jeudi 25 janvier 2018

Lettre sur les aveugles 4 Denis Diderot ( Lettre France )

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                                           Lettre sur les aveugles
                                                                     à l'usage de ceux qui voient

            J'ai parcouru les " Eléments d'algèbre " de Saunderson, dans l'espérance d'y rencontrer ce que je désirais d'apprendre de ceux qui l'ont vu familièrement, et qui nous ont instruits de quelques particularités de sa vie ; mais ma curiosité a été trompée ; et j'ai conçu que des éléments de géométrie de sa façon auraient été un ouvrage plus singulier en lui-même et beaucoup plus utile pour nous. Nous y avons trouvé les définitions du point, de la ligne, de la surface, du solide, de l'angle, des  intersections des lignes et des plans, où je ne doute point qu'il n'eùt employé des principes d'une métaphysique très abstraite et fort voisine de celle des idéalistes. On appelle " idéalistes " ces philosophes qui, n'ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au-dedans d'eux-mêmes, n'admettent pas autre chose : système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, devoir sa naissance qu'à des aveugles ; système qui, à la honte de l'esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous. Il est exposé avec autant de franchise que de clarté dans trois dialogues du docteur Berkeley, évêque de Cloyne : il faudrait inviter l'auteur de l'Essai sur nos connaissances à examiner cet ouvrage ; il y trouverait matière à des observations utiles, agréables, fines et telles, en un mot, qu'il les sait faire. L'idéalisme mérite bien de lui être dénoncé ; et cette hypothèse a de quoi le piquer, moins encore par sa singularité que par la difficulté de la réfuter dans ses principes ; car ce sont précisément les mêmes que ceux de Berkeley. Selon l'un et l'autre, et selon la raison, les termes essence, matière, substance, suppôt, etc., ne portent guère par eux-mêmes de lumières dans notre esprit ; d'ailleurs, remarque, judicieusement l'auteur de l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, soit que nous nous élevions jusqu'aux cieux, soit que nous descendions jusque dans les abîmes, nous ne sortons jamais de nous-mêmes ; et ce n'est que notre propre pensée que nous apercevons : or, c'est là le résultat du premier dialogue de Berkeley, et le fondement de tout son système. Ne seriez-vous pas curieuse de voir aux prises deux ennemis, dont les armes se ressemblent si fort ? Si la victoire restait à l'un des deux, ce ne pourrait être qu'à celui qui s'en servirait le mieux ; mais l'auteur de l'Essai sur l'origine des connaissances humaines vient de donner, dans un Traité sur les systèmes, de nouvelles preuves de l'adresse avec laquelle il sait manier les siennes montrer combien il est redoutable pour les systématiques.
            Nous voilà bien loin de nos aveugles, direz-vous ; mais il faut que vous ayez la bonté, madame, de me passer toutes ces digressions : je vous ai promis un entretien, et je ne puis vous tenir parole sans cette indulgence.                                                                                   specificobject.com
Résultat de recherche d'images pour "saunderson diderot"            J'ai lu, avec toute l'attention dont je suis capable, ce que Saunderson a dit de l'infini ; je puis vous assurer qu'il avait sur ce sujet des idées très justes et très nettes, et que la plupart de nos " infinitaires " n'auraient été pour lui que des aveugles. Il ne tiendra qu'à vous d'en juger par vous-même : quoique cette matière soit assez difficile et s'étende un peu au-delà de vos connaissances mathématiques, je ne désespère pas, en me préparant, de la mettre à votre portée et de vous initier dans cette logique infinitésimale.
            L'exemple de cet illustre aveugle prouve que le tact peut devenir plus délicat que la vue lorsqu'il est perfectionné par l'exercice ; car, en parcourant des mains une suite de médailles, il discernait les vraies d'avec les fausses, quoique celles-ci fussent assez bien contrefaites pour tromper un connaisseur qui aurait eu de bons yeux ; et il jugeait de l'exactitude d'un instrument de mathématiques, en faisant passer l'extrémité de ses doigts sur ses divisions. Voilà certainement des choses plus difficiles à faire, que d'estimer par le tact la ressemblance d'un buste avec la personne représentée ; d'où l'on voit qu'un peuple d'aveugles pourrait avoir des statuaires, et tirer des statues le même avantage que nous, celui de perpétuer la mémoire des belles actions et des personnes qui leur seraient chères. Je ne doute pas même que le sentiment qu'ils éprouveraient à toucher les statues ne fût beaucoup plus vif que celui que nous avons à les voir. Quelle douceur pour un amant qui aurait bien tendrement aimé, de promener ses mains sur des charmes qu'il reconnaîtrait, lorsque l'illusion, qui doit agir plus fortement dans les aveugles qu'en ceux qui voient, viendrait à les ranimer ! Mais peut-être aussi que, plus il aurait de plaisir dans ce souvenir, moins il aurait de regrets.
