vendredi 12 mai 2017

Les Demoiselles de Bienfilâtre Villiers de l'Isle Adam ( Nouvelle France )




                                                      Les Demoiselles de
                                                                              Bienfilâtre

            Il y a quelques années florissait, orgueil de nos boulevards, certain vaste et lumineux café situé presque en face d'un de nos théâtres de genre dont le fronton rappelle celui d'un temple païen. Là se réunissait quotidiennement l'élite de ces jeunes gens qui se sont distingués depuis, soit par leur valeur artistique, soit par leur incapacité, soit par leur attitude dans les jours troubles que nous avons traversés.
            Parmi ces derniers il en est même qui ont tenu les rênes du char de l'Etat. Comme on le voit ce n'était pas de la petite bière que l'on trouvait dans ce café des Mille et Une Nuits. Le bourgeois de Paris ne parlait de ce pandémonium qu'en baissant le ton. Souventes fois le préfet de la ville y jetait négligemment, en manière de carte de visite, une touffe choisie, un bouquet inopiné de sergents de ville ; ceux-ci, de cet air distrait et souriant qui les distingue, y époussetaient alors, en se jouant, du bout de leurs sorties-de-bal, les têtes espiègles et mutines. C'était une attention qui, pour être délicate, n'en était pas moins sensible. Le lendemain il n'y paraissait plus.     pinterest.com 
Image associée            Sur la terrasse, entre les rangées de fiacres et le vitrage, une pelouse de femmes, une floraison de chignons échappés du crayon de Guys, attifées de toilettes invraisemblables, se prélassaient sur les chaises, auprès des guéridons de fer battu peints en vert espérance. Sur ces guéridons étaient délivrés des breuvages. Les yeux tenaient de l'émerillon et de la volaille. Les unes conservaient sur leurs genoux un gros bouquet, les autres un petit chien, les autres rien. Vous eussiez dit qu'elles attendaient quelqu'un.
            Parmi ces jeunes femmes deux se faisaient remarquer par leur assiduité. Les habitués de la salle célèbre les nommaient, tout court, Olympe et Henriette. Celles-là venaient dès le crépuscule, s'installaient dans une anfractuosité bien éclairée, réclamaient, plutôt par contenance que par besoin réel, un petit verre de vespetro ou un mazagran, puis surveillaient le passant d'un oeil méticuleux.
            Et c'étaient les demoiselles de Bienfilâtre !
            Leurs parents, gens intègres, élevés à l'école du malheur, n'avaient pas eu le moyen de leur faire goûter les joies d'un apprentissage : le métier de ce couple austère consistant, principalement, à se suspendre, à chaque instant, avec des attitudes désespérées, à cette longue torsade qui correspond à la serrure d'une porte cochère. Dur métier ! et pour recueillir, à peine et clairsemés, quelques deniers à Dieu !!! Jamais un terne n'était sorti pour eux à la loterie ! Aussi Bienfilâtre maugréait-il en se faisant le matin son petit caramel. Olympe et Henriette, en pieuses filles, comprirent, de bonne heure, qu'il fallait intervenir. Soeurs de joie depuis leur plus tendre enfance, elles consacrèrent le prix de leurs veilles et de leurs sueurs à entretenir une aisance, modeste il est vrai, mais honorable, dans la loge. - 
" Dieu bénit nos efforts " disaient-elles parfois, car on leur avait inculqué de bons principes et, tôt ou tard, une première éducation basée sur des principes solides porte ses fruits. Lorsqu'on s'inquiétait de savoir si leurs labeurs, excessifs quelquefois, n'altéraient pas leur santé, elles répondaient, évasivement, avec cet air doux et embarrassé de la modestie et en baissant les yeux : " Il y a des grâces d'état... "                                                               
            Les demoiselles de Bienfilâtre étaient, comme on dit, de ces ouvrières " qui vont en journée la nuit ".                                                                       lopezmorado96.blogspot.com
