Le 30 mai.
Nos chemins s'entrecroisent un peu partout. Aujourd'hui je l'ai rencontrée trois fois. J'ai connaissance de ses moindres sorties, des endroits et des moments où je la rencontrerai, mais cela ne me sert pas à me ménager des tête à tête avec elle, au contraire, mon gaspillage à cet égard est énorme. Je peux prodiguer comme de pures bagatelles des rencontres qui, souvent, m'ont coûté des heures d'attente. Je ne la rencontre pas, je ne fais que toucher la périphérie de son existence. Si je sais qu'elle doit aller chez Madame Jansen je ne tiens pas beaucoup à la rencontrer, à moins que j'aie grand intérêt à faire une observation quelconque je préfère me rendre un peu avant chez Madame Jansen et si possible la rencontrer à la porte lorsqu'elle arrive et que moi je m'en vais, ou dans l'escalier, ou alors, en hâte je la dépasse négligemment.
Ce sont là les premières mailles à resserrer autour d'elle. Je ne l'arrête pas dans la rue, ou alors je la salue sans jamais m'approcher, mais je la vise toujours de loin.
Nos rencontres continuelles l'étonnent bien, elle sent sans doute qu'à son horizon est apparu un nouvel astre qui, dans sa marche étrangement régulière, exerce sur la sienne une influence troublante, mais elle n'a pas la moindre idée de la loi qui règle ce mouvement. Elle est plutôt tentée de regarder à droite et à gauche, pour découvrir, si possible, le point qui est le but. Elle ignore autant que son antipode qu'elle est elle-même ce point. Il lui arrive la même chose qu'à mon entourage en général. Ils pensent que je m'occupe d'un grand nombre d'affaires, car je suis en mouvement perpétuel et dis comme Figaro:
" Une, deux, trois, quatre intrigues à la fois, voilà mon plaisir. "
D'abord, il faut que je la connaisse dans toute sa vie spirituelle avant de commencer mon attaque. La plupart des gens jouissent d'une jeune fille comme ils jouissent d'un verre de champagne, c'est-à-dire en un instant mousseux. Ah ! oui, c'est assez beau, et chez plus d'une jeune fille c'est, sans doute, tout ce qu'on peut atteindre, mais ici il y a plus. Si l'individualité est trop faible pour supporter la clarté et la transparence, eh bien ! on jouit de ce qui est obscur. Cordélia, elle, est apparemment capable de les supporter.
Plus on apporte d'abandon dans l'amour, plus l'intérêt augmente. Cette jouissance de l'instant est un viol, en un sens spirituel, sinon en apparence et, dans un viol la jouissance n'est qu'imaginaire, elle est comme un baiser dérobé, quelque chose qui ne vaut rien.
Non, si on peut obtenir d'une jeune fille qu'elle n'ait qu'une seule mission pour sa liberté, celle de s'abandonner, qu'elle reconnaisse dans cet abandon son suprême bonheur et qu'elle l'obtienne presque à force d'insistance, tout en restant libre, c'est alors seulement qu'on peut parler de jouissance, et pour y arriver l'influence spirituelle est toujours nécessaire.
Cordélia ! Quel nom magnifique !
Je reste à la maison et je reste à jaser comme un perroquet, je dis :
" Cordélia, Cordélia, ma Cordélia. Toi, ma Cordélia ! "
Je ne peux pas m'empêcher de sourire à l'idée de la routine avec laquelle un jour, à un instant décisif, je prononcerai ces mots. Il faut toujours faire des études préalables, tout doit être au point.
Quoi d'étonnant que les poètes peignent toujours ce premier moment du tutoiement, ce beau moment où les amoureux dépouillent le vieil homme, non par aspersion, bien qu'il y en ait beaucoup qui n'arrivent jamais plus loin, mais par descente dans les eaux de l'amour, sortent de ce baptême, et alors seulement s'entendent bien comme d'anciennes connaissances, bien qu'ils ne se connaissent que depuis un instant.
Une jeune fille ne connaît pas de moment plus beau et, pour bien en jouir, il faut qu'on se place un peu au-delà, toujours, de façon à être non seulement catéchumène, mais aussi prêtre.
