mercredi 24 mars 2021

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 139 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )










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                                                                                                                          16 Avril 1665
                                                                                                       Jour du Seigneur
            Restai tard au lit, me levai puis à mon cabinet et à mon bureau pour examiner diverses cartes dont la bonne compréhension me paraît nécessaire en raison de la guerre contre la Hollande. Rentrai dîner chez moi avec Creed puis, lui et moi marchâmes jusqu'à la chapelle de la Chambre des rôles; où nous pensions entendre le prêche du grand Stillingfleet. Ce n'était pas lui, mais un pauvre sire, et j'en fus contrarié. Le sermon terminé, nous nous séparâmes. Chez moi trouvai Mr Andrews et arriva le capitaine Taylor, une ancienne connaissance de Westminster qui s'y entend fort en musique et compose avec talent. Il nous apporta divers airs à deux voix fort difficiles à chanter. Le pire c'est qu'il en est très fier, ce qui, leur qualité mise à part, les rend presque insupportables, tant il est pénible de l'entendre s'enthousiasmer et s'extasier sur chaque note. Il soupa chez moi. C'est un homme fort sagace, érudit et, de surcroît, grand amateur d'antiquités. Il prétend, entre autres, posséder le manuscrit original de lcharte de Worcester signée du roi Edgar, qui s'y donne lui-même le titre de Rex Marium Brittaniae, etc.........
            Quand il partit, allâmes nous coucher
            J'apprends ce soir que nous avons capturé trois vaisseaux hollandais et perdu un capitaine.


                                                                                                                        17 avril

            Levé, puis chez le duc d'Albemarle. Il me montra des lettres de Mr Coventry où il est question des trois corsaies hollandais, dont l'un est le fils d'Evertsen, mais ils ont tué le malheureux capitaine Golding du Diamond. Deux bâtiments hollandais, l'un de 32 et l'autre de 20 canons affrontèrent bravement le Diamond qui en avait 46, et le Yarmouth qui disposait de 52 canons et de deux fois plus d'hommes qu'eux. Ils résistèrent plus longtemps que prévu et ne cédèrent pas sans avoir subi de lourdes pertes en hommes. Quand Evertsen fut amené devant le duc d'York et qu'on lui fit remarquer que son chapeau avait été percé d'une balle, il répondit qu'il aurait préféré qu'elle lui eût traversé la tête plutôt que d'être fait prisonnier.
            La lettre dit aussi que deux de nos vaisseaux étant apparu non loin des côtes hollandaises, l'autre jour, ils allumèrent aussitôt leurs feux d'alarme en guise d'avertissement. Le roi fut informé que la flotte hollandaise de Smyrne a été aperçue au large des côtes occidentales de l'Ecosse, sur quoi le roi écrivit au Duc qu'il envoyait une flotte au nord afin de tenter de les intercepter alors qu'ils faisaient voile vers la Hollande, ce que Dieu veuille !
            Puis à Whitehall. Le roi me voyant m'appela par mon nom, vint vers moi et m'entretint des navires de la Tamise.
            C'est la première fois que je puis affirmer que le roi me connaît bel et bien si bien que, dorénavant, lors de chacune de mes apparitions au palais, il faudra m'attendre à être questionné et me tenir prêt à faire les bonnes réponses.
            Chez moi, puis accompagné de Creed qui avait dîné avec moi au Vieux Jacques, avec sir William Rider et Cutler, ma femme nous ayant rejoints, nous allâmes tous voir une pièce, " Les Spectres ", au Théâtre du Duc, pièce sans prétention.
            Ressortis et avec ma femme, rendis visite à sir Philip Warwick, mais il n'y était point. A la maison, puis à mon bureau jusque fort tard. Rentrai, souper et, au lit.
            Aujourd'hui, un certain Briggs, notaire et avoué, fit porter chez moi une montre en argent très sobre. J'étais fâché que ma femme l'eût acceptée ou, du moins, qu'elle eût ouvert la boîte et donné 5 shillings au messager, attestant ainsi que nous l'avions reçue. Mais on ne peut plus rien, et je m'efforcerai de lui faire valoir quelque faveur. C'est un ami de mon oncle Wight.


                                                                                                                        18 avril
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            Levé. Chez Philip Warwick avec qui pris grand plaisir à me promener une heure dans le parc. Parlâmes des comptes de sir George Carteret et des efforts de Warwick pour le convaincre de montrer ses comptes et de rendre public ce qu'il encaisse et ce qu'il dépense.
            Revins à mon bureau où je trouve sir John Mennes de retour de Chatham, ainsi que sir William Batten. Ils arrivent tous deux ce matin de Harwich où ils passèrent sept ou huit jours.
      A midi à Chelsea, par eau, avec ma femme et Mr Moore, au sujet de mon sceau privé pour la trésorerie de Tanger, mais milord le garde du Sceau privé était sorti, si bien que sans même avoir mis pied à terre, nous dûmes nous en retourner. Pas davantage à Whitehall. Me rendis alors chez sir Philip Warwick et chez milord le trésorier, qui signa mon registre de la commission pour Tanger, ainsi que le bordereau de mon sceau privé où sont consignées les sommes qui doivent m'être payées. 
            De nouveau chez Mr Moore, à Whitehall. Ne le trouvai pas, revins chez moi et accompagnai ma femme et sa dame de compagnie chez Unthank. A mon bureau très tard, souper et, au lit.


                                                                                                                          19 avril

            Levé dès 5 heures. Par le fleuve à Whitehall, pris une voiture et à Chelsea avec Mr Moore. Après avoir redouté les incertitudes et les obstacles que milord le garde du Sceau privé pourrait opposer à l'obtention de mon sceau privé pour Tanger, celui-ci me l'accorda en première lecture, sans que j'eusse à lui parler, puis me fit entrer et se montra fort courtois. Avant d'entrer dans son cabinet j'eus loisir d'admirer le portrait de l'épouse du fils de milord, une très belle femme qui ressemble beaucoup à Mrs Butler.
            Au comble de la joie je retournai à Londres et trouvai Mr Povey à qui je fis part de la nouvelle, puis partis déposer mon sceau privé chez milord le trésorier. Puis à la Bourse et à Trinity House où le capitaine Crisp, élevé à la dignité de frère aîné, donnait un banquet. Après un dîner fort enjoué, chez moi avec Creed. Rencontrai Povey, allâmes à Grisham College où nous vîmes diverses expériences avec le poison de Florence ( tabac ) administré à une poule, un chien et un chat. La première parut comme saoule un moment, puis revint vite à elle. Le second vomit tout violemment sans plus de mal. Quant au troisième je ne pus rester constater les effets, Povey m'ayant demandé de le suivre. Nous descendîmes tous deux au rez-de-chaussée, tandis qu'il me dissuadait vivement de demander de l'argent. Était-ce ou non manœuvre de sa part, je l'ignore.  J'en arrive à le croire fin matois, rusé en tout ou presque, hormis ses propres comptes. Il me faisait comprendre que j'aurais du mal à en obtenir, et qu'il est à craindre que Backwell n'ait quelque intention à ce sujet pour se laisser forcer la main. 
            Je sombrai dans la mélancolie la plus noire à l'idée de devoir perdre ce que j'étais si prêt de tenir. Il me reste cependant une raison d'espérer, qui se confirmera, ou non, demain. Après son départ passai un long moment avec Creed à réfléchir à la marche à suivre. A l'issue de quoi je lui donnai carte blanche pour son entrevue demain avec milord Ashley. Chez moi, rencontrai en chemin Mr Warren pour qui, je le crains, l'espoir que j'avais formé de lui offrir une protection n'aboutira point.
            Tous ces tracas, s'ils ne sont pas dissipés, atteindront leur paroxysme d'ici un jour ou deux. 
             A mon bureau, puis souper. A cause d'un mal de tête me couchai tôt, vers 10 ou 11 heures.


                                                                                                                     20 avril 1665

            Levé, occupé à mon bureau toute la matinée. A midi dînâmes, comme convenu, avec Mr Povey, dont les audaces envers Mrs Mercer, la pauvre n'y étant pour rien, nous firent elle et moi rougir de honte à l'idée qu'il était capable de débaucher une malheureuse, si l'occasion se présentait, d'un ou deux plats sans sauce, comme il le souhaitait. Puis arrivèrent Creed et Andrews. Parlâmes surtout du besoin d'argent pour payer Andrews. Finalement, m'en étant remis au bon jugement de Creed, je me résolus à lui octroyer 400 à 500 £ que j'avais par devers moi, garanties par des tailles. Tout d'abord, j'y répugnai, mais ayant obtenu le soutien de Creed, nous résolûmes de venir en aide à Andrews, et nous nous séparâmes. A mon bureau très tard, rentrai souper et, au lit.
            J'apprends qu'on joue ce soir la toute première pièce dans la Grand-Salle de Whitehall désormais convertie en théâtre. Ne pas m'y rendre, malgré une grande envie.


                                                                                                                          21 avril

            Levé et à mon bureau, travaillai. Arrivèrent aussitôt Creed et Povey, discutâmes de notre projet de prêter de l'argent, Creed et moi, avec la garantie d'une taille, afin de satisfaire Andrews. Ce que nous conclûmes dans les formes stipulées par les documents. Autant je me réjouis d'avoir l'occasion de toucher 10 % pour mon argent, autant je suis heureux que la somme avec laquelle je m'engage dans ce commerce ne dépasse pas 350 £.
            Dînâmes tous ensemble aux frais d'Andrews, à la taverne du Soleil, derrière la Bourse. Ce fut un bon dîner, mais le plus mal accommodé qui soit.
            Chez moi, je trouve Kate Joyce et Harman venus nous rendre visite. Après avoir longuement bavardé sortîmes ensemble en voiture faire une promenade dans la campagne, et nous désaltérâmes à Islington, endroit charmant où une petite averse avait fait se déposer la poussière. A la maison, satisfait du travail de la journée. Un moment au bureau, puis souper et, au lit.
            Avons appris aujourd'hui que le Duc et la flotte mirent à la voile hier. Dieu les accompagne, ainsi qu'ils aient bon vent au commencement de leur entreprise.


                                                                                                                       22 avril

            Levé. Mr Caesar, maître de luth de mon petit valet, étant venu de bonne heure lui donner sa leçon, je lui ai parlé du garçon sans mâcher mes mots et lui fis part de ma décision de le renvoyer au cas où il négligerait son luth ou son chant. J'espère qu'il saura en tirer profit.        troisponts.net 
            Eus à faire à mon bureau toute la matinée. Dînai chez moi à midi, puis retour à mon bureau. Travaillai très tard, rentrai souper puis, au lit. Ma femme déploie de grands préparatifs pour aller demain à la chapelle de la Cour. 
            Appris aujourd'hui de Mr Covey que la flotte a quitté Harwich hier pour les côtes hollandaises, afin de voir ce que feront les Hollandais. Dieu les accompagne !


