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Le coffre à rayures
- Qu'en pensez-vous, Allardyce ?
Mon maître d'équipage à mes côtés, sur la plage arrière, pour rester droit, se tenait jambes courtes écartées, face à une forte houle, reste de tempête. Les deux canots suspendus à des portemanteaux à l'arrière, frôlaient l'eau à chaque coup de roulis.
La lunette calée contre le hauban d'artimon il observa mieux le mystérieux et pitoyable navire quand il se posait en équilibre sur la crête d'une vague avant de retomber dans un creux, de l'autre côté. L'épave se trouvait si bas sur l'eau que je ne distinguais que par intermittence la ligne verte de sa lisse.
Le grand-mât du brick s'était brisé à trois mètres au-dessus du pont, et je n'avais pas l'impression que l'équipage avait cherché à se débarrasser du gréement flottant à côté du bateau, avec ses voiles et ses vergues, comme l'aile inerte d'une mouette blessée. Le mât de misaine était encore debout, mais les voiles faseillaient, déployées en longs panaches blancs. Je n'avais jamais croisé un navire aussi maltraité.
Comment nous serions-nous scandalisés, néanmoins, du triste spectacle qu'il nous offrait ? Au cours des trois derniers jours, nous nous étions plus d'une fois demandé si notre propre navire regagnerait jamais un port.
Trente-six heures durant nous avions navigué à la Grâce de Dieu. Heureusement, la
Mary Sinclair n'était pas comparable aux autres navires sortis des chantiers de la Clyde ! Nous étions sortis de la tempête n'ayant perdu que notre canot et une partie de la lisse tribord, mais que les autres bateaux aient eu moins de chance ne nous étonna pas.
Ce brick mutilé, désemparé, sur une mer bleue et sous un ciel limpide, nous rappelait toute l'horreur des heures précédentes. Il ressemblait à un homme aveuglé par la foudre et qui poursuivrait sa route en titubant.
Tandis que nos matelots s'accoudaient à la lisse ou grimpaient dans les haubans pour mieux voir, Allardyce, Écossais lent et méthodique, contemplait longuement l'inconnu.
Vers 20° de latitude et 10° de longitude, les rencontres suscitent toujours de la curiosité. Comme la grande route commerciale à travers l'Atlantique passe plus au nord, depuis dix jour, nous n'avions pas aperçu une seule voile.
- Je crois qu'il est abandonné, déclara le maître d'équipage.
C'était aussi mon avis. Aucun signe de vie sur le pont et les appels amicaux lancés par nos hommes demeuraient vaines. L'équipage l'avait sans doute abandonné dans un moment de panique.
- Il n'en a plus pour longtemps, poursuivit Allardyce de sa voix tranquille. A n'importe quel moment il peut chavirer, quille en l'air. L'eau lèche son plat-bord.
- Quel est son pavillon ?
- Pas facile à identifier. Il est tout enroulé et emmêlé dans les drisses. Voilà ! Je l'ai. C'est le pavillon brésilien, mais retourné, le bas en haut.
Avant d'abandonner le bateau l'équipage avait donc hissé le signal de détresse. Quand l'avait-il abandonné ? Je saisis la lunette du maître d'équipage et je scrutai la surface agitée de l'Atlantique striée de multiples lignes blanches d'écume dansante. Je n'aperçus nulle part de formes humaines.
- Il y a peut-être des survivants à bord.
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- Aussi bien des sauvages ! murmura le maître d'équipage.
- Alors nous allons l'approcher par le côté sous le vent et prendre la cape.
Lorsque nous fûmes à moins de cent mètres, nous contrebrassâmes notre vergue de misaine, et nous nous tînmes là, le brick et nous, faisant le bouchon avec des oscillations de culbutos.
- Un canot à l'eau ! ordonnai-je. Prenez quatre hommes avec vous, monsieur Allardyce, et allez voir de quoi il retourne.
