samedi 25 août 2018

Rue Cambon Place Vendôme in Le Piéton de Paris ( extraits ) Léon-Paul Fargue ( Nouvelles France )

février | 2014 | Valais Libre | Page 2
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                                                       Rue Cambon
                                                                               Place Vendôme

            On ne sait guère que le fondateur de l'hôtel Ritz fut un homme comme vous ou moi, et qui s'appelait réellement et tout simplement M. Ritz, comme Flaubert s'appelait Flaubert et M. Thiers M. Thiers.
            On crut volontiers, loin de Paris, là où le Ritz recrute justement le plus étincelant de sa clientèle, que Ritz serait plutôt un mot comme Obélisque, Tour Eiffel......... Ce point de vue se défend.
            Je disais un soir à Marcel Proust; qui venait précisément de commander pour nous, à minuit, un melon frais au Ritz, que je rêvais de composer un catéchisme à l'usage des belles voyageuses ornées de valises plus belles encore. Catéchisme dont l'idée m'avait été fournie par une conversation que j'avais eue dans un salon avec les plus beaux yeux du Chili :
            - A quoi rêvent les jeunes filles fortunées ?
            - A la vie d'hôtel.
            - Quels sont leurs hôtels préférés ?
            - Elles préfèrent toutes le même : le Ritz.
            - Qu'est-ce que le Ritz ?
            - C'est Paris.
            - Et qu'est-ce que Paris ?
            - Le Ritz.
            " On ne saurait mieux dire ", murmurait Proust, qui eut toujours pour cet établissement une tendresse mêlée de curiosité. Il aimait, lui si expansif, qu'on y observât très sérieusement la première et la plus noble règle des hôtels  : la discrétion. Discrétion absolue, obturée au ciment armé, et du type " rien à faire ". Il avait été profondément intéressé aussi, un soir, par le métier d'hôtelier, qu'il trouvait l'un des plus humains de tous et le mieux fait pour recueillir, palpitant, sincère et précis, le secret des êtres. On ne dit la vérité, paraît-il, qu'au médecin et à l'avocat. La Sagesse des Nations aurait pu ajouter : et à l'hôtelier.
            Tout comme les premiers directeurs du Grand Hôtel, M. Ritz, lorsqu'il lança son établissement, révolutionna l'industrie hôtelière européenne. C'était en effet la première fois, depuis qu'il y a des hommes et qui ne couchent pas chez eux, que chaque appartement fut pourvu d'une salle de bains. Au premier abord, le Ritz est un palais tranquille dont le cérémonial n'est troublé que par des erreurs de couverts ou des chutes de fourchettes. De grandes dames, dont la fortune assurerait  l'aisance de plusieurs générations, y boivent un thé précieux avec une distinction de fantômes.
            No man's land presque bouddhique où les maîtres d'hôtel glissent, pareils aux prêtres perfectionnés d'une religion tout à fait supérieure.            dispatchesfrompangaea.wordpress.com
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                            Personnalités de premier plan

            La clientèle y est inévitablement composée de personnalités de premier plan. Tout récemment, comme je parlais de Proust avec Olivier, le maître des maîtres d'hôtel, un des pivots du mécanisme parisien, on me désigna rapidement, au passage, le comte et la comtesse Haugwitz-Reventlow, c'est-à-dire toute l'Allemagne wilhelminienne et toute l'aristocratie de l'aventure mondaine, car la comtesse Haugwitz-Reventlow n'est autre que Barbara Hutton, l'ex'épouse de M. Mdivani.............tout un aréopage dont la disparition entraînerait de l'anémie en Europe.............

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                         L'humilité du grand Carnegie