                                                                                                                        23 avril
                                                                                                   Jour du Seigneur
            Comme promis Mr Povey envoya sa voiture de bon matin et j'accompagnai ma femme et sa dame de compagnie à la chapelle de Whitehall. Les installai à la tribune de l'orgue. 
            Quant à moi, saisi d'une envie de baisser culotte, descendis à la taverne de la Harpe et la Balle, bus aussi, et eus loisir de bavarder avec la fille de la maison, jolie servante et honnête fille. Puis à la chapelle où j'entendis le jeune et célèbre Stillingfleet, que je connais depuis Cambridge et qui vient d'obtenir l'une des chaires de chapelain du roi, et qui fut, à ce qu'on dit, recommandé à milord le trésorier pour la chaire de l'église. Si Andrew, à Holborne, où il officie à présent, avec les morts suivants: ils avaient la ferme conviction ( les évêques de Cantorbéry, de Londres et un autre ) que, depuis les apôtres, on n'avait point vu de jeune homme plus doué que lui pour prêcher l'Evangile. Il fit en effet le sermon le plus clair, le plus sincère, le plus sérieux, le plus estimé que j'aie jamais entendu, et avec un détachement, une aisance et aussi une conviction infinis autour de ces paroles de Samuel au peuple : " Craignez le Seigneur, en vérité, de toute votre âme, et souvenez-vous des bienfaits qu'il vous a prodigués. " Paroles tout à fait appropriées en ce jour anniversaire du couronnement du roi.
            Puis chez Mr Povey où je fus fort bien reçu avec Creed. Mais, grand Dieu ! entendre Povey se féliciter tant et plus de la moindre chose, finit par me la rendre écœurante, et ma femme, après que j'eus fait grand compliment de sa demeure, ne le supporta guère mieux.
            Après dîner, avec Creed, allâmes en voiture prendre l'air dans les champs qui s'étendent au-delà de St Pancras, entre des giboulées qui, dit-on, sont les bienvenues. Ensuite tous chez moi. Arrivèrent Mr Hill, Andrews, le capitaine Taylor, fîmes de la bonne musique. Puis au souper je trouvai singulier de nous entendre arguer contre Taylor au sujet d'une courante. Car, prétendait-il, une courante doit finir sur une noire pointée et une croche, ce que je déniai. La discussion se poursuivit jusqu'à ce que je l'eusse contrarié. Mais nous nous quittâmes en bons termes. Creed et moi de rire de lui après qu'il fut parti.
            Après le souper allâmes nous coucher, Creed et moi, dans le lit de Mercer, puis nous sommes endormis.


                                                                                                                            24 avril

            Levé et avec Creed avons pris la voiture de sir William Batten pour Whitehall. Sir William Batten et moi allâmes chez le duc d'Albemarle, eûmes beaucoup de travail. Puis au cabinet de Creed où, après force cérémonies, je reçus mes deux ordres de paiement m'habilitant à recevoir l'argent de Povey et à honorer ses lettres de crédit. Il est singulier de voir persister chez lui ce trait de caractère qui consiste à différer tout travail qui lui est demandé.
            Allâmes ensuite tous deux à Londres, à mon bureau puis revînmes dîner chez milady Sandwich, avec ma femme, comme convenu.
            Après dîner milady me dit, seul à seul, se demandant avec les scrupules les plus charmants qui soient, s'il était convenable d'en parler, eu égard à Creed, c'est-à-dire aux yeux du monde, que Creed lui avait fait part de son désir d'être le chevalier servant de Mrs Betty Pickering, qu'il le fondait sur les encouragements qu'il avait reçus à travers certains discours de madame, où elle lui vantait ses propres vertus, ce que, la pauvre, avait fait le plus innocemment du monde. Elle fit une réponse assez froide, mais dépourvue de la sévérité qu'elle aurait dû manifester. D'après ce que milady tient de cette dame, il lui aurait écrit une lettre à laquelle elle répondit avec mépris, résolue à décourager toute tentative de sa part.
            Milady prit la chose fort à cœur, comme il se doit. Je lui conseillai d'éviter à l'avenir toute occasion de donner prise au qu'en-dira-t-on au sujet des visites répétées dont il était coutumier depuis peu. Mais qu'il ait pu nourrir l'espoir démoniaque de prétendre à une dame si proche de milord, voilà qui est surprenant, quand on connaît sa réserve et son discernement.
            Puis au Cockpit. Me promenai une heure avec milord le duc d'Albemarle, en tête à tête, dans son jardin où il me dit, en des termes élogieux, la haute opinion qu'il avait de moi : à savoir que j'étais le bras droit de la Marine, que nul ici, autre que moi, ne s'occupait de quoi que ce fût, et que par conséquent il ne saurait se passer de moi. Ce dont, venant de lui, je ne fus pas peu fier. Puis à une séance de la commission de Tanger où le quorum n'étant pas atteint, rien ne fut décidé.   franceculture.fr
            Partis ensuite retrouver ma femme, avec Creed, ma femme étant chez Mrs Pearse encore fort jolie, bien que sa grossesse fût maintenant avancée. Il y a longtemps que je ne l'avais vue. En voiture chez milord le trésorier, mais ne pus parler à sir Philip Warwick. Puis au parc, en voiture, avec ma femme et Mercer. Mais le roi y était et, ne tenant plus dorénavant à ce qu'on me vît prendre du loisir, je leur faussai compagnie au milieu du tour et quittai le parc pour aller voir Knightsbridge où je pus boire et manger dans la voiture, puis rentrai chez moi. 
            Un bon moment à mon bureau, puis rentrai souper et, au lit,  ayant attrapé un bon rhume à force, je crois, de retirer trop souvent ma perruque.


                                                                                                                      25 avril

            A mon bureau toute la matinée et derechef après le dîner. Chez moi tout l'après-midi jusque très tard, puis au lit, la gorge prise par le rhume attrapé naguère pour n'avoir pas mis ma perruque.
            Cet après-midi William Penn qui, tout récemment, était aux côtés de son père avec la flotte, me fit part de sa composition : il y avait environ 103 vaisseaux, plus quelques petits ketches, qui aperçurent six ou sept petits éclaireurs hollandais, et envoyèrent des vaisseaux à leur poursuite.


                                                                                                                          26 avril

            Levé de fort bonne heure, toujours enrhumé et l'estomac retourné par la bière au beurre que j'ai bue hier soir au lit et qui m'est restée sur l'estomac jusqu'à ce matin où je l'ai vomie.
             Puis à pied chez Povey où Creed me rejoignit. Reçus ma première part d'argent au titre de trésorier de la  commission de Tanger, en échange je donnai à Povey un reçu d'un montant d'environ 2 800 livres en tailles. Examinâmes et réglâmes diverses autres questions, puis partis pour Whitehall, après avoir confié à Povey, en privé,  le fond de ma pensée au sujet des vues indélicates de Creed sur Mrs Pickering, ainsi que mon vœu de lui voir cesser son jeu et de lui montrer son erreur s'il entend continuer dans cette voie. Ce que je fis à la demande de milady, et je compte poursuivre mes efforts jusqu'à leur conclusion.
            Me rendis ensuite chez le voiturier près de Crippelgate, pour savoir si ma mère était arrivée en ville ou non, car je l'attends aujourd'hui, mais elle n'y était pas. Allai ensuite dîner chez milady Sandwich. Après le dîner que nous prîmes dans la salle à manger à l'étage, passai une heure ou deux en sa compagnie à reparler avec elle du projet insensé de Creed. Je m'étonne qu'il ait osé parler lui-même à milady de sa proposition à Mrs Pickering, et d'ajouter qu'il l'avait fait par égard pour la vertu et non point pour la fortune de cette dame, car il pouvait prétendre à une femme mieux dotée. Mais qu'à ce sujet il comptait sur milady pour obtenir des parents de celle-ci une aussi forte somme que possible, ajoutant qu'il n'agissait que sur les encouragements verbaux de madame. Il avait également écrit à Mrs Pixkering qui avait fait une nouvelle réponse dédaigneuse. Je crains fort que l'honneur de la dame n'en soit entaché, à supposer que la chose se sache.


                                                                                                                         27 avril

            Levé et à mon bureau toute la matinée. A midi dîné avec Creed puis nous nous promenâmes dans le parc. Il me dit que milord le trésorier commence à se montrer quelque peu méfiant et souhaite savoir ce qu'il est advenu des 26 000 £ épargnées par milord Peterborough, avant qu'il ne verse d'autre argent. Voilà qui ne laisse pas de nous inquiéter à nouveau, et me fait craindre que mes profits ne tombent à l'eau. Je tends le dos, ne sachant trop s'il me serait plus profitable de disposer de cet argent ou de devoir m'en passer, comme ce sera sans doute le cas des profits venant de la marine.
            Tout l'après-midi et jusque très tard fort affairé à mon bureau. Puis souper et, au lit.
             Ce soir, William Hewer est rentré de Harwich où il a désarmé plusieurs vaisseaux et payé les équipages, ces deux dernières semaines. Il a navigué assez loin des côtes avec la flotte, 96 vaisseaux naviguant de conserve, des bâtiments de guerre, outre ceux qui sont arrivés ensuite et les suivent depuis, ce qui fait plus de cent. Dieu les bénisse !


                                                                                                                          28 avril

            Levé dès 5 heures. Chez Creed à 6 heures, rendez-vous dans son cabinet où on attendit Povey qui ne vint pas. Allâmes chez Philip Warwick mais, comme il n'était point encore levé, fîmes un tour dans le parc tout proche, où voici que Povey nous rejoint. Après avoir examiné la cause des difficultés que fait sir Philip Warwick à me mandater pour encocher des tailles, la cause étant que milord Peterborough a 26 000 £ net d'épargne sur son compte, on se quitta. 
            J'allai ensuite chez sir Philip Warwick qui me fit état de ses atermoiements que je m'appliquai à écarter, en emmenant Creed chez milord Ashley. Contre toute attente, celui-ci me fit une réponse fort aimable, la meilleure qu'on eût pu espérer, à savoir qu'il contenterait milord le trésorier.
            M'en fus, fort satisfait, chez moi, puis descendis le fleuve pour aller inspecter les navires vivriers, où je trouvai le plus grand désordre. Rentrai dîner puis écrivis une lettre au duc d'Albemarle au sujet de ces navires, la portai moi-même au cabinet du Conseil où elle fut lue. La séance levée, milord le chancelier, en passant, me flatta d'une tape sur la tête et me fit savoir que le Conseil avait lu ma lettre et pris des mesures pour que soient punis les mariniers qui ne s'étaient pas présentés à bord. Le roi renchérit à sa suite. Il me connait désormais si bien qu'à chaque fois qu'il me voit il ne manque pas de m'entretenir de nos affaires de marine.   
        Puis conduisis milord Ashley auprès de milord le trésorier qui se trouvait à l'étage inférieur dans son cabinet, où je pus écarter les réticences. Menai aussitôt Mr Sherwin auprès de sir Philip Warwick et fis là de même. Chez moi, un moment à mon bureau puis, au lit.