A l'aide d'un peu d'ironie, le second instant devient des plus intéressants qui soient et équivaut à un déshabillage spirituel. Il faut avoir assez de poésie pour ne pas troubler l'acte. Mais le farceur doit toujours être aux aguets.
Le 2 juin.
artmajeur.com
Elle est fière, je l'ai vu depuis longtemps. Lorsqu'elle se trouve avec les trois amies Jansen, elle parle très peu. Il est évident que leur bavardage l'ennuie. Un sourire autour de ses lèvres semble porter à le croire. Je compte sur ce sourire. A d'autres moments elle peut presque s'emballer comme un garçon, au grand étonnement des Jansen. Mais en réfléchissant à sa vie d'enfance, je me l'explique assez bien. Elle n'avait qu'un seul frère, son aîné d'un an. Elle ne connaît que père et frère, elle a été témoin d'épisodes tristes, toutes choses qui vous donnent le dégoût des caquetages ordinaires. Son père et sa mère n'ont pas été heureux ensemble. Ce qui attire ordinairement une jeune fille, de manière plus ou moins précise ou obscure, ne l'attire pas. Il se pourrait même qu'elle ne sache quel est le vrai rôle d'une jeune fille. Peut-être pourrait-elle, à certains instants, désirer être non pas une jeune fille, mais un homme.
Elle a de l'imagination, de l'âme, de la passion, bref tout ce qui est de nature substantielle, mais pas subjectivement réfléchi. Aujourd'hui, un cas précis me confirmait dans cette opinion. Je sais, par la maison Jansen, qu'elle ne fait pas de musique, c'est contre les principes de sa tante. Je l'ai toujours regretté car, par la musique on a toujours un moyen de communication commode avec une jeune fille, à condition, bien entendu, qu'on n'ait pas l'imprudence de poser au connaisseur.
Aujourd'hui je suis allé chez Madame Jansen, j'avais entrouvert la porte sans frapper, impudence qui m'est souvent utile et à laquelle, souvent, lorsque c'est nécessaire, je remédie par le ridicule, c'est-à-dire en frappant sur la porte déjà ouverte. Elle était là toute seule au piano, elle avait l'air de jouer à la dérobée, c'était un petit air suédois. Sa dextérité n'était pas très grande, elle s'impatientait, mais ensuite des sons plus doux se faisaient entendre. Je fermai la porte et je restai dehors, écoutant les nuances de ses états d'âme. Il y avait parfois dans son jeu une passion qui le rappelait, Mettelil qui pinçait la harpe d'or de manière à faire jaillir le lait de ses seins. Il y avait quelque chose de mélancolique, mais aussi de dithyrambique dans sa diction.
J'aurais pu surgir alors, j'aurais pu saisir cet instant, c'eût été une bêtise. Le souvenir n'est pas exclusivement un moyen de conservation, mais aussi un moyen d'augmentation, ce qui est pénétré du souvenir a un double effet. On trouve souvent dans les livres, surtout dans des livres de cantiques, une petite fleur. Jadis un bel instant a dû être l'occasion de son dépôt, mais le souvenir est tout de même encore plus beau. Elle cache évidemment qu'elle joue au piano ou, peut-être ne joue-t-elle que ce petit air suédois ? Présente-t-il un intérêt particulier pour elle ? De tout cela je ne sais rien, mais c'est
pourquoi cet incident m'est de tant d'importance. Quand j'aurai l'occasion, un de ces jours, de parler plus intimement avec elle, je l'amènerai tout innocemment sur ce chapitre et je la ferai tomber dans cette trappe.
pourquoi cet incident m'est de tant d'importance. Quand j'aurai l'occasion, un de ces jours, de parler plus intimement avec elle, je l'amènerai tout innocemment sur ce chapitre et je la ferai tomber dans cette trappe.
Le 3 juin.
Je ne peux pas encore décider comment il faut la comprendre, je me tiens donc tout tranquille, tout effacé, oui, comme une sentinelle en ligne qui se jette par terre pour écouter le moindre écho d'un ennemi qui avance. Car je n'existe pas pour elle, et ce n'est pas un rapport négatif, mais un rapport inexistant. Jusqu'ici je n'ai osé aucune expérience. La voir et l'aimer, c'est ainsi qu'on s'exprime dans les romans. Oui, c'est assez vrai, à condition que l'amour n'ait pas de dialectique. Mais après tout, qu'est-ce que tous ces gens nous apprennent de l'amour ? Rien que des mensonges qui aident à abréger la tâche.