            Citons au badaud que troublent les manies de la cliente milliardaire un acte de modestie qui vaut aussi son pesant d'or. Un jour, Carnegie, le vrai, et qui était tout petit, se présente timidement au Ritz. Aussitôt le personnel, au grand complet, de mettre les plus somptueux appartements de la maison à sa disposition, à commencer par le célèbre appartement Empire du premier étage. Or, Carnegie, ne se trouvait pas " à l'échelle ". Il se regardait dans les glaces, courait aux fenêtres, s'évaluait devant la colonne Vendôme et ne se montrait pas le moins du monde enthousiasmé. Finalement, sur sa prière, on lui donna la chambre la plus petite du Ritz, qui était sur les jardins, et il se mit à sautiller de bonheur.
            Bel exemple de simplicité et même d'humilité que l'on pourrait faire imprimer sur papier couché.............
            On m'a cité le cas d'un couple qui n'eût pas manqué d'inspirer à Maupassant une de ses nouvelles courtes et sombres dont il avait le secret.
            Descendent un jour place Vendôme un Anglais et une Espagnole. Mariés et tous deux de haute aristocratie. Ils prennent un appartement luxueux....... et ne sortent plus de ce décor. C'étaient, comme la Dona Bella, des maniaques de la tenture noire, de l'ombre, des rideaux tirés et des stores baissés. Ils exigèrent de la direction que le service fut absolument muet. Comme ils ne toléraient aucune question de la part du personnel, celui-ci avait l'oeil à tout, tout deviner et tout comprendre. On chuchotait un peu dans les couloirs sur ce couple singulier qui semblait mimer une histoire d'Edgar Poe.
            On se demandait ce que cachait ces deux visages pâles, mélancoliques et comprimés, qui parfois s'éclairaient d'un grave sourire. Ils prenaient tous leurs repas à l'hôtel et se montraient chaque soir, lui en habit, elle en toilette de soirée, dans une attitude noblement voûtée, chargée, ténébreuse. N'y tenant plus, un maître d'hôtel, que tant de dignité funèbre empêchait de dormir, s'en fut aux renseignements, et il revint pour apprendre à ses collègues que l'Anglais et l'Espagnole pensaient nuit et jour à un fils très beau tué à la guerre.
            Ce Ritz si tranquille, si respectable, si bien conçu pour le sommeil psychologique des grands de la terre, est en vérité tout sonore de romans, tout orné de biographies pathétiques. On croit que certains êtres recherchent le plaisir. En réalité, ils se réfugient dans les hôtels et fuient les hommes parmi les hommes. Ce qui faisait dire à un directeur à qui je demandais quelle était à son avis la première qualité de l'hôtelier : " Le coeur !... " 

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            On compare volontiers les paquebots à des hôtels flottants. On pourrait aussi heureusement comparer les hôtels à des paquebots immobiles, en commençant par le George V, qui s'est ancré, pareil à un transatlantique soigné et poudré, dans l'avenue la plus aristocratique de Paris, autrefois bout de campagne où s'étalaient des chaumières, aujourd'hui bras de mer d'un luxe calme.. 
            Murailles fines, presque fragiles, de pierre et de marbre, plans successifs de jardins fleuris, de terrasses, le George V n'a rien de la machine à habiter, selon le mot qui fut probablement inventé par de vieilles dames mal adaptées à une époque de machines précises et d'habitations enfin confortables.
            Le George V n'a rien non plus du palace monumental et mélancolique où le luxe et l'ennui se confondent. C'est exactement l'hôtel qui est destiné à une clientèle que rien ne rattache à l'avant-guerre, une clientèle sentimentale liée au jazz, à la vitesse, aux fluctuations des changes, et pour laquelle la direction avait créé, bien avant le pays légal, comme on dit aujourd'hui, un service d'avions-taxis qui cueillaient le touriste à la descente des paquebots.
            Mêlé aux malaises et à l'euphorie de ces dernières années, le George V a été lancé par la signature du plan Young, qui eut lieu dans le salon bleu, appelé depuis des experts, en présence de 
MM. Moreau, Montagu Norman, Pierpont Morgan, Strong, Schacht et Luther. M. Young emporta aux EtatsUnis la chaise qui avait été la sienne et le tapis vert sur lequel s'étaient appuyés tant de coudes illustres. Sur ce même tapis, devenu relique, un banquet-souvenir fut servi en Amérique en 1930.
            La même année, trois nouvelles signatures contribuaient, à Paris, à rendre célèbre Easter Wood, et de Costes et de Bellonte, à l'occasion de la première traversée française de l'Atlantique, qui fut décidée, ou plutôt pariée, au bar. Puis ce sont les statuts de la Banque des Règlements Internationaux de Bâle qui voyaient le jour dans le salon Young. Enfin, Roosevelt, alors gouverneur de l'Etat de NewYork et candidat du parti démocrate à la présidence, vint rendre visite à sa mère souffrante qui séjournait au George V à cette époque.