Image associée            Elles accomplissaient, aussi dignement que possible, ( vu certains préjugés du monde ), une tâche ingrate, souvent pénible. Elles n'étaient pas de ces désoeuvrées qui proscrivent, comme déshonorant, le saint calus du travail, et n'en rougissaient point. On citait d'elles plusieurs beaux traits dont la cendre de Monthyon avait dû tressaillir dans son beau cénotaphe. - Un soir, entre autres, elles avaient rivalisé d'émulation et s'étaient surpassées elles-mêmes pour solder la sépulture d'un vieux oncle, lequel ne leur avait cependant légué que le souvenir de taloches variées dont la distribution avait eu lieu naguère, aux jours de leur enfance. Aussi étaient-elles vues d'un bon oeil par tous les habitués de la salle estimable, parmi lesquels se trouvaient des gens qui ne transigeaient pas. Un signe amical, un bonsoir de la main répondaient toujours à leur regard et à leur sourire. Jamais personne ne leur avait adressé un reproche ni une plainte. Chacun reconnaissait que leur commerce était doux, affable. Bref, elles ne devaient rien à personne, faisaient honneur à tous leurs engagements et pouvaient, par conséquent, porter haut la tête. Exemplaires, elles mettaient de côté pour " quand les temps seraient durs ", pour se retirer honorablement des affaires un jour. - Rangées, elles fermaient le dimanche. En filles sages, elles ne prêtaient point l'oreille aux propos des jeunes muguets, qui ne sont bons qu'à détourner les jeunes filles de la vie rigide du devoir et du travail. Elles pensaient qu'aujourd'hui la lune seule est gratuite en amour. Leur devise était  " Célérité, Sécurité, Discrétion "et, sur leurs cartes de visite, elles ajoutaient : " Spécialités ".
            Un jour, la plus jeune, Olympe, tourna mal. Jusqu'alors irréprochable, cette malheureuse enfant écouta les tentations auxquelles l'exposait plus que d'autres ( qui la blâmeront trop vite peut-être ) le milieu où son état la contraignait de vivre. Bref, elle fit une faute : " Elle aima ".
            Ce fut sa première faute ; mais qui donc a sondé l'abîme où peut nous entraîner une première faute ? Un jeune étudiant candide, beau, doué d'une âme artiste et passionnée, mais pauvre comme Job un nommé Maxime, dont nous taisons le nom de famille, lui conta des douceurs et la mit à mal.
             Il inspira la passion céleste à cette pauvre enfant qui, vu sa position, n'avait pas plus de droits à l'éprouver qu'Eve à manger le fruit divin de l'Arbre de la Vie. De ce jour tous ses devoirs furent oubliés. Tout alla sans ordre et à la débandade. Lorsqu'une fillette a l'amour en tête, va te faire
 lanlaire !
            Et sa soeur, hélas ! cette noble Henriette qui maintenant pliait, comme on dit, sous le fardeau !
Parfois, elle se prenait la tête dans les mains, doutant de tout, de la famille, des principes, de la Société même ! - " Ce sont des mots ", criait-elle. Un jour, elle avait rencontré Olympe vêtue d'une petite robe noire, en cheveux et une petite jatte en fer blanc à la main. Henriette passant sans sembler la reconnaître, lui avait dit tout bas :
            " - Ma soeur, votre conduite est inqutalifiable ! Respectez, au moins, les apparences ! "
            Peut-être par ces paroles espérait-elle un retour vers le bien.
           Tout fut inutile. Henriette sentit qu'Olympe était perdue ; elle rougit et passa.
           Le fait est qu'on avait jasé dans la salle honorable. Le soir, lorsque Henriette arrivait seule, ce n'était plus le même accueil. Il y a des solidarités. Elle s'apercevait de certaines nuances, humiliantes. On lui marquait plus de froideur depuis la nouvelle de la malversation d'Olympe. Fière, elle souriait comme le jeune Spartiate dont un renard déchirait la poitrine, mais, dans ce coeur sensible et droit tous ces coups portaient. Pour la vraie délicatesse, un rien fait plus de mal souvent que l'outrage grossier et, sur ce point, Henriette était d'une sensibilité de sensitive. Comme elle dut souffrir !
