, il me poussa brutalement dans l'entrée sombre, en me hurlant aux oreilles :
- Va, va chez ma fille !...
Dans la tête, maintenant, je n'ai plus que les hurlements de Tuda agrippée à mon cou, des hurlements qui faisaient éclater mon cerveau... Oh ! C'est lui, je vous le jure encore une fois, c'est lui, Jacopo Sturzi !... C'est lui qui a étranglé cette sorcière qui se faisait passer pour la tante... S'il ne l'avait pas fait, je l'aurais fait, moi. Mais c'est lui qui l'a étranglée : il avait plus de raisons que moi.
Luigi Pirandello
( 1896 )
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