                                                                                                                  29 avril 1665

            Travaillai à mon bureau toute la matinée. L'après-midi chez milord le trésorier dont j'obtins qu'il signât le brevet m'autorisant à encocher des tailles, ce qui me donne accès à de nombreuses affaires. Chez moi, écrivis des lettres jusque très tard, inquiet d'apprendre que sir William Batten et sir John Mennes ont fait la remarque que ces temps-ci je me suis fréquemment absenté de mon bureau sans que ce fût pour affaires. M'en voici contrarié et décidé, Dieu je l'espère ! à penser davantage à mon travail.  Mais ce qui me chagrine encore plus c'est que j'ai oublié d'écrire, comme j'aurais dû le faire, à Mr Coventry. Je ne dois pas oublier encore que ce soir je mettais si peu d'attention que je m'endormis au beau milieu de la lettre que je lui écrivais, si bien que j'ai commis une quarantaine de pâtés et de ratures. J'espère, à l'avenir, ne plus jamais être ainsi coupable, si tant est que je ne l'ai pas déjà notablement offensé. Chez moi tard puis, au lit.


                                                                                                                     30 avril
                                                                                                   Jour du Seigneur
            Levé, seul à mon bureau toute la matinée à faire mes comptes du mois au sujet desquels, en dépit de leur complication extrême, des vastes sommes déboursées, reçues, et des versements occasionnels, je n'étais guère loin de la vérité. A savoir, entre la première estimation de ce que devraient être mes bénéfices et ma fortune, telle qu'elle résulte de mon actif et de mon passif, il n'y a pas plus de 10 shillings d'écart. C'est une fortune considérable, et je n'en ai que plus d'estime envers moi-même.
            A ma grande joie, il apparaît que j'ai gagné ce mois-ci plus de 100 livres net, et qu'au total ma fortune s'élève à plus de 1 400 £. C'est la plus forte somme dont j'aie jamais disposée.
            Rentrai dîner. Rencontrai le pauvre Mr Spong qui faisait les cent pas devant ma porte. Il avait frappé mais, s'étant entendu répondre que j'étais à mon bureau, préféra aller et venir discrètement devant chez moi, de crainte de me déranger. Voilà un des plus beaux exemples de discrétion que j'aie jamais connus, et de la part d'un homme qui n'a nulle raison de l'être avec moi.
            Il dîna avec moi, puis allâmes à mon cabinet où l'on parla de bien et d'abondance. En un mot, il me parut être l'homme en ce monde qui a le mieux réussi en tout, par le simple fait de son intelligence, tout en n'étant point érudit. Après son départ je pris un bateau et descendis à Woolwich et Deptford. Rentrai tard, puis soupai et, au lit
            Ainsi s'achève ce mois. Me voilà fort réjoui quant à ma fortune et mes gains, mais fort inquiet, après toute la peine que je me suis donnée, des difficultés auxquelles je crains devoir me frotter dans l'affaire de Tanger. Notre flotte, environ 106 vaisseaux, est proche des côtes de Hollande, en vue de l'ennemi posté à l'abri de l'île de Texel. On redoute beaucoup le mal ici dans la Cité, et le bruit court que deux ou trois maisons ont déjà été fermées. Dieu nous préserve tous !


                                                               à suivre........................

                                                                                                                        1er Mai

            Levé. Chez...........
                                                                                                                   

                                                                                                                        

                                                                                                                 

                                                                                                                        

dimanche 21 mars 2021

Le Journal du séducteur 7 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )

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                                   Le 7 juin.

            Nous voilà donc amis, Edouard et moi, une vraie amitié, les meilleures relations existent entre nous, comme on en a pas connu depuis la plus belle époque de la Grèce. Nous sommes vite devenus intimes après que je l'ai amené à me confier son secret, mais seulement après l'avoir engagé dans de nombreux commentaires touchant Cordélia.
            Il va sans dire qu'en raison de tous ces secrets réunis, celui-là pouvait bien s'y rajouter. Pauvre garçon, depuis longtemps déjà il soupire. Il se fait beau chaque fois qu'elle vient, il l'accompagne ensuite lorsqu'elle rentre le soir, son cœur bat à l'idée que son bras repose sur le sien. En route ils observent les étoiles, il tire la sonnette de la maison, elle disparaît, il désespère, mais garde l'espoir pour la prochaine fois. Il n'a pas encore eu le courage de poser le pied sur le seuil de sa porte, lui qui a eu des chances aussi superbes. 
            Bien que je ne puisse m'empêcher, au fond de moi-même, de railler Edouard, je trouve tout de même qu'il y a quelque chose de beau dans sa candeur. Bien que je m'imagine connaître assez bien ce qui constitue l'érotisme, je n'ai jamais observé un état pareil chez moi, cette angoisse et ce tremblement de l'amour, c'est-à-dire que je ne l'ai pas constaté à un degré tel qu'il m'ait fait perdre la contenance, car autrement je le connais bien mais, sur moi, il a pour effet de me rendre plutôt plus fort. Quelqu'un dirait peut-être qu'alors je n'ai jamais dû être véritablement amoureux, c'est possible.
            J'ai blâmé Edouard, je l'ai encouragé à se fier à notre amitié. Demain il aura à faire une démarche décisive, il doit personnellement aller chez elle pour l'inviter. J'ai eu l'idée atroce de l'amener à me prier de l'accompagner. Il la tient pour une preuve exceptionnelle d'amitié. L'occasion se présente exactement comme je l'avais désirée, c'est-à-dire que j'y pénètrerai en coup de vent. Si elle avait le moindre doute sur la signification de ma conduite, celle-ci saura bien tout embrouiller à nouveau.

            Je n'ai jamais eu l'habitude de me préparer à une conversation, mais maintenant j'y suis forcé afin de pouvoir m'entretenir avec la tante. Car j'ai assumé la charge respectable, causer avec elle et de couvrir ainsi les avances amoureuses d'Edouard. La tante a, autrefois, résidé longtemps à la campagne et, grâce à mes propres études poussées d'ouvrages d'économie rurale, ainsi qu'aux renseignements basés sur ses propres expériences que la tante m'a donnés, je fais des progrès dans mes connaissances et dans mes aptitudes.

            Mon succès auprès de la tante est complet. Elle me considère comme un homme posé et sage avec lequel on peut avoir plaisir à causer et qui diffère de nos élégants ridicules. Il me semble pas que je suis particulièrement dans les bonnes grâces de Cordélia. Il est vrai qu'elle a une féminité trop pure et trop innocente pour exiger que tout homme lui fasse la cour, mais elle a trop l'intuition de ce qui est rebelle dans mon existence. 

            Quand je me trouve ainsi installé dans le salon si accueillant lorsque, comme un ange elle répand son charme un peu partout sur ceux qui entrent en contact avec elle, sur les bons et sur les méchants, je me sens parfois impatient. Je suis tenté de m'élancer de ma cachette car, bien qu'aux yeux de tout le monde je sois assis dans le salon, je suis pourtant aux aguets, je me sens tenté de saisir sa main, d'embrasser la jeune fille, de la cacher en moi par crainte de me la voir ravie. Aussi quand Edouard et moi nous nous quittons le soir et qu'elle me tend la main pour me dire au revoir, quand je la tiens dans la mienne, il m'est parfois difficile de laisser cet oiseau s'échapper de ma main. Patience ! .... Elle doit être resserrée tout autrement dans mes mailles et, ensuite, je laisserai toute la puissance de l'amour s'élancer. Cet instant-là n'a pas été gâté pour nous par des friandises, par des anticipations intempestives, et tu peux m'en remercier, ma Cordélia. Je travaille à développer le contraste, je tends l'arc de l'amour afin de produire une blessure plus profonde. Comme un archet je tends et détends tour à tour la corde, j'entends sa mélodie, c'est ma musique de guerre, mais je ne vise pas encore, je ne pose pas encore la flèche sur la corde.
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            Quand un petit nombre de personnes s'assemblent souvent dans la même pièce, une tradition se crée aisément selon laquelle chacun aura sa propre place, son poste, le tout devient un tableau qu'à tout instant on peut dérouler devant soi, une carte du terrain. A présent nous formons nous aussi un ensemble, un tableau dans la maison des Wahl. Le soir, on sert le thé. La tante, jusque-là assise dans le sofa, prend alors, généralement, place devant la petite table à ouvrage d'où Cordélia se retire pour s'approcher de la table à thé devant le sofa, Edouard la suit et moi je suis la tante. Edouard fait le cachottier, il veut chuchoter et, en généra, il le fait si bien, qu'il devient complètement muet. Je ne fais pas mystère de mes effusions vis-à-vis de la tante, je parle des cours du marché, du nombre de pots de lait qu'il faut pour faire une livre de beurre, je me sers du médium de la crème et de la dialectique de la baratte. Voilà des choses qu'une jeune fille peut, non seulement écouter sans en souffrir, mais qui, en outre, ce qui est beaucoup plus rare, constituent une conversation solide, substantielle et édifiante, également anoblissante pour l'esprit et pour le cœur. Je tourne généralement le dos à la table à thé et aux rêveries d'Edouard et de Cordélia, je rêve avec la tante.
            La nature n'est-elle pas grande et sage quand il s'agit de ses productions ? Quel don précieux ne constitue pas le beurre, quel résultat magnifique de nature et d'art ! 
            Je suis presque sûr que la tante ne serait pas capable d'entendre ce qui se dit entre Edouard et Cordélia, pourvu toutefois que quelque chose soit réellement dit, c'est ce que j'ai promis à Edouard et je tiens toujours parole. Par contre, j'entends très bien chaque mot échangé entre eux, même chaque petit mouvement. Cela m'importe car, dans son désespoir, on ne peut savoir ce qu'un homme peut songer à risquer. Les hommes les plus prudents et les plus craintifs risquent plutôt les choses les plus folles. Bien que je ne m'occupe en rien de ce qui se passe entre eux, il est clair que Cordélia sent très bien que je suis toujours invisiblement présent.
            Nous formons tout de même un tableau singulier, tous les quatre. Si je devais penser à des tableaux connus je trouverais bien une analogie, d'autant plus qu'en mon for intérieur je pense à Méphistophélès, mais la difficulté est qu'Edouard n'est pas un Faust. Et, si je me métamorphose moi-même en Faust, la difficulté serait qu'Edouard n'est sûrement pas un Méphistophélès, et je ne suis pas, moi non plus, un Méphistophélès, surtout pas aux yeux d'Edouard. Il me prend pour le bon génie de son amour, et il fait bien. Il peut tout au moins être sûr que personne ne pourrait veiller sur son amour avec plus de soin que moi. Je lui ai promis de converser avec la tante et je m'acquitte très sérieusement de cette tâche respectable. La tante disparaît presque devant nos yeux en pure et simple économie rurale. Nous visitons la cuisine, la cave, les combles. Nous nous occupons des poules, des canards et des oies, etc. Et tout cela choque Cordélia.
            Elle ne peut naturellement pas se rendre compte de mes véritables intentions. Je reste une énigme pour elle, mais une énigme qu'elle n'a pas envie de deviner et qui l'irrite, oui, l'indigne. Elle sent très bien que la tante se rend presque ridicule, et la tante est pourtant une dame si digne de vénération que certainement elle ne le mérite pas.
            D'autre part, je joue si bien mon rôle qu'elle sent bien qu'il serait inutile de tâcher de m'ébranler. Je le pousse parfois jusqu'à faire sourire Cordélia en cachette de la tante. Je reste invariablement extrêmement sérieux, mais elle ne peut pas s'empêcher de sourire. 
            C'est la première leçon fausse, il faut qu'on lui apprenne à sourire ironiquement ! Mais ce sourire s'adressera autant à moi qu'à la tante, car elle ne sait pas du tout que penser de moi. Il est pourtant possible que je sois un de ces jeunes hommes trop tôt vieillis. C'est toujours possible, d'autres choses sont possibles également. Après avoir souri de la tante, elle s'indigne d'elle-même, alors je me retourne et, tout en continuant à causer avec la tante, je la regarde très gravement, alors elle sourit de moi, de la situation.
            Nos rapports ne sont pas ceux des embrassements tendres et fidèles de la compréhension, ni ceux des attraits, mais ceux des répulsions de mésintelligence. En effet, mes rapports avec elle ne ressemblent à rien du tout. Ils sont de nature spirituelle, ce qui, naturellement, n'est rien du tout pour une jeune fille. 
            Ma méthode actuelle présente pourtant des avantages exceptionnels. Quand on pose au galant on éveille un soupçon et on suscite une résistance contre soi-même. De tout cela je suis quitte. On ne me surveille pas, au contraire, on serait plutôt enclin à me regarder comme un homme de confiance qualifié pour surveiller une jeune fille. La méthode n'a qu'un défaut, elle prend du temps et ne peut donc être employée avec avantage qu'à l'égard d'individus chez qui l'intéressant est l'enjeu.