D'après les renseignements qu'à présent je possède, quand je pense à l'impression que m'a faite la première rencontre, la conception que je me faisais d'elle a bien été modifiée, à son avantage aussi bien qu'au mien. Il est vrai qu'il n'arrive pas forcément tous les jours qu'une jeune fille aille ainsi toute seule, ni qu'elle s'enfonce ainsi en elle-même. Selon l'épreuve de ma sévère critique, elle était : charmante. Mais le charme est un élément fugace qui passe comme le jour d'hier lorsqu'il a pris fin. Je ne me l'étais pas figurée dans l'entourage où elle vit, ni surtout si immédiatement familiarisée avec les orages de la vie.
Je voudrais bien connaître ses véritables sentiments. Je pense qu'elle ne s'est jamais sentie amoureuse, car son esprit est trop en l'air pour cela, surtout elle n'appartient pas à la classe de ces vierges théoriquement expérimentées pour lesquelles, longtemps avant l'heure, il est si geläufig ( facile )
de s'imaginer entre les bras d'un mari aimé. Les figures de la vie réelle qui sont venues à sa rencontre n'ont guère été capables d'embrouiller son esprit sur le rapport du rêve et de la réalité. Son âme est encore nourrie de l'ambroisie divine des idéals. Mais l'idéal qui flotte devant ses yeux n'est sûrement une bergère ou une héroïne de roman, ni une amoureuse, mais une Jeanne d'Arc, ou quelque chose d'approchant.
Il reste toujours à savoir si sa féminité est assez forte pour la laisser se réfléchir, ou si elle désire seulement qu'on en jouisse comme on jouit de la beauté et du charme. Il reste à savoir si j'ose tendre davantage encore la corde.
C'est déjà beaucoup de trouver une féminité immédiate, mais si on ose risquer le changement, on trouvera ce qui est intéressant. Dans ce cas, le mieux sera de lui mettre tout bêtement un prétendant sur les bras. C'est une superstition de la part des gens que de croire que cela serait nuisible à une jeune fille. Oui, si elle est une plante très fine et délicate qui n'a qu'un seul éclat dans sa vie : le charme, il est toujours mieux pour elle de n'avoir jamais entendu parler d'amour, mais sinon c'est un gain, et je n'hésiterai jamais à amener un prétendant, s'il n'y en a pas déjà un. Mais ce prétendant ne doit pas non plus être une caricature qui ne servirait à rien. Il doit être un jeune homme réellement respectable, même aimable si possible, toutefois pas assez pour la passion de la jeune fille. Elle traitera un tel homme de haut en bas, elle perdra le goût de l'amour, elle perdra presque confiance dans sa propre réalité lorsqu'elle se rendra compte de sa destination et qu'elle verra ce que la réalité lui offre, elle dira : " si aimer n'est que cela, ce n'est pas grand-chose. " Elle devient fière dans son amour, cette fierté la rend intéressante, elle pénètre sa nature avec un incarnat supérieur, mais elle est en outre plus proche de sa perte, et cela la rend continuellement de plus en plus intéressante. Toutefois le plus sage sera de se rendre compte d'abord du cercle de ses amis pour voir s'il existerait parmi eux un tel prétendant. Aucune occasion ne se présente chez elle, car presque personne n'y vient. Mais elle fréquente parfois d'autres familles où il serait peut-être possible d'en trouver un.
Il est toujours précaire d'amener un prétendant avant d'être renseigné à cet égard. Deux prétendants également insignifiants pourraient nuire par leur relativité. Enfin, je verrai bien si un tel amoureux ne se cache quelque part, un amoureux qui n'a pas le courage d'attaquer la maison, un voleur de poules qui ne voit aucune chance dans une maison aussi claustrale.
Le principe stratégique, la loi qui doit régler tous les mouvements dans cette campagne, sera donc de n'entrer en contact avec elle que lorsqu'une situation offrira de l'intérêt.