A ce moment-là, mon second Mr Armstrong apparut sur le pont. La cloche venait de sonner et il se préparait à prendre son quart. Comme j'avais très envie d'inspecter moi-même, de près, ce bateau abandonné, je l'informai et me laissai glisser dans le canot.
La distance à parcourir était dérisoire, mais la mer était si formée que lorsque nous tombions dans un creux de vague nous perdions de vue et le navire que nous venions de quitter et celui vers lequel nous nous dirigions. Dans ces moments-là les rayons du soleil couchant ne nous atteignaient plus. Entre les vagues il faisait froid et sombre, mais lorsque nous remontions nous retrouvions la lumière et la chaleur. Chaque fois que nous débouchions sur une crête coiffée d'écume j'apercevais le bastingage vert feuille et le mât de misaine.
Je gouvernai donc de sorte de contourner le brick par l'avant et de repérer le meilleur endroit pour monter à bord. En le longeant on put lire son nom peint sur le tableau arrière ruisselant : " Nossa Senhora da Vittoria ".
- Par le côté au vent, monsieur, dit le maître d'équipage. Paré à la gaffe, charpentier ?
Peu après nous avions sauté par-dessus le pavois légèrement plus élevé que celui de notre navire. Nous étions sur le pont du bateau abandonné.
Notre premier réflexe fut d'assurer notre sécurité. Il nous fallait prévoir le cas, tout à fait probable, où le bateau sombrerait sous nos pieds. Deux de nos hommes tiendraient notre amarre à la main tout en maintenant le canot débordé, ce qui permettrait, le cas échéant, d'abandonner le bord en un instant. Le charpentier descendrait dans la cale pour évaluer la quantité d'eau qui s'y trouvait et déterminer s'il avait des chances de rester encore à flot. Pendant ce temps, l'autre matelot, Allardyce et moi-même ferions une inspection rapide du navire et de sa cargaison.
Le pont était jonché de débris et de cages à poules où flottaient les volailles mortes. Il n'y avait plus de canots, sauf un, défoncé. L'équipage avait donc bien abandonné le bateau. La chambre du capitaine occupait un roof dont un côté avait été éventré par la violence de la mer. Allardyce et moi entrâmes. La table du capitaine était telle qu'il l'avait laissée, couverte de livres et de papiers, tous en espagnol ou en portugais. Il y avait aussi des cendres de cigarettes partout. Je cherchais le livre de bord mais ne pus le dénicher.
- Le plus vraisemblable est qu'il n'en a jamais tenu, dit Allardyce. Tout se passe de manière très décontractée sur les navires de commerce sud-américains, on ne fait que l'indispensable. Et en admettant que le capitaine ait tenu un journal il a dû l'emporter sur son canot.
- J'aimerais bien consulter tous ces livres et tous ces papiers. Demandez au charpentier de combien de temps nous disposons.
Ce dernier nous rassura. Le bateau était plein d'eau mais comme une partie de la cargaison était flottable il n'y avait pas de danger immédiat. Sans doute ce navire ne sombrerait-il jamais, il partirait plutôt à la dérive et deviendrait aussi dangereux pour la navigation que ces terribles bancs de roches qui ne figurent pas sur les cartes, mais qui envoient par le fond quantité de navires.
- Dans ce cas, vous ne courez aucun risque en descendant, dis-je au maître d'équipage. Voyez si la cargaison peut être sauvée. Pendant ce temps je jetterai un coup d'oeil sur ces papiers.
* Les connaissements, quelques factures et des lettres qui traînaient sur le bureau du capitaine m'apprirent que le brick brésilien " Senhora da Vittoria " avait quitté Bahia un mois plus tôt. Le capitaine se nommait Texeira, mais je ne découvris aucune information sur l'équipage. Le bateau faisait route vers Londres. Un rapide examen des connaissements m'indiqua que nous ne tirerions pas grand profit de notre sauvetage. En effet la cargaison se composait de noix de coco, de gingembre et de bois. Le bois se présentait sous la forme de grosses billes, spécimens intéressants des essences tropicales. C'étaient elles qui avaient empêché le navire de sombrer, mais leur taille nous interdisait de les extraire des cales. Il y avait aussi quelques marchandises de fantaisie : des oiseaux empaillés et une centaine de caisses de fruits en conserve. Et enfin, relisant les papiers, je tombai sur une courte note rédigée en anglais, qui retint mon attention.