            Et le soir donc, au souper de la famille ! Le père et la mère, baissant la tête, mangeaient en silence. On ne parlait point de l'absente. Au dessert, au moment de la liqueur, Henriette et sa mère, après s'être jeté un regard à la dérobée et avoir essuyé une larme, avaient un muet serrement de main sous la table. Et le vieux portier, désaccordé, tirait alors le cordon, sans motif, pour dissimuler quelque pleur. Parfois, brusque et en détournant la tête, il portait la main à sa boutonnière comme pour en arracher de vagues décorations.
Résultat de recherche d'images pour "constantin guys"            Une fois même, le suisse tenta de recouvrer sa fille. Morne, il prit sur lui de gravir les quelques étages du jeune homme. Là !
            " - Je désirerais ma pauvre enfant ! sanglota-t-il.
              - Monsieur, répondit Maxime, je l'aime et vous prie de m'accorder sa main.
             - Misérable ! s'était exclamé Bienfilâtre en s'enfuyant, révolté de ce cynisme ".
            Henriette avait épuisé le calice. Il fallait une dernière tentative ; elle se résigna donc à risquer tout, même le scandale. Un soir, elle apprit que la déplorable Olympe devait venir au café régler une ancienne peitte dette ; elle prévint sa famille, et l'on se dirigea vers le café lumineux.
            Pareille à la Mallonia déshonorée par Tibère et se présentant devant le Sénat romain pour accuser son violateur avant de se poignarder en son désespoir, Henriette entra dans la salle des austères. Le père et la mère, par dignité, restèrent à la porte. On prenait le café. A la vue d'Henriette les physionomies s'aggravèrent d'une certaine sévérité, les tables de marbre et il se fit un religieux                                             L'on distinguait dans un coin, honteuse et se faisant presque invisible, Olympe et sa petite robe noire, à une petite table isolée.
            Henriette parla. Pendant son discours on entrevoyait, à travers le vitrage, les Bienfilâtre inquiets, qui regardaient sans entendre. A la fin, le père n'y put tenir ; il entrebâilla la porte et, penché, l'oreille au guet, la main sur le bouton de la serrure, il écoutait.
            Et des lambeaux de phrases lui arrivaient lorsque Henriette élevait un peu la voix :
            " - L'on se devait à ses semblables !... Une telle conduite... C'était se mettre à dos tous les gens sérieux... Un galopin qui ne lui donne pas un radis !... Un vaurien !... L'ostracisme qui pesait sur elle... Dégager sa responsabilité... Une fille qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins !... qui baye aux grues... qui, naguère encore... tenait le haut du pavé... Elle espérait que la voix de ces messieurs plus autoritaire que la sienne, que les conseils de leur vieille expérience éclairée...ramèneraient à des idées plus saines et plus pratiques... On n'est pas sur la terre pour s'amuser !... Elle les suppliait de s'entremettre... Elle avait fait appel à des souvenirs d'enfance ! à la voix du sang ! Tout avait été vain... Rien ne vibrait plus en elle. Une fille perdue ! - Et quelle aberration !... Hélas ! "
            A ce moment, le père entra, courbé, dans la salle honorable. A l'aspect du malheur immérité tout le monde se leva. Il est de certaines douleurs qu'on ne cherche pas à consoler. Chacun vint, en silence, serrer la main du digne vieillard, pour lui témoigner discrètement de la part qu'on prenait à son infortune.
            Olympe se retira, honteuse et pâle. Elle avait hésité, un instant, se sentant coupable, à se jeter dans les bras de la famille et de l'amitié, toujours ouverte au repentir. Mais la passion l'avait emporté. Un premier amour jette dans le coeur de profondes racines qui étouffaient jusqu'aux germes de sentiments antérieurs.
            Toutefois l'esclandre avait eu, dans l'organisme d'Olympe, un retentissement fatal. Sa conscience, bourrelée, se révoltait. La fièvre la prit le lendemain. Elle se mit au lit. Elle mourait de honte, littéralement. Le moral tuait le physique : la lame usait le fourreau.