            Quelle force rajeunissante chez une jeune fille, ni la fraîcheur de l'air du matin ou celle de la mer, ni le sifflement du vent, ni le bouquet du vin ou sa saveur, rien au monde ne possède une pareille force rajeunissante.

            J'espère que je l'aurai bientôt amenée à me haïr. J'ai entièrement pris l'aspect d'un vieux garçon. Je ne parle que de m'installer confortablement dans un bon fauteuil, de me coucher commodément, d'avoir un valet honnête et un ami au pied ferme en qui on ait confiance lorsqu'on se promène à son bras. Si, à présent, je réussis à amener la tante à lâcher les réflexions sur l'économie rurale, c'est de ces choses-là que je l'entretiendrai afin de trouver une occasion plus directe pour ironiser. On peut rire d'un vieux garçon, et même prendre pitié de lui, mais un jeune homme qui, cependant, a un peu d'esprit, révolte une jeune fille par une conduite pareille, toute la signification de son sexe, toute sa beauté et sa poésie sont anéanties.
            Les jours se passent ainsi. Je la vois mais ne lui parle pas. Je parle avec la tante en sa présence. Mais, parfois pendant la nuit, il m'arrive de laisser libre cours à mon amour. Alors je me promène devant ses fenêtres, enveloppé dans mon manteau et avec ma coiffe sur les yeux. Sa chambre à coucher donne sur la cour, mais la maison étant située au coin on la voit de la rue. Parfois elle reste pour un instant à la fenêtre ou elle l'ouvre, regarde vers les étoiles et nul ne la voit sauf celui qui est sans doute le dernier par lequel elle se croirait observée. A ces heures indues je rôde alors comme un esprit, comme un esprit j'habite l'endroit où se trouve sa demeure. Alors j'oublie tout, je n'ai pas de projets, je ne fais aucun calcul, je jette la raison par-dessus bord, je dilate et je fortifie mon cœur par de profonds soupirs, exercice qui m'est nécessaire pour ne pas être gêné par ce qu'il y a de systématique dans ma conduite. D'autres sont vertueux de jour et pêchent la nuit, moi je suis pure dissimulation pendant le jour, et la nuit je ne suis que désirs. Ah, si elle pouvait pénétrer mon âme, si !

            Si cette jeune fille désire voir clair en elle, elle doit avouer que je suis son homme. Elle est trop passionnée, elle s'émeut trop profondément pour devenir heureuse dans le mariage, ce serait trop peu de la laisser se perdre dans les bras d'un pur et simple séducteur. Si elle se perd grâce à moi elle sauvera de ce naufrage ce qui est intéressant. Par rapport à moi elle doit, selon un jeu de mot des philosophes : zu Grunde gehen.

            Au fond, elle en a assez d'écouter Edouard. Comme il en va toujours quand d'étroites limites ont été données à ce qui est intéressant, on en découvre plus. Elle écoute parfois ma conversation avec la tante. Quand je le sens, un indice qui point à l'horizon arrive d'un tout autre monde, à l'étonnement de la tante aussi bien que de Cordélia. La tante voit l'éclair mais n'entend rien, Cordélia entend la voix mais ne voit rien. Mais au même instant tout rentre dans l'ordre paisible, la conversation avec la tante va son train monotone comme les chevaux de poste dans le silence de la nuit, le ronron mélancolique de la fontaine à thé l'accompagne. Dans ces moments-là l'atmosphère du salon devient parfois lugubre, surtout pour Cordélia. Elle n'a personne à qui parler ni écouter. Si elle se retourne vers Edouard elle court le risque que, dans son embarras, il fasse une bêtise, se retourne-t-elle de l'autre côté, vers la tante et moi, la sûreté qui y règne, les coups de marteau monotones de la conversation bien cadencée, en face du manque d'assurance d'Edouard, créent le contraste désagréable. 
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          Je comprends bien qu'il doit sembler à Cordélia que c'était comme si la tante avait été ensorcelée, car elle se meut entièrement dans le mouvement de ma mesure. Elle ne peut pas non plus prendre part à cet entretien, car un des moyens dont je me suis permis de me servir pour la révolter, est de la traiter tout à fait en enfant. Non que pour cela je permette de prendre des libertés avec elle, tant s'en faut ! Je sais bien quel trouble peut en résulter et, ce qui compte surtout, c'est que sa féminité puisse se redresser dans toute sa pureté et sa beauté. En raison de mes rapports intimes avec la tante il m'est facile de la traiter comme une enfant qui ne connaît pas les choses de ce monde. Ainsi je ne froisse pas sa féminité, je ne fais que la neutraliser, car sa féminité ne peut pas être froissée par la connaissance des cours du marché. Ce qui peut la révolter c'est que cela représente l'intérêt suprême de la vie. Grâce à mon aide énergique la tante se surpasse elle-même à cet égard. Elle est devenue presque fanatique, ce dont elle peut me remercier. La seule chose que chez moi elle ne peut admettre  c'est que je n'aie aucun métier. J'ai, à présent, pris l'habitude de dire chaque fois qu'on parle d'un emploi vacant : c'est quelque chose pour moi, et ensuite d'en parler très gravement avec elle. Cordélia voit toujours l'ironie, mais c'est tout ce que je désire.
            Pauvre Edouard ! Dommage qu'il ne s'appelle pas Fritz. Chaque fois que dans mes méditations je m'arrête à mes rapports avec lui, je suis toujours amené à penser à Fritz dans " La Fiancée ". Comme son modèle, Edouard est, en outre, caporal dans la garde nationale. Et, s'il faut le dire, Edouard est aussi assez ennuyeux. Il ne s'y prend pas de la bonne façon. Il arrive toujours bien paré et empesé. Par amitié pour lui, mais " entre nous ", moi j'arrive aussi peu soigné que possible. Pauvre Edouard ! La seule chose qui me fait presque de la peine, c'est qu'il m'est infiniment obligé, à tel point qu'il ne sait presque pas comment me remercier. M'en laisser remercier, c'est vraiment trop.


            Eh quoi ? ne pouvez-vous pas vous tenir tranquilles ? Toute la matinée qu'est-ce que vous avez fait d'autre que de secouer mon store, d'ébranler mon miroir réflecteur et le cordon qui est à côté, de jouer avec la sonnette du troisième, de frapper aux vitres, bref d'annoncer votre présence de toutes les façons, comme pour me faire signe de vous rejoindre. Oui, le temps est assez beau, mais je n'ai pas envie de sortir, laissez-moi ici... Vous, zéphyrs folâtres et espiègles ! Vous, les joyeux garçons, vous pouvez bien aller tout seuls, amusez-vous comme toujours avec les jeunes filles. Oui, je sais, personne ne sait embrasser une jeune fille de manière aussi séduisante que vous. Il est inutile qu'elle essaie de vous échapper, elle ne peut pas se dégager de vos tentacules, et elle ne le veut pas non plus, car vous rafraîchissez et vous calmez, vous n'excitez pas... allez votre propre train, laissez-moi dehors... Alors :pas de plaisir sans moi, pensez-vous, vous ne le faites pas à cause de vous-mêmes... Eh bien, je vous suis, mais à deux conditions. 
            D'abord ! Il habite à Kongens Nytorv une jeune fille très délicieuse, qui a en outre l'impudence de ne pas vouloir m'aimer, oui, ce qui est pire, elle en aime un autre, et ils en sont déjà à se promener ensemble au bras l'un de l'autre. Je sais qu'à une heure il doit aller la chercher. Maintenant il faut me promettre que ceux parmi vous qui savent le mieux souffler restent cachés quelque part, tout près jusqu'au moment où il sortira de la porte avec elle. A l'instant même où il voudra s'engager dans Store Kongensgade, ce détachement s'élancera et, de la façon la plus polie, lui enlèvera le chapeau de la tête en le laissant danser devant lui, à distance d'environ une aune et à une vitesse modérée. Pas plus vite, car il est possible qu'il rentre à la maison. Il ne cessera de penser qu'à l'instant après il le saisira. Il ne lâchera même pas le bras de la jeune fille. 
            C'est ainsi que vous les conduirez tout le long de Store Kongensgade, par les remparts, ju

squ'à Nörreport, à Höjbroplads... Combien de temps faudra-t-il ? Une demi-heure environ, je pense. A une heure et demie exactement j'arriverai de Ostergade. Ledit détachement ayant amené les amoureux jusqu'au milieu de la place, une attaque violente contre eux se déclenchera, au cours de laquelle vous emportez le chapeau de la jeune fille, vous mettez ses boucles en désordre, vous enlevez son châle, tandis qu'en même temps le chapeau du jeune homme commence à joyeusement monter de plus en plus en l'air.
            Bref, vous créerez une confusion qui provoquera un éclat de rire de la part, non seulement de moi, mais aussi de l'excellent public. Les chiens se mettent à aboyer, le gardien de la tour à sonner le tocsin, et vous aurez soin que le chapeau de la jeune fille s'envole vers moi qui serai le veinard qui aura à le lui rendre.
            Ensuite, seconde condition ! Le détachement qui me suivra m'obéira au doigt et à l'œil, il n'outrepassera pas les limites de la bienséance, n'offensera aucune jeune fille, et ne prendra pas de libertés qui, pendant toute cette farce, pourraient gâter sa joie, priver ses lèvres de leur sourire ou ses yeux de leur calme et angoisser son cœur. 
            Si l'un quelconque de vous se comporte autrement, vous serez tous maudits.
            Et maintenant en route pour la vie et pour la joie, pour la jeunesse et la beauté. Montrez-moi ce que j'ai vu si souvent et ce que je ne me lasserai jamais de regarder : montrez-moi une belle jeune fille, faites-la s'épanouir dans toute sa beauté, de sorte qu'elle devienne elle-même encore plus belle. Observez-la au point qu'elle trouve plaisir à cet examen ! 
            Je choisis de passer par Bredgaden, mais comme vous le savez, je ne suis libre que jusqu'à une heure et demie.