- On est prié, disait la note, de veiller à ce que les divers bibelots anciens espagnols et indiens retirés de la collection de Santarem et destinés à Prontfoot & Newmann, Oxford Street, à Londres, soient placés dans un endroit où ces objets uniques et d'une grande valeur ne puissent subir aucun dégât. Cette recommandation s'adresse en particulier au coffre-trésor de don Ramirez di Leyra, que personne ne devra toucher.
Le coffre-trésor de don Ramirez ! Des objets uniques et d'une grande valeur ! Je tenais là ma chance de toucher une prime de sauvetage ! Je m'étais levé, le papier à la main, lorsque mon maître d'équipage écossais apparut sur le seuil.
- Je pense que tout n'est pas vraiment normal à bord de ce bateau, monsieur.
Il avait des traits rudes, cependant l'étonnement se lisait sur son visage fermé.
- Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Il y a eu un meurtre, monsieur. Je viens de trouver un homme avec la cervelle en bouillie.
- Tué par la tempête ?
- Ça se pourrait, monsieur. Mais je crois que vous changerez d'avis après l'avoir vu.
- Où est-il ?
- Par ici, monsieur, dans le grand roof.
En fait de logements ce brick ne comportait que trois roofs : un pour le capitaine, un autre, près de la principale écoutille, pour la cuisine et les repas, et un troisième à l'avant pour les hommes.
Le maître d'équipage me conduisit dans le roof du milieu. En entrant on trouvait la cuisine à droite, à gauche une petite cabine avec deux couchettes pour les officiers. Derrière une cabine d'environ douze pieds au carré. Le sol était jonché de toile à voile de réserve et de pavillons. Sur toute la longueur des cloisons des paquets enveloppés dans un tissu grossier étaient soigneusement amarrés à la charpente. Au fond de la cabine, un coffre à rayures blanches et rouges se dressait. Les bandes rouges étaient si passées et les blanches si sales qu'on ne distinguait les couleurs que lorsque la lumière tombait directement sur elles. Beaucoup plus volumineux qu'un coffre de matelot, il faisait un mètre vingt-cinq de largeur, un mètre dix de hauteur et à peine moins d'un mètre de profondeur.
Lorsque j'entrai mon regard ne fut pas attiré par le coffre, ne concentra pas mes réflexions. Sur le plancher, dans un désordre de pavillons, était étendu un homme brun, de petite taille, le visage ourlé d'une barbe courte et bouclée. Il gisait la tête tournée vers le coffre et les pieds à l'opposé. Sur le tissu blanc où reposait sa tête une tâche rouge et de petits sillons écarlates couraient autour de son cou hâlé, avant de se prolonger au sol. Je ne voyais pourtant aucune blessure apparente. Sa figure était aussi sereine que celle d'un enfant endormi.
C'est seulement en me penchant sur lui que je découvris la plaie. Je me détournai en poussant une exclamation horrifiée. Il avait été terrassé comme une bête dans un abattoir d'un coup de merlin probablement, par quelqu'un qui l'avait surpris par derrière. Le coup terrible avait défoncé le haut de la tête et le fer avait profondément pénétré dans le cerveau. L'homme pouvait bien avoir un visage calme, la mort avait dû être instantanée et, d'après l'emplacement de la blessure, il n'avait pas vu son agresseur.
- S'agit-il d'un coup en traître ou d'un accident, capitaine Barclay ? me demanda le maître d'équipage.