            Saunderson avait de commun avec l'aveugle du Puisaux d'être affecté de la moindre vicissitude qui survenait dans l'atmosphère, et de s'apercevoir, surtout dans les temps calmes, de la présence des objets dont il n'était éloigné que de quelques pas. On raconte qu'un jour qu'il assistait à des observations astronomiques, qui se faisaient dans un jardin, les nuages qui dérobaient de temps en temps aux observateurs le disque du soleil occasionnaient une altération assez sensible dans l'action des rayons sur son visage, pour lui marquer les moments favorables ou contraires aux observations. Vous croirez peut-être qu'il faisait dans ses yeux quelque ébranlement capable de l'avertir de la présence de la lumière, mais non de celle des objets ; et je l'aurais cru comme vous, s'il n'était certain que Saunderson était privé non seulement de la vue, mais de l'organe.
Image associée  *          Saunderson voyait donc par la peau ; cette enveloppe était donc en lui d'une sensibilité si exquise, qu'on peut assurer qu'avec un peu d'habitude il serait parvenu à reconnaître un de ses amis dont un dessinateur lui aurait tracé le portrait sur la main, et qu'il aurait prononcé, sur la succession des sensations excitées par le crayon : " C'est monsieur untel ". Il y a donc aussi une peinture pour les aveugles, celle à qui leur propre peau servirait de toile. Ces idées sont si peu chimériques, que je ne doute point que, si quelqu'un vous traçait sur la main la petite bouche de M..., vous ne la reconnussiez sur-le-champ. Convenez cependant que cela serait plus facile encore à un aveugle-né qu'à vous, malgré l'habitude que vous avez de la voir et de la trouver charmante, car il entre dans votre jugement deux ou trois choses : la comparaison de la peinture qui s'en ferait sur votre main avec celle qui s'en est faite dans le fond de votre oeil ; la mémoire de la manière dont on est affecté des choses que l'on sent, et de celle dont on est affecté par les choses qu'on s'est contenté de voir et d'admirer ; enfin, l'application de ces données à la question qui vous est proposée par un dessinateur qui vous demande, en traçant une bouche sur la peau de votre main avec la pointe de son crayon : " A qui appartient la bouche que je dessine ? " au lieu que la somme des sensations excitée par une bouche sur la main d'un aveugle est la même que la somme des sensations successives réveillées par le crayon du dessinateur qui la lui représente.
            Je pourrais ajouter à l'histoire de l'aveugile du Puisaux et de Saunderson celle de Didyne
d'Alexandrie, d'Eusèbe l'Asiatique, de Nicaise de Méchlin, et quelques autres qui ont paru si fort élevés au-dessus du reste des hommes, avec un sens de moins, que les poètes auraient pu feindre, sans exagération, que les dieux jaloux les en privèrent de peur d'avoir des égaux parmi les mortels. Car qu'était-ce que ce Tirésias, qui avait lu dans les secrets des dieux, et qui possédait le don de prédire l'avenir, qu'un philosophe aveugle dont la Fable nous a conservé la mémoire ? Mais ne nous éloignons plus de Saunderson, et suivons cet homme extraordinaire jusqu'au tombeau.
            Lorsqu'il fut sur le point de mourir, on appela auprès de lui un ministre fort habile, M. Gervaise Holmes ; ils eurent ensemble un entretien sur l'existence de Dieu, dont il nous reste quelques fragments que je vous traduirai de mon mieux ; car ils en valent bien la peine. Le ministre commença par lui objecter les merveilles de la nature :                                             jamanetwork.com
Image associée            " - Eh, monsieur ! lui disait le philosophe aveugle, laissez là tout ce beau spectacle qui n'a jamais été fait pour moi ! j'ai été condamné à passer ma vie dans les ténèbres ; et vous me citez des prodiges que je n'entends point, et qui ne prouvent que pour vous et que pour ceux qui voient comme vous. Si vous voulez que je croie en Dieu, il faut que vous me le fassiez toucher.