                              Le visage d'une époque

            Ainsi, l'hôtel est entré dans l'histoire compliquée de 1920 à 1935, et il sera certainement cité dans les ouvrages destinés à l'Enseignement Secondaire des collégiens du XXIè siècle, comme un monument. Cette immortalité ne sera pourtant pas uniquement faite de souvenirs officiels ou monétaires propres à faire bâiller les enfants de nos enfants.
            Car les professeurs de petite histoire ajouteront au texte abstrait des manuels que, vers la même époque, chefs d'Etat, argentiers et ministres chargés de régler le sort de l'Europe rencontraient dans les ascenseurs ou le restaurant du George V d'autres célébrités qui entretenaient dans ce lieu une atmosphère de sommets : Chevalier, Tilden, Yvonne Pritemps, Brigitte Helm, Jeannette Mac Donald, le célèbre escroc Factor, ou Rossof, roi du métro new-yorkais, prince du métro moscovite. Et 
George V, ainsi nommé parce que les rois ont une grande attraction sur les voyageurs, passera pour avoir été un hôtel infiniment important et pittoresque, qui avait encore la coquetterie de s'accorder avec les travers et les manies du couple ou de l'isolé des années 25 à 35.
            Voyant un jour entrer un des clients de l'Etablissement complètement ivre à la tête de l'orchestre de l'Abbaye au grand complet, le veilleur de nuit sourit gracieusement à cette tribu et laissa passer saxophones et violons sans leur opposer la moindre résistance. Le client invita les musiciens à le suivre dans sa chambre, s'étendit sur son lit, et se fit donner une aubade américano-slave pour lui seul. Il alla même jusqu'à réclamer ce qu'on appelle des claquettes, en style dancing, car il ne pouvait plus s'arracher à l'enchantement montmartrois. Vers 11 heures du matin, sous le regard respectueux d'un des personnels les plus aimables de Paris, l'orchestre quitta doucement l'original qui s'était endormi. Il lui arrivait de boire trois semaines d'affilée, et de réclamer du whisky à l'hôpital où il fallut bien le recommander un jour.       


                                   Avion ou paquebot

            Si l'original fait la joie des chefs de réception, gouvernantes, nurses, sommeliers et grooms, il les affole aussi parfois, mais uniquement parce qu'il oublie de " prévenir ", comme cet explorateur qui pria le bureau de l'hôtel de bien vouloir lui garder deux lions en cage. On dut les mettre en pension au zoo.
            Comme ses confrères dans l'art de loger et de recevoir, le George V accueille volontiers les mariages, championnats ou manifestations élégantes de la société parisienne. C'est dans ses salons, qui se prêtent aux exigences les plus inattendues, qu'eut lieu l'inoubliable lunch de mariage de Paul-Louis Weiller, ainsi que le fameux match de bridge au cours duquel mille curieux se sont presque battus pour approcher de tout près un roi de pique ou un sept de carreau particulièrement chargés d'avenir ce jour-là...
            Ce n'est pas impunément que j'ai comparé le George V à un paquebot. Il supporte admirablement la visite.......... Entrer dans les profondeurs du George V, c'est descendre dans les anciennes carrières du village de Chaillot d'où fut extraite la pierre qui servit à édifier l'Arc de Triomphe. Dans cette cave modèle, d'un silence de désert, s'empilent aujourd'hui des bouteilles aussi précieuses, pour quelques fous, que des vies d'hommes. Aussi la ville de Paris l'a-t-elle classée au premier rang des abris pour Parisiens de luxe, en cas d'attaque aérienne. A vingt mètres sous terre, gardé à vue par des batteries de Haut-Brion ou de Chambertin, on imagine plus facilement encore un avion qu'un hôtel, me fait remarquer l'administrateur qui m'accompagne. Je me sens, en effet, sur le chemin du ventre de la terre, et je fais effort pour penser à un tapis, à un Manhattan cocktail, à un gigot, à une langouste, à un taxi.
            Nous remontons d'un pas géognostique vers les cuisines. Au passage nous apercevons l'artillerie de forge de la chaufferie, où l'illusion d'être en mer, de chercher à échapper à un typhon, est complète. Enfin, au sortir des grottes, des familles de casseroles nous sourient. J'ai envie de crier : 
" Terre ! " Dans une cabine, j'aperçois un ami : c'est Pierre Benoît. Ainsi, il était aussi du voyage ?
Mais non. C'est la photographie de Pierre Benoît, en bonne place dans le poste de commandement du chef Montfaucon, que l'auteur du Déjeuner de Souceyrac ne manque jamais de venir féliciter chaque fois qu'il prend un repas au George V.
Résultat de recherche d'images pour "hotel george v"            C'est Jules Romains, je crois, qui prétend que le bonheur ne s'éprouve violemment que dans une cuisine. Qu'il vienne serrer la main de l'llustre Montfaucon, dans sa cabane décorée de vingt et un diplômes et de onze médailles d'or, de cartes gastronomiques et de notes de service péremptoires !
104 lunchs assis, 350 sandwichs, etc. Il respirera de la félicité à pleins poumons.