- Vous avez tout à fait raison, monsieur Allardyce, cet homme a été assassiné, abattu à l'aide d'une arme lourde et tranchante. Mais qui était-ce, et pourquoi l'a-t-on assassiné ?
- C'était un simple matelot, monsieur, regardez ses doigts !
Tout en parlant il retournait les poches, découvrait un jeu de cartes, de la ficelle goudronnée et un paquet de tabac brésilien.
.tourisme-sete.com - Hola ! regardez ceci ! fit-il.
C'était un grand couteau ouvert, doté d'une lame à ressort. Il l'avait ramassé sur le plancher. L'acier était net et luisant, il n'avait donc rien à voir avec le crime, et pourtant, le mort le tenait en main lorsqu'il avait été assommé, puisque ses doigts s'étaient refermés sur le manche.
- J'ai l'impression, monsieur, qu'il se savait en danger et qu'il gardait son couteau pour se défendre, me dit le maître d'équipage. Mais nous ne pouvons plus rien pour ce pauvre diable. Je me demande ce que contiennent ces paquets amarrés aux cloisons. On dirait des idoles, des armes, des curios ou je ne sais quoi emballés dans de vieux sacs.
- C'est bien ça. Et ce sont même les seuls objets de valeur que nous récupérerons sur la cargaison. Hélez le navire et commandez un autre canot pour que nous puissions monter cette marchandise à
Durant son absence je passai en revue le curieux butin dont nous venions d'hériter.
Les bibelots avaient été si bien enveloppés que je ne pus m'en faire qu'une idée générale, mais le coffre à rayures était suffisamment éclairé pour autoriser une inspection attentive de son extérieur. Sur le couvercle garni de clous et de coins métalliques étaient gravées des armoiries compliquées sous lesquelles était écrite une ligne en espagnol et que je traduisis ainsi :
" Coffre-trésor de don Ramirez di Leyra, chevalier de l'ordre de Saint-Jacques, gouverneur et capitaine général de Terra Firma et de la province de Veraquas. " Dans un coin je lus une date
" 1606 " Et à l'opposé une grande étiquette blanche qui portait ces mots rédigés en anglais :
" Vous êtes instamment prié de n'ouvrir ce coffre en aucun cas. " Le même avertissement était répété en-dessous en espagnol. Quant à la serrure elle était solide et très ouvragée avec une devise latine dont la traduction dépassait la compétence d'un marin.
Je venais de terminer l'examen du coffre lorsque l'autre canot qui avait à bord mon second, monsieur Armstrong, s'amarra parallèlement au bateau. On le chargea des divers bibelots et autres curiosités sud-américaines qui semblaient les seuls objets dignes d'être emportés. Quand le canot fut plein je le renvoyai, puis Allardyce et moi, aidés par le charpentier et un matelot, nous soulevâmes le coffre à rayures et le fîmes passer dans notre canot, le posant en équilibre sur les bancs de nage du milieu. Il était si lourd que, placé à l'une ou l'autre des extrémités de l'embarcation, celle-ci aurait pris une assiette dangereuse. Nous avions laissé le cadavre à l'endroit où nous l'avions trouvé.
Le maître d'équipage développa une théorie : au moment d'abandonner le navire le matelot avait commencé à piller. Le capitaine afin de préserver un minimum de discipline l'aurait alors abattu d'un coup de hachette ou autre arme lourde. Elle paraissait plus conforme aux faits que toute autre explication, cependant, elle ne me satisfaisait pas complètement.
Mais l'océan est rempli de mystères et nous nous contentâmes d'ajouter le destin de ce matelot brésilien à la longue liste d'interrogations qu'un marin garde toujours en mémoire.
Le coffre fut hissé au palan sur le pont de la
Mary Sinclair, puis porté par quatre hommes d'équipage jusqu'au carré où il tenait tout juste entre la table et les caissons. Il resta là pendant le dîner. Après le repas, mes officiers restèrent avec moi pour discuter de l'événement du jour devant un verre de grog.