" L'intéressant " constitue donc le terrain où la lutte doit être menée, le potentiel de l'intéressant doit être épuisé. A moins de mettre beaucoup trompé, toute sa nature y est aussi disposée. De sorte que ce que je demande est justement ce qu'elle donne, oui, ce qu'elle demande elle-même. L'essentiel est de guetter ce que chacune peut donner et, par conséquent, ce qu'elle demande. es.wikipedia.org
C'est pourquoi toutes mes aventures d'amour ont toujours une réalité pour moi-même, elles constituent un élément de la vie, une période de formation sur laquelle je suis bien fixé, et souvent une adresse particulière s'y attache. J'ai appris à danser à cause de la première jeune fille que j'aimais, j'ai appris à parler le français à cause d'une petite danseuse. En ce temps-là la place publique fut mon domaine, comme elle l'est pour tous les nigauds, et fus souvent dupe.
Aujourd'hui, je cherche d'abord à marchander. Mais peut-être a-t-elle épuisé un côté de l'intéressant, sa vie renfermée semble l'indiquer. Il s'agit donc de trouver un autre côté qui, au premier coup d'œil, ne lui paraisse pas l'être, mais qui, justement à cause de cet obstacle lui devienne intéressant.
A cette fin je ne choisis pas le poétique, mais le prosaïque. Débutons donc par là. D'abord sa féminité sera neutralisée par du bon sens et de la raillerie prosaïques, non pas directement mais indirectement, ainsi que par ce qui est absolument neutre, l'esprit. Elle perdra presque sa féminité pour elle-même, mais dans cet état il lui sera impossible de s'isoler, elle se jettera dans mes bras, non pas
comme si j'étais un amant, non, de manière tout à fait neutre, Alors s'éveillera la féminité qu'on déniche pour l'amener à son élasticité suprême, on la fait se heurter contre quelque obstacle réel, elle passe outre, sa féminité atteindra un presque surnaturel, et elle m' appartiendra avec une passion souveraine.
Le 5 juin.
Je n'avais pas besoin d'aller loin. Elle fréquente la famille de Monsieur Baxter, le négociant en gros. Je l'ai rencontrée là, mais aussi un homme qui vient à point dans mes projets. Edouard, le fils de la maison, est éperdument amoureux d'elle, c'est ce qu'on voit d'un œil en regardant les siens. Il travaille dans la maison de commerce de son père. C'est un jeune homme beau, assez agréable, un peu timide, ce qui à ses yeux, je crois, ne lui nuit pas.
Pauvre Edouard ! Il ne sait pas du tout comment s'y prendre avec son amour. Quand, le soir, il sait qu'elle est là, il fait de la toilette exclusivement à cause d'elle, il met son nouvel habit noir exclusivement à cause d'elle, des manchettes exclusivement à cause d'elle, et il fait ainsi une figure presque ridicule dans le salon parmi les autres personnes en costume de tous les jours. Son embarras approche du miracle et, s'il était un masque, Edouard ne serait pas un concurrent dangereux. Il est très difficile de se servir de l'embarras, mais on y gagne aussi beaucoup. Je m'en suis souvent servi aussi pour dérouter une petite demoiselle. Généralement les jeunes filles parlent avec beaucoup de dédain des hommes embarrassés, mais secrètement elles les aiment bien. Un peu d'embarras flatte la vanité d'une telle jeune fille, elle sent sa supériorité, c'est comme une prime qu'on lui accorde.
Les ayant endormies, on choisit une occasion où elles auraient justement raison de penser qu'on meurt d'embarras pour leur montrer que, tout au contraire, on est très capable de marcher tout seul. L'embarras prive les hommes de leur caractère masculin, et c'est pourquoi il sert relativement bien à équilibrer les sexes, et les femmes se sentent par conséquent humiliées si elles s'aperçoivent qu'il ne s'agissait que d'un masque. Elles rougissent en elles-mêmes et elles comprennent très bien qu'en une certaine façon elles ont dépassé leurs limites, c'est comme lorsqu'elles continuent trop longtemps à traiter un garçon comme un enfant.
à suivre..............
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