                                                                 à suivre............





samedi 20 mars 2021

Je veux rendrrre tout César Vallejo ( Poème Pérou )

   Elle 







                                    Je veux rendrrre

            Je veux rendrrre tout d'un coup le coup.
            Ses deux larges feuilles, sa valve
            qui s'ouvre en succulente réception
            de multiplicande à multiplicateur,
            son excellente disposition pour le plaisir,
            tout portait vérité.

            Je veux rendrre tout d'un coup le coup.
            Sous ses caresses, j'assaille des fourrés bolivariens
            à trente deux câbles et leurs multiples,
            se raidissent pelage à pelage
            souveraines babines, les deux tomes de l'Œuvre,
            alors je ne vis plus l'absence
                                                      pas même au toucher.

            Je ne peux rrendre tout d'un coup le coup.
            Nous ne sellerons jamais le Bavement taurin
            d'égoïsme et de ce frottement mortel
            de drap,
            car cette femme-là
                                           comme sa généralité pèse !

            Et femme est l'âme de l'absente/
            Et femme est mon âme.                                                                                                                                                                                             pinterest.fr
                                                                                                                            

                                        César Vallejo

mercredi 17 mars 2021

Le jour où Kennedy n'est pas mort R J. Ellory ( Policier Etats-Unis )

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                                                     Le jour où Kennedy n'est pas mort

            Fiction, mais uchronie. Ce jour de novembre 1963 devait être marqué par l'assassinat du Président Kennedy, mais l'auteur, Ellory, a décidé de l'annuler ou de le repousser, le lecteur le découvrira à la lecture de ce roman policier très fourni en digressions politiques récentes et anciennes ce qui rend la lecture d'autant plus intéressante, un peu long dans les émotions de Mitch, héros triste qui mène l'enquête. Dans une petite ville proche de Washington deux jeunes universitaires mènent une vie d'étudiants heureux, se fiancent et espèrent devenir des journalistes émérites, lui voudrait égaler Capa et pour cela décide de partir en Corée où la guerre fait rage, contre le gré de Jean. Fiançailles rompues, le jeune photoreporter s'envole vers les jungles coréennes. Mitch ne résistera pas à la mort de son compagnon-chauffeur et rentre aux Etats-Unis. Jean refusera toujours de le revoir et ne répondra jamais à ses lettres. 14 ans plus tard, un appel téléphonique de la mère de son ex-fiancée lui apprend la mord de Jean devenue brillante reporter à Washington. Suicidée lui dit-on. Ni la maman, ni Mitch n'acceptent cette version du décès. Mitch, plus vaseux que brillant journaliste accepte de chercher les causes de cette mort éventuellement par suicide. Et journaliste-photographe, Mitch enquête. Dérangeant, inquiétant quelques gradés de la police, notamment à Dallas, ville où Jean a été vue le jour de la visite présidentielle. Et là interviennent dans la fiction certains vrai personnages, Jack Ruby, propriétaire d'une boîte louche, Lee Oswald et les Kennedy, Jack et Bobby, entre autres. Les chapitres avec enquêtes et romance détruite de Mitch à peine à ce jour âgé de 34 ans sont séparés par des épisodes très politiques, où Nixon, Hoover détesté par certains, Salinger encore jeune à l'époque, et Jackie parfaitement au courant des rendez-vous extérieurs de son époux avec des jeunes femmes qui, par ailleurs disparaissent étrangement. Et l'élection de Jack Kennedy est longuement abordée. Poussé par son père à la tête d'une fortune discutable, au mieux avec la mafia, les syndicats, et catholique. présenté aux élections malgré une santé très médiocre. L'auteur cite les très nombreux médicaments, jusqu'à 12 simultanément " Il souffrait de diverses affections, il était rongé par la colite...... la prostatite était un autre souci....... Il était surtout atteint de la maladie d'Addison........ souffrait d'ostéoporose........ Il prenait codéine, procaïne......... " et tant d'autres médicaments. Les épreuves de la Baie des Cochons, la visite de Kroutchev, les voyages, épreuves. La famille Kennedy, celle de Bobby, s'agrandissait, Ruth attendait son 8è enfant. Surtout chacun s'inquiète de cacher les très nombreuses liaisons, de toutes catégories, du Président, car déjà en Juillet 1964 la prochaine élection se prépare. Mitch écoute l'air compatissant " La politique c'est de la vente.......on ne nous parle pas des ratages...... si....... ç'aurait pu être une élection très différente et Joe Kennedy n'aurait pas pu l'acheter........ " A ce moment dans le monde, se construit le Mur de Berlin. Et toujours Mitch enquête, suit un parcours curieux, celui de Jean, qui le rend suspect. Mais la personnalité de Kennedy lui est décrite " Il est imprévisible....... il y a certaines personnes qui craignent que les démocrates se laissent éjecter de la Maison Blanche....... " A lire, comparant les politiciens d'alors à la lumière des élections de 2020, hors les divers crimes du roman. Un roman policier signé Ellory

lundi 15 mars 2021

Il va courant, marchant, fuyant César Vallejo ( Poème Pérou )

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                            Il va courant, marchant, fuyant

            Il va courant, marchant, fuyant
            ses pieds...
            Il a deux nuages dans son nuage,
            assis apocryphe, incrustés dans la main
            ses tristes pours, ses alors funèbres.

            Il s'éloigne de tout, avançant
           parmi des protestations incolores : il fuit
           en montant, il fuit
           en descendant, il fuit
           à pas de soutane, il fuit
           en dressant le mal dans ses bras, il fuit
           directement pour sangloter tout seul

            Où qu'il aille,
            loin de ses talons tonitruants, caustiques,
            loin de l'air, loin de son voyage,
            pour fuir, fuir, fuir, et fuir
            ses pieds, homme sur deux pieds, arrêté
            à force de fuir, il y aura soif de courir.                                                     pinterest.fr


            Et pas même l'arbre, s'il endosse du fer d'or !
            Et pas même le fer, s'il couvre sa frondaison !
            Rien, sauf ses pieds,
            rien sauf son bref frémissement,
            ses pours vivants, ses alors vivants...


                                                              18 septembre 1937

                                      César Vallejo


vendredi 12 mars 2021

Le Journal du séducteur 6 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark ) 

 






                                 Le 30 mai.

            Nos chemins s'entrecroisent un peu partout. Aujourd'hui je l'ai rencontrée trois fois. J'ai connaissance de ses moindres sorties, des endroits et des moments où je la rencontrerai, mais cela ne me sert pas à me ménager des tête à tête avec elle, au contraire, mon gaspillage à cet égard est énorme. Je peux prodiguer comme de pures bagatelles des rencontres qui, souvent, m'ont coûté des heures d'attente. Je ne la rencontre pas, je ne fais que toucher la périphérie de son existence. Si je sais qu'elle doit aller chez Madame Jansen je ne tiens pas beaucoup à la rencontrer, à moins que j'aie grand intérêt à faire une observation quelconque je préfère me rendre un peu avant chez Madame Jansen et si possible la rencontrer à la porte lorsqu'elle arrive et que moi je m'en vais, ou dans l'escalier, ou alors, en hâte je la dépasse négligemment.
            Ce sont là les premières mailles à resserrer autour d'elle. Je ne l'arrête pas dans la rue, ou alors je la salue sans jamais m'approcher, mais je la vise toujours de loin.
            Nos rencontres continuelles l'étonnent bien, elle sent sans doute qu'à son horizon est apparu un nouvel astre qui, dans sa marche étrangement régulière, exerce sur la sienne une influence troublante, mais elle n'a pas la moindre idée de la loi qui règle ce mouvement. Elle est plutôt tentée de regarder à droite et à gauche, pour découvrir, si possible, le point qui est le but. Elle ignore autant que son antipode qu'elle est elle-même ce point. Il lui arrive la même chose qu'à mon entourage en général. Ils pensent que je m'occupe d'un grand nombre d'affaires, car je suis en mouvement perpétuel et dis comme Figaro:
" Une, deux, trois, quatre intrigues à la fois, voilà mon plaisir. " 
            D'abord, il faut que je la connaisse dans toute sa vie spirituelle avant de commencer mon attaque. La plupart des gens jouissent d'une jeune fille comme ils jouissent d'un verre de champagne, c'est-à-dire en un instant mousseux. Ah ! oui, c'est assez beau, et chez plus d'une jeune fille c'est, sans doute, tout ce qu'on peut atteindre, mais ici il y a plus. Si l'individualité est trop faible pour supporter la clarté et la transparence, eh bien ! on jouit de ce qui est obscur. Cordélia, elle, est apparemment capable de les supporter.
            Plus on apporte d'abandon dans l'amour, plus l'intérêt augmente. Cette jouissance de l'instant est un viol, en un sens spirituel, sinon en apparence et, dans un viol la jouissance n'est qu'imaginaire, elle est comme un baiser dérobé, quelque chose qui ne vaut rien. 
            Non, si on peut obtenir d'une jeune fille qu'elle n'ait qu'une seule mission pour sa liberté, celle de s'abandonner, qu'elle reconnaisse dans cet abandon son suprême bonheur et qu'elle l'obtienne presque à force d'insistance, tout en restant libre, c'est alors seulement qu'on peut parler de jouissance, et pour y arriver l'influence spirituelle est toujours nécessaire.
            Cordélia ! Quel nom magnifique ! 
            Je reste à la maison et je reste à jaser comme un perroquet, je dis : 
            " Cordélia, Cordélia, ma Cordélia. Toi, ma Cordélia ! "  
            Je ne peux pas m'empêcher de sourire à l'idée de la routine avec laquelle un jour, à un instant décisif, je prononcerai ces mots. Il faut toujours faire des études préalables, tout doit être au point. 
            Quoi d'étonnant que les poètes peignent toujours ce premier moment du tutoiement, ce beau moment où les amoureux dépouillent le vieil homme, non par aspersion, bien qu'il y en ait beaucoup qui n'arrivent jamais plus loin, mais par descente dans les eaux de l'amour, sortent de ce baptême, et alors seulement s'entendent bien comme d'anciennes connaissances, bien qu'ils ne se connaissent que depuis un instant. 
            Une jeune fille ne connaît pas de moment plus beau et, pour bien en jouir, il faut qu'on se place un peu au-delà, toujours, de façon à être non seulement catéchumène, mais aussi prêtre. 
            A l'aide d'un peu d'ironie, le second instant devient des plus intéressants qui soient et équivaut à un déshabillage spirituel. Il faut avoir assez de poésie pour ne pas troubler l'acte. Mais le farceur doit toujours être aux aguets. 