Grand, mince, M. Armstrong avait des allures de vautour. Excellent marin il avait la réputation d'être avare et cupide. Notre découverte l'avait grandement excité. Déjà, tout en contemplant le coffre avec des yeux brillants, il calculait la part qui reviendrait à
chacun de nous lorsqu'on partagerait la prime de sauvetage.
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- Puisque le papier affirme qu'il s'agit de pièces uniques, monsieur Barclay, elles peuvent valoir un prix extravagant ! Vous n'avez pas idée des sommes que les riches collectionneurs sont prêts à payer. Mille livres, ce n'est rien pour eux. Ou je me trompe fort, ou ce voyage nous rapportera quelque chose.
- Je ne partage pas votre avis, dis-je. Pour autant que j'aie pu m'en rendre compte, ces pièce ne me semblent pas différer beaucoup des autres curios sud-américains qu'on trouve partout aujourd'hui.
- Hé bien, monsieur, moi, j'en suis à mon quatorzième voyage là-bas, et je n'ai jamais vu un coffre pareil. Il vaut une fortune, tel qu'il est. Et puis, vu son poids, il contient sûrement des objets précieux. Vous ne pensez pas que nous devrions l'ouvrir pour l'inventorier ?
- Si vous en forcez l'ouverture, vous abîmerez forcément le coffre... fit observer le maître d'équipage.
Armstrong s'accroupit devant le coffre, pencha la tête, son long nez crochu proche de la serrure, jusqu'à la toucher.
- C'est du chêne, dit-il. Du chêne qui, avec les années, s'est légèrement contracté. Si j'avais un ciseau à froid ou un couteau à lame solide, je pourrais forcer la serrure sans provoquer le moindre dégât.
Entendant les mots " couteau à lame solide " je songeai au matelot tué sur le brick.
- Je me demande s'il n'essayait pas de l'ouvrir quand quelqu'un est intervenu, dis-je.
- Ça, je n'en sais rien, monsieur, mais je suis cependant certain de pouvoir ouvrir ce coffre. Dans le caisson il y a un tournevis. Éclairez-moi avec la lampe, Allardyce, il ne résistera pas à un ou deux petits coups.
- Un instant, dis-je, alors que déjà, les yeux brillants de cupidité, il était penché au-dessus du couvercle. Je ne vois pas ce qui presse. Vous avez lu l'étiquette ? Elle nous met en garde et nous recommande de ne pas l'ouvrir. A tort ou à raison, je n'en sais rien, mais de toute façon je préfère m'y tenir. D'ailleurs, quel que soit le contenu du coffre, en admettant qu'il ait de la valeur, ça ne changera rien si nous l'ouvrons dans les bureaux du destinataire plutôt que dans la cabine de la
Mary Sinclair.
Je crois que ma décision fut une déception pour le second. Il eut un ricanement amer.
- Je ne pense pas, monsieur, que vous soyez à ce point superstitieux ? Si le coffre échappe à notre surveillance, si nous ne vérifions pas nous-mêmes ce qu'il contient, nous risquons de perdre nos droits. Et puis...
- Cela suffit, monsieur Armstrong, interrompis-je sèchement. Vous pouvez me faire confiance, vos droits seront sauvegardés. Mais je ne veux pas que le coffre soit ouvert ce soir.
- L'étiquette prouve, d'ailleurs, que le coffre a été examiné par des Européens, ajouta Allardyce. Un coffre-fort n'est pas forcément un coffre qui contient un trésor. Plusieurs personnes l'ont déjà sûrement inspecté depuis le temps du vieux gouverneur de Terra Firma !
Armstrong laissa tomber le tournevis sur la table en haussant les épaules.
- Comme vous voudrez !
Mais, durant toute la soirée, alors que nous abordions d'autres sujets, je remarquai son regard, il revenait toujours et avec la même expression de convoitise vers l'antique coffre à rayures.
J'en arrive maintenant à un épisode qui me fait encore frissonner chaque fois que j'y pense.