            Couchée dans sa petite chambrette et sentant approcher le trépas, elle appela. De bonnes âmes voisines lui amenèrent un ministre du ciel. L'une d'entre elles émit cette remarqe qu'0lympe était faible et avait besoin de fortifications. Une fille à tout faire lui monta donc un potage.
            Le prêtre parut.                                                                                  pinterest.com
Image associée            Le vieil ecclésiastique s'efforça de la calmer par des paroles de paix, d'oubli et de miséricorde.
            - J'ai eu un amant !... murmurait Olympe, s'accusant ainsi de son déshonneur.
           Elle omettait toutes les peccadilles, les murmures, les impatiences de sa vie. Cela, seulement, lui venait à l'esprit : c'était l'obsession.
            " - Un amant ! Pour le plaisir ! Sans rien gagner ! "
            Là était le crime.
            Elle ne voulait pas atténuer sa faute en parlant de sa vie antérieure, jusque-là toutjours pure et toute d'abnégation. Elle sentait bien que là elle était irréprochable. Mais cette honte où elle succombait d'avoir fidèlement gardé de l'amour à un jeune homme sans position et qui, suivant l'expression exacte et vengeresse de sa soeur, " ne lui donnait pas un radis ! " Henriette, qui n'avait jamais failli, lui apparaissait comme dans une gloire. Elle se sentait condamnée et redoutait les foudres du souverain juge vis-à-vis duquel elle pouvait se trouver face à face d'un moment à l'autre
            L'ecclésiastique, habitué à toutes les misères humaines, attribuait au délire certains points qui lui paraissaient inexplicables, diffus même, dans la confession d'Olympe. Il y eut là, peut-être, un quiproquo, certaines expressions de la pauvre enfant ayant rendu l'abbé rêveur, deux ou trois fois. Mais le repentir, le remords, étant le point unique dont il devait se préoccuper, peu importait le détail de la faute ; la bonne volonté de la pénitente, sa douleur sincère suffisaient. Au moment donc où il allait lever la main pour absoudre, la porte s'ouvrit bruyamment : c'était Maxime, splendide, l'air heureux et rayonnant, la main pleine de quelques écus et de trois ou quatre napoléons qu'il faisait danser et sonner triomphalement. Sa famille s'était exécutée à l'occasion de ses examens : c'était pour ses inscriptions.
            Olympe, sans remarquer d'abord cette significative circonstance atténuante, étendit avec horreur, ses bras vers lui.
            Maxime s'était arrêté, stupéfait de ce tableau.
           - Courage, mon enfant !... murmura le prêtre qui crut voir dans le mouvement d'Olympe un adieu définitif à l'objet d'une joie coupable et immodeste.
Image associée**           En réalité, c'était seulement le " crime " de ce jeune homme qu'elle repoussait, et ce crime était de n'être pas " sérieux ".
            Mais au moment où l'auguste pardon descendait sur elle, un sourire céleste illumina ses traits innocents ; le prêtre pensa qu'elle se sentait sauvée et que d'obscures visions séraphiques transparaissaient pour elle sur les mortelles ténèbres de la dernière heure.
            Olympe, en effet, venait de voir vaguement les pièces du métal sacré reluire entre les doigts transfigurés de Maxime. Ce fut, seulement alors, qu'elle sentit les effets salutaires des miséricordes suprêmes ! Un voile se déchira. C'était le miracle ! Par ce signe évident, elle se voyait pardonnée d'en haut, et rachetée.
                                                                     Éblouie, la conscience apaisée, elle ferma les paupières     comme pour se recueillir avant d'ouvrir ses ailes vers les bleus infinis. Puis ses lèvres s'entrouvrirent   et son dernier souffle s'exhala, comme le parfum d'un lis, en murmurant ces paroles d'espérance :
           " - Il a éclairé ! * "


*    Éclairé / Payé en argot, note de l'éditeur.
** fineartamerica.com                                                                                         Villiers de l'Isle Adam
                                                                                in 
                                                                                   Contes cruels - Fumisteries
         

















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