                                                                 Le 2 juin.
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            Elle est fière, je l'ai vu depuis longtemps. Lorsqu'elle se trouve avec les trois amies Jansen, elle parle très peu. Il est évident que leur bavardage l'ennuie. Un sourire autour de ses lèvres semble porter à le croire. Je compte sur ce sourire. A d'autres moments elle peut presque s'emballer comme un garçon, au grand étonnement des Jansen. Mais en réfléchissant à sa vie d'enfance, je me l'explique assez bien. Elle n'avait qu'un seul frère, son aîné d'un an. Elle ne connaît que père et frère, elle a été témoin d'épisodes tristes, toutes choses qui vous donnent le dégoût des caquetages ordinaires. Son père et sa mère n'ont pas été heureux ensemble. Ce qui attire ordinairement une jeune fille, de manière plus ou moins précise ou obscure, ne l'attire pas. Il se pourrait même qu'elle ne sache quel est le vrai rôle d'une jeune fille. Peut-être pourrait-elle, à certains instants, désirer être non pas une jeune fille, mais un homme.

            Elle a de l'imagination, de l'âme, de la passion, bref tout ce qui est de nature substantielle, mais pas subjectivement réfléchi. Aujourd'hui, un cas précis me confirmait dans cette opinion. Je sais, par la maison Jansen, qu'elle ne fait pas de musique, c'est contre les principes de sa tante. Je l'ai toujours regretté car, par la musique on a toujours un moyen de communication commode avec une jeune fille, à condition, bien entendu, qu'on n'ait pas l'imprudence de poser au connaisseur.
            Aujourd'hui je suis allé chez Madame Jansen, j'avais entrouvert la porte sans frapper, impudence qui m'est souvent utile et à laquelle, souvent, lorsque c'est nécessaire, je remédie par le ridicule, c'est-à-dire en frappant sur la porte déjà ouverte. Elle était là toute seule au piano, elle avait l'air de jouer à la dérobée, c'était un petit air suédois. Sa dextérité n'était pas très grande, elle s'impatientait, mais ensuite des sons plus doux se faisaient entendre. Je fermai la porte et je restai dehors, écoutant les nuances de ses états d'âme. Il y avait parfois dans son jeu une passion qui le rappelait, Mettelil qui pinçait la harpe d'or de manière à faire jaillir le lait de ses seins. Il y avait quelque chose de mélancolique, mais aussi de dithyrambique dans sa diction.
            J'aurais pu surgir alors, j'aurais pu saisir cet instant, c'eût été une bêtise. Le souvenir n'est pas exclusivement un moyen de conservation, mais aussi un moyen d'augmentation, ce qui est pénétré du souvenir a un double effet. On trouve souvent dans les livres, surtout dans des livres de cantiques, une petite fleur. Jadis un bel instant a dû être l'occasion de son dépôt, mais le souvenir est tout de même encore plus beau. Elle cache évidemment qu'elle joue au piano ou, peut-être ne joue-t-elle que ce petit air suédois ? Présente-t-il un intérêt particulier pour elle ? De tout cela je ne sais rien, mais c'est
pourquoi cet incident m'est de tant d'importance. Quand j'aurai l'occasion, un de ces jours, de parler plus intimement avec elle, je l'amènerai tout innocemment sur ce chapitre et je la ferai tomber dans cette trappe.


                                         Le 3 juin.

            Je ne peux pas encore décider comment il faut la comprendre, je me tiens donc tout tranquille, tout effacé, oui, comme une sentinelle en ligne qui se jette par terre pour écouter le moindre écho d'un ennemi qui avance. Car je n'existe pas pour elle, et ce n'est pas un rapport négatif, mais un rapport inexistant. Jusqu'ici je n'ai osé aucune expérience. La voir et l'aimer, c'est ainsi qu'on s'exprime dans les romans. Oui, c'est assez vrai, à condition que l'amour n'ait pas de dialectique. Mais après tout, qu'est-ce que tous ces gens nous apprennent de l'amour ? Rien que des mensonges qui aident à abréger la tâche.

            D'après les renseignements qu'à présent je possède, quand je pense à l'impression que m'a faite la première rencontre, la conception que je me faisais d'elle a bien été modifiée, à son avantage aussi bien qu'au mien. Il est vrai qu'il n'arrive pas forcément tous les jours qu'une jeune fille aille ainsi toute seule, ni qu'elle s'enfonce ainsi en elle-même. Selon l'épreuve de ma sévère critique, elle était : charmante. Mais le charme est un élément fugace qui passe comme le jour d'hier lorsqu'il a pris fin. Je ne me l'étais pas figurée dans l'entourage où elle vit, ni surtout si immédiatement familiarisée avec les orages de la vie.

             Je voudrais bien connaître ses véritables sentiments. Je pense qu'elle ne s'est jamais sentie amoureuse, car son esprit est trop en l'air pour cela, surtout elle n'appartient pas à la classe de ces vierges théoriquement expérimentées pour lesquelles, longtemps avant l'heure, il est si geläufig (  facile )
 de s'imaginer entre les bras d'un mari aimé. Les figures de la vie réelle qui sont venues à sa rencontre n'ont guère été capables d'embrouiller son esprit sur le rapport du rêve et de la réalité. Son âme est encore nourrie de l'ambroisie divine des idéals. Mais l'idéal qui flotte devant ses yeux n'est sûrement une bergère ou une héroïne de roman, ni une amoureuse, mais une Jeanne d'Arc, ou quelque chose d'approchant.

            Il reste toujours à savoir si sa féminité est assez forte pour la laisser se réfléchir, ou si elle désire seulement qu'on en jouisse comme on jouit de la beauté et du charme. Il reste à savoir si j'ose tendre davantage encore la corde. 
            C'est déjà beaucoup de trouver une féminité immédiate, mais si on ose risquer le changement, on trouvera ce qui est intéressant. Dans ce cas, le mieux sera de lui mettre tout bêtement un prétendant sur les bras. C'est une superstition de la part des gens que de croire que cela serait nuisible à une jeune fille. Oui, si elle est une plante très fine et délicate qui n'a qu'un seul éclat dans sa vie : le charme, il est toujours mieux pour elle de n'avoir jamais entendu parler d'amour, mais sinon c'est un gain, et je n'hésiterai jamais à amener un prétendant, s'il n'y en a pas déjà un. Mais ce prétendant ne doit pas non plus être une caricature qui ne servirait à rien. Il doit être un jeune homme réellement respectable, même aimable si possible, toutefois pas assez pour la passion de la jeune fille. Elle traitera un tel homme de haut en bas, elle perdra le goût de l'amour, elle perdra presque confiance dans sa propre réalité lorsqu'elle se rendra compte de sa destination et qu'elle verra ce que la réalité lui offre, elle dira : " si aimer n'est que cela, ce n'est pas grand-chose. " Elle devient fière dans son amour, cette fierté la rend intéressante, elle pénètre sa nature avec un incarnat supérieur, mais elle est en outre plus proche de sa perte, et cela la rend continuellement de plus en plus intéressante. Toutefois le plus sage sera de se rendre compte d'abord du cercle de ses amis pour voir s'il existerait parmi eux un tel prétendant. Aucune occasion ne se présente chez elle, car presque personne n'y vient. Mais elle fréquente parfois d'autres familles où il serait peut-être possible d'en trouver un. 
            Il est toujours précaire d'amener un prétendant avant d'être renseigné à cet égard. Deux prétendants également insignifiants pourraient nuire par leur relativité. Enfin, je verrai bien si un tel amoureux ne se cache quelque part, un amoureux qui n'a pas le courage d'attaquer la maison, un voleur de poules qui ne voit aucune chance dans une maison aussi claustrale.
              Le principe stratégique, la loi qui doit régler tous les mouvements dans cette campagne, sera donc de n'entrer en contact avec elle que lorsqu'une situation offrira de l'intérêt.                     
                               " L'intéressant " constitue donc le terrain où la lutte doit être menée, le potentiel de l'intéressant doit être épuisé. A moins de mettre beaucoup trompé, toute sa nature y est aussi disposée. De sorte que ce que je demande est justement ce qu'elle donne, oui, ce qu'elle demande elle-même. L'essentiel est de guetter ce que chacune peut donner et, par conséquent, ce qu'elle demande.                                                                                                                                                   es.wikipedia.org  
                C'est pourquoi toutes mes aventures d'amour ont toujours une réalité pour moi-même, elles constituent un élément de la vie, une période de formation sur laquelle je suis bien fixé, et souvent une adresse particulière s'y attache. J'ai appris à danser à cause de la première jeune fille que j'aimais, j'ai appris à parler le français à cause d'une petite danseuse. En ce temps-là la place publique fut mon domaine, comme elle l'est pour tous les nigauds, et fus souvent dupe. 
            Aujourd'hui, je cherche d'abord à marchander. Mais peut-être a-t-elle épuisé un côté de l'intéressant, sa vie renfermée semble l'indiquer. Il s'agit donc de trouver un autre côté qui, au premier coup d'œil, ne lui paraisse pas l'être, mais qui, justement à cause de cet obstacle lui devienne intéressant. 
            A cette fin je ne choisis pas le poétique, mais le prosaïque. Débutons donc par là. D'abord sa féminité sera neutralisée par du bon sens et de la raillerie prosaïques, non pas directement mais indirectement, ainsi que par ce qui est absolument neutre, l'esprit. Elle perdra presque sa féminité pour elle-même, mais dans cet état il lui sera impossible de s'isoler, elle se jettera dans mes bras, non pas
comme si j'étais un amant, non, de manière tout à fait neutre, Alors s'éveillera la féminité qu'on déniche pour l'amener à son élasticité suprême, on la fait se heurter contre quelque obstacle réel, elle passe outre, sa féminité atteindra un presque surnaturel, et elle m' appartiendra avec une passion souveraine.   