Les cabines des officiers étaient disposées autour du carré, la mienne était au bout du petit couloir qui donnait sur la descente, la plus éloignée. Sauf dans les situations sérieuses j'étais hors quart, les autres officiers se partageaient la veille. Armstrong avait le quart de minuit et devait être relevé à quatre heures du matin par Allardyce. J'avais le sommeil très lourd, il ne me fallait généralement rien de moins qu'une main ferme sur mon épaule pour me réveiller.
Pourtant, cette nuit-là je me réveillai, ou plutôt aux premières lueurs grises de l'aube. Il était quatre heures et demie précises à mon chronomètre lorsqu'un bruit me fit dresser dans ma couchette, l'esprit clair, les sens en alerte, quelque chose comme une chute prolongée par un cri humain. Je l'avais encore dans les oreilles. Je demeurai assis à écouter, mais tout était redevenu silencieux. Je n'avais pourtant pas rêvé ce cri d'épouvante qui résonnait encore dans ma tête, tout proche. Je sautai à bas de ma couchette, m'habillai à la hâte et me dirigeai vers le carré.
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Je ne vis d'abord rien d'anormal. Dans la froide lumière grise je repérai la table au tapis rouge, les six chaises pivotantes, les caissons de noyer, le baromètre qui se balançait sur son cadran et, dans le fond, le grand coffre à rayures. J'allais faire demi-tour pour monter sur le pont demander au maître d'équipage s'il avait entendu quelque chose, quand mes yeux s'arrêtèrent brusquement sur un objet qui dépassait dessous la table. C'était une jambe, une jambe terminée par une haute botte de marin. Je me penchai. Un corps était étendu, face à terre, les bras rejetés et le corps contorsionné. Au premier coup d'oeil je compris que c'était Armstrong, mon second. Il était mort. Je demeurai bouche bée. Je me précipitai alors sur le pont, appelai Allardyce et redescendis avec lui dans le carré.
Unissant nos efforts on tira le malheureux de dessous la table. Lorsque nous vîmes sa tête qui dégouttait de sang nos regards se croisèrent. Je ne sais pas lequel des deux était le plus pâle.
- La même blessure que celle du matelot espagnol ! haletai-je.
- Exactement ! Que Dieu nous protège ! C'est ce coffre infernal ! Regardez la main d'Armstrong !
Il souleva la main droite d'Armstrong, elle tenait le tournevis dont il avait voulu se servir la veille au soir.
- Il s'est attaqué au coffre, monsieur. Il savait que j'étais sur le pont et que vous dormiez. Il s'est agenouillé devant le coffre et a poussé le pêne de la serrure avec cet outil. Puis il lui est arrivé quelque chose, et il a hurlé, comme vous l'avez entendu.
- Allardyce, murmurai-je, que lui est-il arrivé ?
Le maître d'équipage posa une main sur ma manche et m'entraîna dans sa cabine.
- Ici nous pouvons parler, monsieur, mais là-bas nous ne savons pas qui peut nous écouter. A votre avis, capitaine Barclay, qu'y a-t-il dans ce coffre ?
- Je vous donne ma parole, Allardyce, que je n'en ai pas la moindre idée.
- Moi, je ne vois qu'une théorie qui corresponde à tout ce que nous savons de l'affaire. Vous voyez la taille du coffre ? Et les décorations gravées dans le métal ? Elles peuvent dissimuler des trous d'aération. Et songez à son poids. Il a fallu quatre hommes pour le porter, et là-dessus souvenez-vous que deux hommes ont essayé de l'ouvrir, et que tous deux ont perdu la vie. Alors, monsieur, tout cela ne peut signifier qu'une seule chose...
- Vous voulez dire qu'il y a un homme dedans ?
- Bien sûr qu'il y a un homme dedans, monsieur. Vous savez comment cela se passe en Amérique du Sud, un homme peut très bien être président une semaine et la suivante, traqué comme du gibier. Là-bas ils n'arrêtent pas de courir pour sauver leur peau. Mon idée est qu'à l'intérieur se cache quelqu'un, armé et prêt à tout, qui se ferait tuer plutôt que de se laisser prendre.