              - Monsieur, reprit habilement le ministre, portez les mains sur vous-même, et vous rencontrerez la divinité dans le mécanisme admirable de vos organes.
              - Monsieur Holmes, reprit Saunderson, je vous le répète, tout cela n'est pas aussi beau pour moi que pour vous. Mais le mécanisme animal fût-il aussi parfait que vous prétendez, et que je veux bien le croire, car vous êtes un honnête homme très incapable de m'en imposer, qu'a-t-il de commun avec un être souverainement intelligent ? S'il vous étonne, c'est peut-être parce que vous êtes dans l'habitude de traiter de prodige tout ce qui vous paraît au-dessus de vos forces. J'ai été si souvent un objet d'admiration pour vous, que j'ai bien mauvaise opinion de ce qui vous surprend. J'ai attiré du fond de l'Angleterre des gens qui ne pouvaient concevoir comment je faisais de la géométrie : il faut que vous conveniez que ces gens-là n'avaient pas de notions bien exactes de la possibilité des choses. Un phénomène est-il, à notre avis, au-dessus de l'homme ? nous disons aussitôt : " C'est l'ouvrage d'un Dieu " ; notre vanité ne se contente pas à moins. Ne pourrions-nous pas mettre dans nos discours un peu moins d'orgueil, et un peu plus de philosophie ? Si la nature nous offre un noeud difficile à délier, laissons-le pour ce qu'il est ; et n'employons pas à le couper la main d'un être qui devient ensuite pour nous un nouveau noeud plus indissoluble que le premier. Demandez à un Indien pourquoi le monde reste suspendu dans les airs, il vous répondra qu'il est porté sur le dos d'un éléphant ; et l'éléphant sur quoi l'appuiera-t-il ? sur une tortue ; et la tortue qui la soutiendra ?... Cet Indien vous fait pitié ; et l'on pourrait vous dire comme à lui :
            - Monsieur Holmes, mon ami, confessez d'abord votre ignorance, et faites-moi grâce de l'éléphant et de la tortue. "
            Saunderson s'arrêta un moment ! il attendait apparemment que le ministre lui répondît ; mais par où attaquer un aveugle . M. Holmes se prévalut de la bonne opinion que Saunderson avait conçue de sa probité, et des lumières de Newton, de Leibniz, de Clarke et de quelques-uns de ses compatriotes, les premiers génies du monde, qui tous avaient été frappés des merveilles de la nature, et reconnaissaient un être intelligent pour son auteur. C'était, sans contredit, ce que le ministre pouvait objecter de plus fort à Saunderson. Aussi le bon aveugle convint-il qu'il y aurait de la témérité à nier ce qu'un homme, tel que Newton, n'avait dédaigné d'admettre : il représenta toutefois au ministre que le témoignage de Newton n'était pas aussi fort pour lui que celui de la nature entière pour Newton ; et que Newton croyait sur la parole de Dieu, au lieu que lui il en était réduit à croire sur la parole de Newton.
Image associée     **       Considérez , monsieur Holmes, ajouta-t-il, combien il faut que j'aie de confiance en votre parole et dans celle de Newton. Je ne vois rien, cependant j'admets en tout un ordre admirable ; mais je compte que vous n'en exigerez pas davantage. Je vous cède sur l'état actuel de l'univers, pour obtenir de vous en revanche la liberté de penser ce qu'il me plaira de son ancien et premier état, sur lequel vous n'êtes pas moins à m'opposer ; et vos yeux ne vous sont d'aucune ressource. Imaginez donc, si vous voulez, que l'ordre qui vous frappe a toujours subsisté ; mais laissez-moi croire qu'il n'en est rien ; et que si nous remontions à la naissance des choses et des temps, et que nous sentissions la matière se mouvoir et le chaos se débrouiller, nous rencontrerions une multitude d'êtres informes pour quelques êtres bien organisés. Si je n'ai rien à vous objecter sur la condition présente des choses, je puis au moins vous interroger sur leur condition passée. Je puis vous demander, par exemple, qui vous a dit à vous, à Leibnitz, à Clarke et à Newton, que dans les premiers instants de la formation des animaux, les uns n'étaient pas sans tête et les autres sans pieds ? Je puis vous soutenir que ceux-ci n'avaient point d'estomac, et ceux-là point d'intestins ; que tels à qui un estomac, un palais et des dents semblaient promettre de la durée, ont cessé par quelque vice du coeur ou des poumons ; que les monstres se sont anéantis successivement ; que toutes les combinaisons vicieuses de la matière ont disparu, et qu'il n'est resté que celles où le mécanisme n'impliquait aucune contradiction importante, et qui pouvaient subsister par elles-mêmes et se perpétuer.