                                     Le 5 juin.

            Je n'avais pas besoin d'aller  loin. Elle fréquente la famille de Monsieur Baxter, le négociant en gros. Je l'ai rencontrée là, mais aussi un homme qui vient à point dans mes projets. Edouard, le fils de la maison, est éperdument amoureux d'elle, c'est ce qu'on voit d'un œil en regardant les siens. Il travaille dans la maison de commerce de son père. C'est un jeune homme beau, assez agréable, un peu timide, ce qui à ses yeux, je crois, ne lui nuit pas.

            Pauvre Edouard ! Il ne sait pas du tout comment s'y prendre avec son amour. Quand, le soir, il sait qu'elle est là, il fait de la toilette exclusivement à cause d'elle, il met son nouvel habit noir exclusivement à cause d'elle, des manchettes exclusivement à cause d'elle, et il fait ainsi une figure presque ridicule dans le salon parmi les autres personnes en costume de tous les jours. Son embarras approche du miracle et, s'il était un masque, Edouard ne serait pas un concurrent dangereux. Il est très difficile de se servir de l'embarras, mais on y gagne aussi beaucoup. Je m'en suis souvent servi aussi pour dérouter une petite demoiselle. Généralement les jeunes filles parlent avec beaucoup de dédain des hommes embarrassés, mais secrètement elles les aiment bien. Un peu d'embarras flatte la vanité d'une telle jeune fille, elle sent sa supériorité, c'est comme une prime qu'on lui accorde. 
            Les ayant endormies, on choisit une occasion où elles auraient justement raison de penser qu'on meurt d'embarras pour leur montrer que, tout au contraire, on est très capable de marcher tout seul. L'embarras prive les hommes de leur caractère masculin, et c'est pourquoi il sert relativement bien à équilibrer les sexes, et les femmes se sentent par conséquent humiliées si elles s'aperçoivent qu'il ne s'agissait que d'un masque. Elles rougissent en elles-mêmes et elles comprennent très bien qu'en une certaine façon elles ont dépassé leurs limites, c'est comme lorsqu'elles continuent trop longtemps à traiter un garçon comme un enfant.



                                                                        à suivre..............
                                                         

lundi 8 mars 2021

Le Journal du séducteur 5 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )








                                                                                                        

                                                                                                                                                                                                       Le 16 Mai.

                Comme c'est beau d'être amoureux, et il est intéressant de savoir qu'on l'est. Voilà la dissérence. Je peux m'irriter en pensant que, pour la deuxième fois, elle a disparu de devant moi. En un sens cela me fait plaisir. L'image que je possède d'elle semble être une image tantôt réelle et tantôt idéale de sa figure. J'évoque à présent cette image devant mes yeux, mais c'est justement parce qu'elle représente la réalité, ou que la réalité en a été la cause, qu'elle possède un certain enchantement. Je ne sens aucune impatience, car elle est sûrement de Copenhague et, pour l'instant, cela me suffit. 
            Cette chance est la condition pour que son image puisse vraiment apparaître. Il faut jouir de tout à longs traits. Et ne devrais-je pas être tranquille, moi qui ose me considérer comme l'enfant gâté des dieux, auquel échu le rare bonheur de tomber encore une fois amoureux. C'est pourtant une chose qu'aucun art, aucune étude ne peuvent faire éclore, c'est un don. 
            Mais si j'ai réussi à faire naître un nouvel amour, je veux cependant voir combien de temps je pourrai le garder. Je le choierai plus que je ne l'ai fait pour mon premier amour. La chance ne nous gâte pas trop souvent, si elle se présente il y a vraiment lieu d'en profiter. Le malheur c'est qu'il n'est pas du tout difficile de séduire une jeune fille, mais d'en trouver une qui vaille la peine d'être séduite. 
            L'amour possède beaucoup de mystères, et dans le premier il y en a aussi, bien que de rang secondaire. La plupart des gens se lancent tête baissée, se fiancent ou font d'autres bêtises et, voilà, en moins de rien tout est fini et ils ne savent ni ce qu'ils ont gagné, ni ce qu'ils ont perdu. 
            Deux fois maintenant elle m'est apparue et elle a disparu. Cela veut dire que bientôt elle apparaîtra plus souvent. Joseph ayant expliqué le songe de Pharaon ajoute : 
            " - S'il t'a été répété deux fois c'est que la chose se hâtera de s'accomplir. "

           Il serait tout de même intéressant de voir un peu d'avance les forces dont l'apparition conditionne le contenu de l'existence. Maintenant sa vie s'écoule paisiblement, elle n'a pas encore le moindre soupçon de mon existence, encore moins de ce qui se passe en moi et encore moins de l'assurance avec laquelle mes pensées pénètrent son avenir, car mon âme réclame toujours davantage la réalité et prend de plus en plus de force. 
            Quand au premier coup d'oeil une jeune fille me fait une impression assez profonde pour provoquer l'image de l'idéal, en général la réalité n'est pas particulièrement désirable. Mais si elle le fait, si éprouvé qu'on soit, le bonheur vous accable presque toujours. A celui qui alors n'a pas une grande sûreté de main et n'ose pas compter sur ses yeux et sur sa victoire, je conseillerai toujours de risquer l'attaque dès ce premier état où, justement parce qu'il se sent accablé, il possède des forces surnaturelles, car cet accablement est un mélange bizarre de sympathie et d'égoïsme. Mais il y perdra une jouissance, car il ne jouira pas de la situation, puisqu'il s'y trouve lui-même englobé, caché en elle. Il est difficile de dire ce qui est le plus beau, facile de dire ce qui est le plus intéressant. Mais il est toujours bon de serrer la ligne d'aussi près que possible.  
            Au fond, c'est la vraie jouissance, quant à celle des autres je l'ignore. La simple possession n'est pas grand-chose, et les moyens dont se sert cet espèce d'amant sont généralement assez médiocres, ils ne dédaignent ni l'argent, ni le pouvoir, ni l'influence d'autrui, ni les somnifères, etc.
            Mais l'amour est-il une jouissance s'il ne comporte pas l'abandon le plus absolu, c'est-à-dire d'un des deux côtés ? Mais pour cela il faut, en général, posséder de l'esprit, ce qui manque d'ordinaire à ces amants-là.   



                              Le 19 mai.
                                                                                                                                             pinterest.fr
            Cordélia ! elle s'appelle donc Cordélia ! Un beau nom, ce qui a son importance, car il peut souvent être très troublant de prononcer un nom laid avec les plus prédicats les plus tendres. Je l'ai reconnue déjà de loin, elle était accompagnée, à sa gauche, de deux autres jeunes filles. Leur allure
semblait indiquer qu'elles allaient bientôt s'arrêter. Je me trouvais au coin de la rue où je lisais une affiche sans cesser d'observer mon inconnue. Elles se dirent aurevoir. Les deux autres avaient sans doute fait un bon bout de chemin dans la direction opposée. Elle se dirigea vers mon coin. Ayant fait quelques pas l'une des jeunes filles courut après elle et cria assez haut pour que je pusse l'entendre : Cordélia ! Cordélia ! Ensuite arriva la troisième. Elles tinrent un conseil intime en chuchotant, et mon oreille la plus fine chercha en vain à cueillir au vol leur secret. Ensuite elles rirent toutes les trois et, à une cadence un peu plus vive, elles se dépêchèrent par le chemin précédemment pris par les deux compagnes. Je suivis. Elles entrèrent dans une maison Ved Stranden. J'attendis longtemps, convaincu que Cordélia allait bientôt revenir toute seule. Mais il n'en fut rien.

            Cordélia ! Quel nom vraiment merveilleux ! C'est bien ainsi que s'appelait aussi la troisième fille du roi Lear, cette excellente jeune fille qui n'avait pas le cœur sur les lèvres, dont les lèvres étaient muettes quand son coeur était dilaté. Ainsi de ma Cordélia aussi. Elle lui ressemble, j'en suis sûr. Mais en un autre sens elle a cependant le cœur sur ses lèvres, non pas sous forme de paroles, mais de manière plus accueillante sous forme de baiser. Quelles lèvres débordantes de santé ! Je n'en ai jamais vues de plus belles.
            Le mystère dont j'entoure presque cette affaire, à mes propres yeux aussi, est, entre autres, une preuve que je suis réellement amoureux.
            Tout amour a son mystère, l'amour perfide aussi lorsqu'il a en lui l'élément esthétique nécessaire. L'idée ne m'est jamais venue de désirer me confier à d'autres, ni de me vanter de mes aventures. C'est ainsi que je suis presque content de n'avoir pas appris son adresse, mais seulement un endroit où elle vient souvent. Il est même possible que grâce à cela je me sois approché de mon but. Je peux faire mes observations sans attirer son attention et, partant de ce point ferme, il ne me sera pas difficile de me ménager accès à sa famille. Si toutefois cette circonstance se montrait un obstacle, eh bien ! alors je l'accepte, tout ce que je ferai je le ferai avec amour, et c'est ainsi que j'aime avec amour.

                                     Le 20 mai.

            Aujourd'hui je me suis procuré des renseignements sur la maison dans laquelle elle a disparu. Il y a là une veuve avec ses trois chères filles. Elles peuvent donner des renseignements en surabondance, à condition, bien entendu, qu'elles en possèdent quelques-uns. La seule difficulté est de comprendre ces renseignements à la troisième puissance., car elles parlent toutes trois à la fois.
            Elle s'appelle Cordélia Wahl et elle est la fille d'un capitaine de la marine. Il est mort il y a quelques années et la mère aussi. C'était un homme très dur et très sévère. Elle habite à présent chez sa tante paternelle qui, dit-on, doit avoir le caractère de son frère mais qui, autrement, est une dame très respectable. Tout cela est très bien, mais elles ne savent rien de plus de cette maison. Elles n'y mettent jamais les pieds, mais Cordélia vient souvent chez elles. Elle suit, avec les deux autres, des cours aux cuisines du Roi. Par conséquent elle y vient d'ordinaire de bonne heure l'après-midi, parfois dans la matinée aussi, mais jamais le soir. Elles mènent une vie très fermée.
            Ici s'arrête donc l'histoire, et je n'aperçois aucun pont par lequel je puisse passer jusqu'à la maison de Cordélia.
            Elle a donc une idée des chagrins de la vie, de ses misères. Qui aurait pu le dire d'elle ! Cependant, ces souvenirs relèvent bien d'un âge plus jeune, c'est un horizon sous lequel elle a vécu sans bien s'en apercevoir. C'est très bien, elle a sauvé sa féminité, elle n'a pas été corrompue. D'un autre côté, cela aidera aussi à l'élever si on sait bien évoquer ce passé. 
            Toutes ces choses produisent généralement de la fierté, à moins d'avoir un effet écrasant, et elle est très loin d'être écrasée.