- Mais comment mange-t-il, que boit-il ?
- Le coffre est spacieux, monsieur, suffisamment pour contenir quelques provisions. Pour la boisson, il devait avoir sur le brick un complice qui veillait sur lui.
** - Et donc, l'étiquette recommandant de ne pas ouvrir le coffre n'aurait pas d'autre utilité que de protéger l'homme qui est caché à l'intérieur ?
- C'est bien ce que je pense, monsieur, à moins que vous ne puissiez expliquer les choses autrement.
Je dus avouer que non.
- La question est : qu'allons-nous faire, dis-je ?
- L'homme est un dangereux ruffian qui ne reculera devant rien. Je pense qu'il ne serait pas mauvais de passer des cordages autour du coffre et de le prendre en remorque pendant une demi-heure. Nous pourrions ensuite l'ouvrir tranquillement. Ou bien... Si nous ficelions le coffre et si nous empêchions l'homme d'avoir de quoi boire, ce serait aussi bien. Ou encore le charpentier pourrait passer une couche de vernis qui boucherait tous les trous d'aération.
- Allons, Allardyce ! m'écriai-je emporté. Vous ne voulez quand même pas dire qu'un équipage entier va se laisser terroriser par un seul homme, et qui plus est, enfermé dans une boîte ? S'il y en a un, je m'engage à le faire sortir !
Je me rendis dans ma cabine et revins revolver au poing.
- Maintenant, Allardyce forcez la serrure. Moi je veille et suis paré à tout.
- Pour l'amour de Dieu, cria le maître d'équipage, pensez à ce que vous faites ! Deux hommes sont morts à cause de ce coffre et le sang de l'un d'eux n'a pas encore fini de sécher sur le tapis !
- Raison de plus pour que nous le vengions !
- Au moins, monsieur, laissez-moi appeler le charpentier. Trois hommes valent mieux que deux, et c'est un costaud.
Il partit le chercher et je demeurai seul avec le coffre dans le carré. Je ne pense pas être très impressionnable, mais je restai séparé, de cette relique du vieux savoir-faire espagnol, par la table. Avec la lumière du matin les bandes rouges et blanches commençaient à se différencier. Les ferronneries étranges et les fines gravures du métal attestaient du soin amoureux dont l'avaient entouré d'habiles artisans.
Bientôt le maître d'équipage revint avec le charpentier armé d'un marteau.
- C'est une sale affaire, monsieur ! dit-il en hochant la tête devant le cadavre de mon second. Et vous pensez que quelqu'un se cache dans ce coffre ?
- Sans aucun doute, répondit Alladyce. Il ramassa le tournevis, mâchoires crispées, comme un homme qui a besoin de courage. Tenez-vous tous les deux derrière moi. Je vais repousser le pêne. Charpentier, s'il se lève, un coup de marteau sur la tête ! Monsieur, tirez immédiatement s'il lève la main ! On y va !
Il s'était agenouillé face au coffre à rayures pour engager l'outil sous le couvercle. Dans un grincement aigu la serrure joua.
- Tenez-vous prêts ! cria le maître d'équipage.
Et, à la volée, il releva entièrement le massif couvercle du coffre. Nous fîmes tous un bond en arrière, moi avec mon revolver en joue et le charpentier avec le marteau levé au-dessus de sa tête.
Mais rien ne se produisit. Alors nous nous avançâmes d'un pas et portâmes notre regard à l'intérieur du coffre. Il était vide.
En fait, pas tout à fait vide, puisque dans un coin, était couché un vieux chandelier doré, orné de ciselures complexes, de toute évidence aussi ancien que le coffre lui-même. Son éclat et sa belle façon laissaient imaginer que c'était un objet de valeur. A part lui, dans le vieux coffre-trésor à rayures, on ne voyait rien que de la poussière.