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                                         Une innovation : le Repas-Disque !

            - Il ne suffit pas de bien manger, me dit-on dans cet endroit où déjà je rêve de ballets de gâte-sauces, il faudrait pouvoir retenir ce que l'on dit à table. Que de promesses oubliées, que de renseignements perdus, que de mots d'esprit envolés ! On dîne et l'on se quitte après avoir échangé parfois les propos les plus denses. Pour remédier à cette frivolité, le George V lancera en 1938 le repas-disque ! A la demande des clients, toutes les conversations seront enregistrées entre le hors-d'oeuvre et le café. Une " mémoire " fonctionnera sous la table sans déranger personne, et lorsqu'on retirera son vestiaire, on pourra emporter avec soi le procès-verbal du déjeuner ou du dîner auquel on assistait, et se constituer ainsi chez soi des bibliothèques de conversation qui seront utiles pour rappeler aux personnes importantes qu'elles ont promis de s'occuper de vous, aux femmes qu'elles vous aiment, et aux amis qu'ils mentent.
            Une des joies du George V, ce sont ses appartements, meublés ou vides, ornés de terrasses, clairs, parfumés de cinéma correct et dans lesquels se donne la forte satisfaction de s'américaniser un peu. Ces appartements, dont les fenêtres donnent sur ce qui fut soit le bal Mabille, soit le Château des Fleurs, soit les jardins d'Italie, sont malheureusement occupés, à de très rares exceptions près, par de richissimes Français, parfaitement........... pour échapper au fisc, à condition de pouvoir se faire un peu de cuisine et d'avaler un yogourt en cachette.

                          Moscou - Paris

            Le George V leur installa des cuisines électriques et des frigidaires ravissants qui semblent provenir de quelque joaillerie. Pour gagner cette colonie charmante, nous repassons par la lingerie, claire et appliquée, où l'odeur de la première communion se mêle à celle du drame d'amour. Nous longerons la réserve des bagages oubliés, et parfois laissés pour compte par les clients qui sont partis sans payer. Et l'on ne peut se faire justice soi-même, car les trésors de cette réserve, véritable dock, ne peuvent être fracturés avant trente ans... Dans la chaufferie qui bat lentement comme un coeur, je tâte le pouls de l'hôtel, et j'aperçois en passant, un peu plus loin, la mise en bouteilles du vin des courriers, que l'on soigne comme des princes, ou des policiers secrets, car les courriers ne sont autres que les domestiques personnels de la clientèle, c'est-à-dire qu'ils sont plus puissants que les puissants qu'ils servent, ces derniers seraient-ils les vrais Kapurthala...
                                                                                            101hotels.ru
Image associée            Sur le seuil des appartements, nous sommes accueillis par la voix douce et prête à tout de la gouvernante. Un pur silence entoure la vie privée des grands oisifs de ce monde. Les ascenseurs s'élèvent sans tousser, sans se plaindre de varices... Des boîtes aux lettres sillonnent le trajet vertical. Des toilettes ravissantes et silencieuses courent entre les étages, très vite, comme en rêve. On n'a plus besoin de sortir. Toute la vie est là, sans la moindre bavure. On comprend cet Anglais qui, au retour d'un voyage en URSS, et comme on lui demandait ses impressions, se borna à coller, côte à côte, deux échantillons d'un papier très spécial provenant respectivement d'un Hôtel Rouge et du George V, et sur lequel il écrivit ces deux seuls mots : Moscou, Paris...