            Cela suppose, si le premier homme eût un larynx fermé, eût manqué d'aliments convenables, eût pêché par les parties de génération, n'eût point rencontré sa compagne, ou se fût répandu dans une autre espèce, monsieur Holmes, que devenait le genre humain ? il eût été enveloppé dans la dépuration générale de l'univers ; et cet être orgueilleux qui s'appelle homme, dissous et dispersé entre les molécules de la matière, serait resté, peut-être pour toujours, au nombre des possibles.
            S'il n'y avait jamais eu d'êtres informes, vous ne manqueriez pas de prétendre qu'il n'y en aura jamais, et que je me jette dans les hypothèses chimériques ; mais l'ordre n'est pas si parfait, continua Saunderson, qu'il ne paraisse encore de temps en temps des productions monstrueuses.
            Puis, se tournant en face du ministre, il ajouta :
            - Voyez-moi bien, monsieur Holmes, je n'ai point d'yeux. Qu'avions-nous fait à Dieu, vous et moi, l'un pour avoir cet organe, l'autre pour en être privé ? "
            Saunderson avait l'air si vrai et si pénétré en prononçant ces mots, que le ministre et le reste de l'assemblée ne purent s'empêcher de partager sa douleur, et se mirent à pleurer amèrement sur lui. L'aveugle s'en aperçut :
            " - Monsieur Holmes, dit-il au ministre, la bonté de votre coeur m'était bien connue, et je suis très sensible à la preuve que vous m'en donnez dans ces derniers moments : mais si je vous suis cher, ne m'enviez pas en mourant la consolation de n'avoir jamais affligé personne.
            Puis reprenant un ton un peu plus ferme, il ajouta :                         expointhecity.com  
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            - Je conjecture donc que, dans le commencement où la matière en fermentation faisait éclore l'univers, mes semblables étaient fort communs. Mais pourquoi n'assurerais-je pas des mondes ce que je crois des animaux ? Combien de mondes estropiés, manqués, se sont dissipés, se reforment et se dissipent peut-être à chaque instant dans des espaces éloignés, où je ne touche point, et où vous ne voyez pas, mais où le mouvement continue et continuera de combiner des amas de matière, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu quelque arrangement dans lequel ils puissent persévérer ? O philosophes ! transportez-vous avec moi sur les confins de cet univers, au-delà du point où je touche et où vous voyez des êtres organisés ; promenez-vous sur ce nouvel océan, et cherchez à travers ces agitations irrégulières quelques vestiges de cet être intelligent dont vous admirez ici la sagesse.
            Mais à quoi bon vous tirer de votre élément ? Qu'est-ce que ce monde, monsieur Holmes ? un composé sujet à des révolutions, qui toutes indiquent une tendance continuelle à la destruction; une succession rapide d'êtres qui s'entre-suivent, se poussent et disparaissent : une symétrie passagère ; un ordre momentané. Je vous reprochais tout à l'heure d'estimer la perfection des choses par votre capacité ; et je pourrais vous accuser ici d'en mesurer la durée sur celle de vos jours. Vous jugez de l'existence successive du monde, comme la mouche éphémère de la vôtre. Le monde est éternel pour vous, comme vous êtes éternel pour l'être qui ne vit qu'un instant : encore l'insecte est-il plus raisonnable que vous. Quelle suite prodigieuse de générations d'éphémères atteste votre éternité ? quelle tradition immense ? Cependant nous passerons tous, sans qu'on puisse assigner si l'étendue réelle que nous occupions, ni le temps précis que nous aurons duré. Le temps, la matière et l'espace ne sont peut-être qu'un point. "

*         thewaythetruthandthelife.net
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                                                                                    Denis Diderot

                                                                                                        à suivre..............
             Saunderson s'agita dans cet entretien un peu plus....

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