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- Eh bien ça ! s'écria Allardyce qui regardait partout à l'intérieur, médusé. Comment se fait-il, alors, qu'il pèse si lourd ?
- Regardez l'épaisseur des côtés, voyez le couvercle. Cela fait bien cinq pouces d'épaisseur. Et qu'est-ce que ce grand ressort métallique en travers ?
- Ça veut dire qu'il a été fabriqué par un certain Johann Rothstein, d'Augsbourd, en 1606.
- Ah, c'est du solide ! mais nous ne sommes pas plus avancés à propos de ce qui s'est passé, n'est-ce pas capitaine Barclay ? Le chandelier brille comme de l'or. Nous aurons tout de même trouvé de quoi nous payer de notre peine.
Il se pencha pour le prendre et depuis cet instant, je n'ai plus jamais douté de l'existence de l'inspiration divine. Car, immédiatement, je l'attrapai par le col pour l'écarter rapidement.
Peut-être une vieille histoire du Moyen-Âge m'était-elle revenue à la mémoire ? Peut-être avais-je distingué, sur la partie supérieure de la serrure, un peu de rouge qui n'était pas de la rouille ?
Mais pour lui, comme pour moi, seule une intervention du Ciel avait pu inspirer mon geste soudain et rapide.
- Il y a une diablerie là-dedans, dis-je. Passez-moi la canne qui se trouve dans le coin du carré.
C'était une canne de marche ordinaire, avec une poignée recourbée. Je la fis passer derrière le chandelier pour l'amener à moi. Alors, dans un éclair, une rangée de crocs en acier poli jaillit de dessous le bord du couvercle, et le gros coffre à rayures chercha à nous mordre, comme une bête sauvage. Le grand couvercle se referma d'un coup, dans un claquement terrible qui fit chanter les verres posés sur la desserte anti-roulis.
Le maître d'équipage tomba assis sur le bord de la table, tremblant comme un cheval effrayé.
- Vous m'avez sauvé la vie, capitaine Barclay ! balbutia-t-il.
Tel était donc le secret du coffre à rayures qui avait appartenu au vieux Don Ramirez di Leyra. C'est donc ainsi qu'il gardait à l'abri les gains malhonnêtes arrachés à la Terra Firma et à la province du Veraquas. Le plus méfiant des voleurs ne pouvait pas distinguer ce chandelier en or des autres objets de valeur que contenait le coffre. Mais, dès qu'il posait la main dessus, le ressort terrible se détendait. Alors les pointes d'acier lui transperçaient la cervelle tandis que sous le choc la victime basculait en arrière, permettant au coffre de se refermer automatiquement.
Combien de personnes, me demandai-je, avaient succomber, victimes du génial mécanisme d'Augsbourg ? Lorsque j'eus imaginé l'histoire probable de ce sinistre coffre à rayures rouges et blanches, ma décision fut vite prise.
- Charpentier, prenez trois hommes et portez le sur le pont.
- Pour le jeter par-dessus bord, monsieur ?
- Oui, monsieur Allardyce. Je ne suis pas vraiment superstitieux, mais il existe des choses qu'on ne peut pas demander à un marin de supporter.
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- Avec pareil objet de malheur à bord il ne faut pas s'étonner que le brick ait été si éprouvé par le mauvais temps, capitaine Barclay. Le baromètre baisse à toute vitesse, monsieur, Nous avons juste le temps.
On n'attendit même pas les trois matelots. Le charpentier, le maître d'équipage et moi nous le hâlâmes sur le pont. On le fit basculer par-dessus la lisse. Dans une grande giclée d'écume blanche, il fit son trou dans l'eau.
Et maintenant, il gît par là, le coffre à rayures, par mille brasses de fond. Et si, comme certains l'affirment, la mer s'assèche un jour pour laisser place à la terre ferme, je plains qui découvrira ce vieux coffre.
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Contes de l'eau bleue