                    Le 21 mai.

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        Elle habite face aux remparts, et ce n'est pas un lieu très favorable pour moi. Il n'y a pas en face de voisins dont on pourrait faire la connaissance, ni d'endroits publics d'où il serait possible de faire des observations sans être aperçu. Les remparts eux-mêmes s'y prêtent mal, car on y est trop vu. Si on se promène dans la rue il est mieux de ne pas choisir le côté qui longe les remparts, car il n'y passe personne et, étant insolité, on attirerait l'attention sur soi, ou il faudrait aller du côté des maisons, d'où on ne verrait rien.  Il s'agit immeuble d'angle. De la rue on peut voir aussi les fenêtres donnant sur la cour, car il n'y a pas d'immeuble voisin. Je pense que sa chambre à coucher se trouve par là.

                          Le 22 mai.

            Aujourd'hui je l'ai rencontrée pour la première fois chez Madame Jansen. Je lui ai été présenté. Cela sembla lui être à peu près indifférent, ou ne pas attirer son attention. Je me fis aussi indifférent que possible pour mieux pouvoir l'observer. Elle ne resta qu'un instant car elle n'était venue que pour chercher ses amies avec qui elles devaient aller aux cuisines du Roi. Nous restâmes tous deux seuls dans le salon pendant que les demoiselles Jansen se vêtaient pour sortir. et, avec un flegme froid, presque négligemment, jetai quelques mots au passage, qu'elle honora poliment d'une réponse imméritée. Et elles partirent. J'aurais pu offrir de les accompagner, mais cela aurait déjà suffi pour démasquer le cavalier, et je me suis convaincu que ce n'est pas là le moyen propre à la gagner. Non, j'ai préféré m'en aller aussi un instant après elles et, par d'autres chemins et beaucoup plus vite qu'elles, me diriger vers les cuisines du Roi, de sorte qu'en arrivant au coin de la Store Kongensgrade je pus, à leur grand étonnement, les dépasser presque en courant, sans les saluer ou faire autrement attention à elles.

                            Le 23 mai

            C'est une nécessité pour moi de me procurer accès à la maison. Pour cela mes armes sont prêtes, comme disent les militaires. Mais il semble que cela devient une affaire assez compliquée et difficile. Je n'ai jamais connu une famille vivant d'une manière aussi retirée. Il n'y a qu'elle et sa tante. Aucun frère, aucun cousin, pas même un vague parent lointain à prendre par le bras, pas un seul bras à saisir. Je me promène toujours avec un de mes bras branlant, pour rien au monde je ne sortirais ces temps-ci avec quelqu'un à chaque bras. Mon bras est comme un harpeau qu'il faut toujours avoir tout prêt, mon bras est destiné aux revenus accidentels. Peut-être que dans un lointain éloigné apparaîtra un vague parent, ou un ami, que de loin je pourrai prendre par le bras. Alors je me mets à grimper. Il n'est d'ailleurs pas bien qu'une famille vive aussi isolée, on prive la pauvre jeune fille de la chance de faire la connaissance du monde, pour ne pas mentionner les autres conséquences dangereuses que cela peut avoir, cela se paie toujours. La même chose se présente lorsqu'il s'agit de recherches en mariage. 
            Par un tel isolement on s'assure bien contre les petits larcins. Dans une maison où on reçoit beaucoup, l'occasion fait le larron. Mais cela n'a pas grande importance, car il n'y a pas grand-chose à voler chez ces jeunes filles-là. Lorsqu'elles ont seize abs leur cœur est déjà tout un marquoir, et je n'ai jamais envie d'ajouter mon nom là où plusieurs autres ont déjà écrit les leurs. L'idée ne me vient jamais de graver mon nom sur une vitre ou dans une auberge, ni sur un arbre ou un banc du parc de Frederikberg.

                          Le  27 mai.

            Plus je la regarde plus je me convaincs qu'elle est une figure isolée. C'est ce qu'un homme ne doit pas être, pas même un jeune homme car, son développement reposant essentiellement sur la réflexion, les rapports avec autrui lui sont nécessaires. C'est pourquoi une jeune fille ne doit pas être intéressante, car dans l'intéressant il y a toujours une réflexion à son propre égard, comme dans l'art l'intéressant est toujours représentatif de l'artiste. Une jeune fille qui veut plaire en se faisant intéressante plaira surtout à elle-même. C'est ce qu'il y a à objecter, du point de vue esthétique, à toute espèce de coquetterie. 
       
    Autre chose est tout ce qu'on appelle improprement coquetterie et qui relève de la nature elle-même : par exemple la pudeur féminine, toujours la plus belle des coquetteries. Une telle jeune fille intéressante réussira peut-être à plaire mais, de même qu'elle a elle-même abandonné sa féminité, les hommes auxquels elle plaira sont généralement de leur côté peu virils. Une telle jeune fille ne devient en somme intéressante que par ses rapports avec les hommes.
            La femme est du sexe faible et cependant il lui appartient beaucoup plus essentiellement qu'à l'homme de se trouver seule dans la jeunesse. Elle doit se suffire à elle-même, mais c'est par une illusion et en elle qu'elle se suffit à elle-même, c'est de cette dot de princesse que la nature l'a partagée. Et c'est précisément cet abandon à l'illusion qui l'isole.
            Je me suis souvent demandé pourquoi il n'y a rien de plus funeste pour une jeune fille que dei frayer beaucoup avec d'autres jeunes filles. Cela vient manifestement de ce que cette fréqientation n'est ni chair ni poisson, elle trouble l'illusion mais ne l'explique pas. La destinée la plus profonde de la femme est d'être la compagne de l'homme; mais la fréquentation avec son propre sexe provoque aisément à cet égard une réflexion qui fait d'elle une dame de compagnie au lieu d'une compagne. Le langage lui-même est à cet égard très significatif, car il traite l'homme de maître et la femme, non pas de servante ou d'autres choses pareilles, non il emploie une détermination d'essentialité, elle est compagne, non pas dame de compagnie.
            Si je devais m'imaginer l'idéal d'une jeune fille, elle devrait toujours être toute seule dans le monde et, par conséquent, livrée à elle-même, et surtout ne pas avoir d'amies. 
            Il est bien vrai que les grâces étaient trois, mais personne, je pense, n'a eu l'idée de se les figurer parlant ensemble. Dans leur trinité taciturne elles forment une belle unité féminine. A cet égard je serais presque tenté de recommander à nouveau les gynécées, si toutefois de son côté cette contrainte n'avait pas d'effets nuisibles. Il serait tout à fait désirable pour une jeune fille de garder toujours sa liberté, mais sans que l'occasion lui soit offerte. Alors elle sera belle et évitera de devenir intéressante. Il ne sert à rien de donner un voile de vierge ou de jeune mariée à une jeune fille qui fraie beaucoup avec d'autres jeunes filles, mais l'homme qui possède assez d'instinct esthétique trouvera qu'une jeune fille innocente au sens le plus profond et le plus éminent du mot lui sera toujours amenée voilée, bien que le voile nuptial ne soit pas de règle.
            Je rends honneur à son père et à sa mère dans leur tombe pour l'éducation sévère qu'elle a eue et elle vit si retirée que, de gratitude, je pourrais me jeter au cou de la tante. Elle ignore les plaisirs du monde, le blasement puéril lui est étranger. Elle est fière, elle résiste à ce qui fait le plaisir des autres jeunes filles, et c'est ce qu'il faut. 
            Je saurai tirer profit de ce genre de mensonge. Luxe et parure ne lui offrent pas l'attrait qu'ils exercent sur d'autres jeunes. Elle aime un peu à polémiser  mais c'est bien nécessaire pour une jeune fille possédant son exaltation. Elle vit dans le monde de l'imagination. Si elle tombait en des mains impropres, quelque chose de très peu féminin pourrait en résulter, justement parce qu'il y a tant de féminité en elle. 


                                                              à suivre..............

            

jeudi 4 mars 2021

Comme une bête Cedric Taling ( BD France )

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                                                                    Comme une bête

                                                     ou comment je suis devenu végétarien 

            Richard est comédien. Fin de journée, la dernière scène tournée sa filleule Camille arrive ravie de la scène tournée. Ils se reverront le soir au barbecue de fin de tournage, et la Richard reçoit sa première réprimande. Camille lui rappelle les méfaits de l'élevage des bovins et autres animaux. Mais Richard a de bons souvenirs de son enfance, l'apéro-saucisson ( limonade pour lui ) et en définitive quelques rondelles de " ....... Mais Richard, le saucisson, c'est du cochon . " Retour chez lui, il retrouve son amie et Violette, sa chienne si attachante. Richard appelle son amie "....... Mon chat, mais qu'est-ce que tu fais ? Tu sniffes les pattes de Violette ? - Exactement, oui. J'adore l'odeur de ses coussinets..... je ne sais pas pourquoi....... - Mon chat, Violette a déjà 13 ans, elle va mourir, tu sais....... " Alors ils décident de trouver un nez qui créera un parfum qui conservera l'odeur des papattes du chien câlin. Onéreux, mais une pub refusée dans un premier temps et rattrapée résoudra le problème. Souvenirs, souvenirs. Camille aime les histoires que raconte Richard et, bien que pas rallié à la cause végétarienne " .......Il y a bien des viandes que tu n'aimes pas ? - ........ Eh bien oui, il y a. Ma grand'mère me préparait souvent de la langue de bœuf ....... A l'époque  la simple pensée d'un bisou sur la bouche avec une fille me dégoûtait, alors mettre ce truc dans ma bouche...... le pire c'était de sentir tous ces petits picots sur ma langue " - Mange mon petit pour être fort comme un bœuf. - Fort comme un bœuf, moi j'avais surtout super peur....... " Richard comédien est souvent invité au cours de ses voyages à goûter les spécialités régionales, alors qu'il tente de supprimer ces morceaux si tendres de veau, mouton, ainsi " les trippes à la mode de Caen, les saucisses de Strasbourg...... - C'est juste que j'essaie de devenir végétarien - ...... Vous savez les trippes, c'est pas vraiment de la viande....." D'après un peuple d'Amazonie nous souffrons d'un vide " Ce vide se comble par l'accumulation...... de nourriture, et pendant ce temps nous vivons dans des boîtes, nous nous déplaçons dans des boîtes, nous mangeons dans des boîtes..... " Richard s'interroge " Mais c'est dingue, pourquoi il y a tout ça autour de la viande aujourd'hui ? " La question se pose avec Richard pensif devant un apéro-saucisson. Une bonne histoire, sympathiques personnages, humour sans bavardage inutile. Bonne BD, bonne lecture et déconfinement sous peu peut-être pour une visite aux champs.