Les Bienfaits du Sommeil
Lorsque je fis sa connaissance Hilario n'était rien. C'était en un mot un homme des plus pâlots et des plus communs, malgré sa réputation d'originalité. Quoiqu'il en soit j'eus la bonne fortune d'assister à un de ses éclats et de l'entendre raconter ses déboires de cette voix nasillarde et lente, sur le mode douloureux qui s'emparait alors de lui totalement jusqu'à le faire retomber dans sa sauvagerie habituelle.
Hypnotisé dès sa jeunesse par la lecture et l'étude, il croyait dur comme fer que ce vice était la source de tous ses maux. Dans sa soif insatiable de percer les mystères il avait tout dévoré sciences, lettres, humanités, avec un acharnement obstiné. Plus impénétrable lui apparaissait le mystère à mesure qu'il découvrait des voies nouvelles pour l'aborder et il n'éprouvait que désappointement et impatience à se heurter des centaines de fois aux mêmes explications, à travers des centaines de livres les plus divers. En quête de nouveautés, de pensers nouveaux ou renouvelés pour son propre enrichissement spirituel, il ne tombait que sur des redites insupportables. Tous les ouvrages traitant d'une même matière ont un fond commun qui le laissait rêveur et lui procurait une profonde désillusion. L'auteur de la découverte d'un principe nouveau en chimie ne peut faire moins qu'écrire un traité complet de cette discipline, heureux encore s'il ne prétend pas que le dit principe est appelé à modifier tous les autres et à devenir l'un des piliers du système nouveau. freepik.com

Il entreprit la lecture de monographies, de notes bibliographiques de références, d'extraits, et surtout de revues. De celles-ci il passa aux revues des revues. Mais tout cela n'était que carcasses ni âme, de purs schémas. Plus pénible encore fut la désillusion que lui causa la lecture des extraits, encore plus bavards et plus vides que les ouvrages auxquels ils étaient empruntés. Et que dire des titres les plus odieusement estropiés...
Les catalogues ! Rien n'est plus suggestif qu'un catalogue. Que de fantaisie nébuleuse et imprécise abrite un titre... tout ce qu'il est permis d'imaginer sans connaître ce qu'il cache. Il se couchait avec un catalogue et le feuilletait. Sa connaissance des langues étrangères lui était d'un grand secours. pinterest.com

Il éprouvait en même temps un désir effréné de sommeil. Tout le jour, en remuant ses livres, en consultant les catalogues, il attendait l'heure de se coucher dans l'espoir de dormir. Une fois au lit, ramassé sous les couvertures, il se réjouissait à l'idée de l'instant où il sombrerait dans l'inconscience. Il se laissait aller parfois à épier ce moment qui lui échappait toujours, invariablement distrait en cet instant précis. D'autres fois il se tournait et se retournait sous l'emprise d'une agitation brûlante à la pensée du néant qui l'effrayait plus encore que l'enfer. Le néant ! Tomber dans ce vide immense,non... pas même tomber.
Il se levait tard, s'habillait, faisait sa toilette, prenait son petit déjeuner tranquillement, lisait son journal, y compris les annonces, feuilletait un catalogue, regardait avec amour ses livres, les touchait, les déplaçait, en feuilletait quelques-uns. Il gagnait ainsi l'heure du déjeuner. Le café pris il allait un moment au casino voir jouer à l'hombre, jeu auquel il ne comprenait d'ailleurs rien. Une lente promenade suivait puis, le sommeil s'infiltrant peu à peu, il dînait légèrement et se couchait tôt.
Le jour où il se laissa aller à cet éclat il me confia : boutique.blushtoy.fr
- Le progrès ? Vous croyez donc qu'il n'y a de progrès qu'à l'état de veille ? Il faut digérer le progrès et se gorger de sommeil !... Dormir ! Dormir pour assimiler le progrès et se réveiller dans un autre siècle, la tête fraîche, de bonne humeur, et augmenter encore cette réserve vivifiante et féconde qu'est l'oubli, la seule chose positive et réelle, croyez-moi.
Unamuno
1897
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