                         
                           Aux alentours de la Concorde

            De tous les hôtels, le Crillon est celui qui ressemble le moins à un hôtel. Je l'ai entendu traiter de ministère, de banque ou de musée. Et de fait, le plus en vue, le plus historique des hôtels est aussi le moins connu de l'oeil du Français, et même du touriste moyen, qui cependant n'ignorent plus que la place Louis XV, au féminin Concorde, n'a pas d'égal dans le monde entier. C'est sans doute pour cette raison que le Crillon est devenu l'hôtel de l'incognito. On y est magnifiquement obscur. On m'a répété qu'un roi, s'y sentant enfin et parfaitement libre, disait à un de ses familiers, en contemplant le plus bourgeoisement du monde l'obélisque de Louqsor :
            - Le jour où les faiseurs de potins apprendraient que je descends au Crillon, je n'aurais plus qu'à aller loger dans l'une des Pyramides !
           
            Construit en 1758 par les soins de l'architecte Gabriel, sur l'ordre du roi Louis XV, qui tenait à compléter par un chef-d'oeuvre la décoration de la place, l'hôtel de Crillon demeura cent cinquante ans résidence privée. En 1908 la famille de Polignac l'acheta pour le transformer en hôtel.
            Ouvert au printemps de 1909, il offrit aux Parisiens une réalisation exceptionnellement brillante et qui méritait un coup de chapeau. Aussitôt, la critique officielle fut d'accord avec le monde pour apprécier les perfectionnements qui étaient apportés à l'ancienne demeure et la magnificence des salons créés sous Louis XV et conservés intacts. C'est sur ce plan que le Crillon peut être confondu avec un musée. Comment ne pas envier toutes ces cheminées de style, et ces admirables vestiges de l'époque que sont les plafonds sculptés des trois grands salons du premier étage : salon des Aigles, salon des Batailles, salon Louis XIV ?
            Solidement lié à l'Histoire par toutes ses pierres et par tous ses parquets, le Crillon avait toutes les chances, sinon le devoir, d'accompagner la marche des événements historiques. Un heureux mélange de moderne et d'ancien allait en faire, dès son ouverture, la demeure d'élection des Cours Royales de l'Europe, qui ont droit aux hôtels comme le commun des Hommes, de la Diplomatie et de l'Aristocratie. On y rencontrait S.M. le sultan du Maroc.........., S.M. George V le prince de Galles, qui occupèrent à tour de rôle les appartements du premier étage.

                                                                   De brillants états de service
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Image associée            Pendant la guerre, le Crillon porta successivement le nom de Grand Quartier Général de l'Etat Major anglais, puis de Quartier Général des officiers du corps expéditionnaire américain au moment de l'entrée en campagne des Etats-Unis. Le président Wilson y habita tout le temps que durèrent les séances mémorables qui aboutirent au Traité de Versailles et à la Société des Nations. Tels sont les états de service d'une maison qui, grâce au voisinage de l'Ambassade des Etats-Unis, n'a jamais cessé d'être le quartier général des diplomates du Nouveau Monde.
            J'ai eu affaire un jour, dans un bar de la rue Boissy-d'Anglas, à un journaliste allemand qui, je crois, rêvait de se livrer à l'espionnage pour satisfaire à ses goûts d'aventure. Sans rien avouer de précis, il ne cachait pas qu'il cherchait à entrer dans le secret des choses parisiennes, et avait un mot à lui pour exprimer son désir :
            " - Vivre les événements qui ne sont pas dans les journaux. "
            Chaque soir, il faisait longuement à pied le tour de cet énorme pâté de maisons que bordent la Place de la Concorde, la rue Royale, la rue du Faubourg-Saint-Honoré et la rue Boissy-d'Anglas. Ayant émis, pour ma part, quelques doutes sur l'efficacité de ce sport, il me répondit que c'était à son avis dans ce quartier de Paris que gisaient les plus belles énigmes...
            Et, pour appuyer ce point de vue, il déclarait que la présence, en un même point de la capitale, de l'Automobile-Club, de l'Ambassade des Etats-Unis, de la Chambre des Députés, de bars célèbres, de la National Surety Corporation, des " Ambassadeurs ", du Ministère de la Marine, de l'ancien mur du rempart des Tuileries, de couturiers, modistes, selliers, de Maxim's, du vin de Porto et d'une nuée de coiffeurs élégants, ne pouvait être due à l'effet du hasard... C'était trop saisissant. Il y avait là, il l'affirmait, un centre d'attraction d'une singulière éloquence.
            Son rêve était de s'installer au Crillon, de prendre d'assez mystérieux repas dans la Salle de Marbre, et d'entrer peu à peu dans l'intimité de la clientèle de cet établissement, qu'il considérait comme un des rouages du mécanisme de l'Europe civilisée. Plusieurs soirs de suite, je le surpris méditant devant les soubassements percés d'arcades de l'hôtel, examinant de son oeil inquiet et jaunâtre l'entablement des colonnades que surmontent des terrasses à l'italienne. Mais il ne se résignait pas à entrer............

                                Une tête à faire
                                              des trous dans les portes

            Surpris par la timidité dans l'action de celui qui se montrait si lyrique dans ses propos, je l'entraînai un soir dans un tabac voisin, et je constatai, au moment de l'interroger, qu'il avait une tête à faire des trous dans les portes, une prunelle habituée à se coller aux serrures, et un pantalon luisant et frippé qui prouvait assez que l'homme passait une partie de sa vie à genoux... Il ne tarda pas à avouer qu'il avait derrière lui une longue carrière de " voyeur ", et exhiba bientôt un petit attirail d'instruments où dominait la vrille...
            Nous bûmes chacun deux doigts d'Anjou, assez gênés l'un et l'autre, mon interlocuteur s'étant aperçu qu'il n'appartenait pas à mon genre de relations. Il me tendit pourtant une main molle où se devinaient des préoccupations monétaires assurément très graves, autant qu'un tourment d'aventurier orâté. Puis, je le vis s'éloigner dans la rue Boissy-d'Anglas d'un pas de noctambule aigri. A quelque temps de là, je devais apprendre qu'il s'était tué en Pologne dans un petit bouiboui tenu par un marchand de soupe.                                                                                        ianus.co
Image associée            Il y a en effet, dans tous les grands hôtels, des clients, et non des moindres, qui font des trous dans les portes. L'expérience prouve que cette clientèle est composée en grande partie de maniaques, quelquefois de faux médecins, experts dans l'art de tirbouchonner les lambris, cloisons, etc..., et qui jugent, au spectacle, s'ils ont des chances de faire inviter. A quoi ils parviennent souvent. Il s'agit, pour le directeur de l'hôtel de gêner les voyageurs, sans toutefois les prendre sur le fait. Tâche délicate, et qui doit amplement renseigner l'hôtelier sur la mauvaise qualité de l'article appelé " l'Homme "... Il s'en console pourtant en songeant que le charme et le danger de son métier consistent justement à recevoir des rois authentiques et des régicides éventuels, des civilisés et des barbares...
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                                      Pour devenir roi des Palaces
            Mais il en est de l'hôtel comme de la politique et de l'art : ce ne sont pas les mieux diplômés qui arrivent aux sommets. C'est une chose que d'apprendre tous les services d'une maison ; éplucher les pommes de terre, répondre en anglais, découper un canard..........C'en est une autre de plaire, d'établir le crédit d'une maison..................
            On sait comment, il y a quelques années, la France s'enthousiasma pour l'Italie. Tout ce qui était italien provoqua du jour au lendemain l'admiration : spaghetti, tranches et romances napolitaines, peintures et cartes postales, fascisme, solfatares, saucisson de Milan, etc. Or, le Français eut beau se mettre l'esprit à la torture, il n'arriva pas à assumer, à charmer l'Italien...
            Assommés de discours, de réceptions, de représentations, savez-vous à qui les Italiens demandèrent conseil pour passer agréablement leur séjour chez nous ? Aux hôteliers. Et ils s'en trouvèrent bien. Quel est donc cet humoriste qui disait :
            " - La France est un grand hôtel . "........


                                                       Léon-Paul Fargue
                                                                  in
                                                       Le Piéton de Paris           
                                                                       ( extraits )
       


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