Le 16 Mai.
Comme c'est beau d'être amoureux, et il est intéressant de savoir qu'on l'est. Voilà la dissérence. Je peux m'irriter en pensant que, pour la deuxième fois, elle a disparu de devant moi. En un sens cela me fait plaisir. L'image que je possède d'elle semble être une image tantôt réelle et tantôt idéale de sa figure. J'évoque à présent cette image devant mes yeux, mais c'est justement parce qu'elle représente la réalité, ou que la réalité en a été la cause, qu'elle possède un certain enchantement. Je ne sens aucune impatience, car elle est sûrement de Copenhague et, pour l'instant, cela me suffit.
Cette chance est la condition pour que son image puisse vraiment apparaître. Il faut jouir de tout à longs traits. Et ne devrais-je pas être tranquille, moi qui ose me considérer comme l'enfant gâté des dieux, auquel échu le rare bonheur de tomber encore une fois amoureux. C'est pourtant une chose qu'aucun art, aucune étude ne peuvent faire éclore, c'est un don.
Mais si j'ai réussi à faire naître un nouvel amour, je veux cependant voir combien de temps je pourrai le garder. Je le choierai plus que je ne l'ai fait pour mon premier amour. La chance ne nous gâte pas trop souvent, si elle se présente il y a vraiment lieu d'en profiter. Le malheur c'est qu'il n'est pas du tout difficile de séduire une jeune fille, mais d'en trouver une qui vaille la peine d'être séduite.
L'amour possède beaucoup de mystères, et dans le premier il y en a aussi, bien que de rang secondaire. La plupart des gens se lancent tête baissée, se fiancent ou font d'autres bêtises et, voilà, en moins de rien tout est fini et ils ne savent ni ce qu'ils ont gagné, ni ce qu'ils ont perdu.
Deux fois maintenant elle m'est apparue et elle a disparu. Cela veut dire que bientôt elle apparaîtra plus souvent. Joseph ayant expliqué le songe de Pharaon ajoute :
" - S'il t'a été répété deux fois c'est que la chose se hâtera de s'accomplir. "
Il serait tout de même intéressant de voir un peu d'avance les forces dont l'apparition conditionne le contenu de l'existence. Maintenant sa vie s'écoule paisiblement, elle n'a pas encore le moindre soupçon de mon existence, encore moins de ce qui se passe en moi et encore moins de l'assurance avec laquelle mes pensées pénètrent son avenir, car mon âme réclame toujours davantage la réalité et prend de plus en plus de force.
Quand au premier coup d'oeil une jeune fille me fait une impression assez profonde pour provoquer l'image de l'idéal, en général la réalité n'est pas particulièrement désirable. Mais si elle le fait, si éprouvé qu'on soit, le bonheur vous accable presque toujours. A celui qui alors n'a pas une grande sûreté de main et n'ose pas compter sur ses yeux et sur sa victoire, je conseillerai toujours de risquer l'attaque dès ce premier état où, justement parce qu'il se sent accablé, il possède des forces surnaturelles, car cet accablement est un mélange bizarre de sympathie et d'égoïsme. Mais il y perdra une jouissance, car il ne jouira pas de la situation, puisqu'il s'y trouve lui-même englobé, caché en elle. Il est difficile de dire ce qui est le plus beau, facile de dire ce qui est le plus intéressant. Mais il est toujours bon de serrer la ligne d'aussi près que possible.
Au fond, c'est la vraie jouissance, quant à celle des autres je l'ignore. La simple possession n'est pas grand-chose, et les moyens dont se sert cet espèce d'amant sont généralement assez médiocres, ils ne dédaignent ni l'argent, ni le pouvoir, ni l'influence d'autrui, ni les somnifères, etc.
Mais l'amour est-il une jouissance s'il ne comporte pas l'abandon le plus absolu, c'est-à-dire d'un des deux côtés ? Mais pour cela il faut, en général, posséder de l'esprit, ce qui manque d'ordinaire à ces amants-là.
Le 19 mai.
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Cordélia ! elle s'appelle donc Cordélia ! Un beau nom, ce qui a son importance, car il peut souvent être très troublant de prononcer un nom laid avec les plus prédicats les plus tendres. Je l'ai reconnue déjà de loin, elle était accompagnée, à sa gauche, de deux autres jeunes filles. Leur allure
semblait indiquer qu'elles allaient bientôt s'arrêter. Je me trouvais au coin de la rue où je lisais une affiche sans cesser d'observer mon inconnue. Elles se dirent aurevoir. Les deux autres avaient sans doute fait un bon bout de chemin dans la direction opposée. Elle se dirigea vers mon coin. Ayant fait quelques pas l'une des jeunes filles courut après elle et cria assez haut pour que je pusse l'entendre : Cordélia ! Cordélia ! Ensuite arriva la troisième. Elles tinrent un conseil intime en chuchotant, et mon oreille la plus fine chercha en vain à cueillir au vol leur secret. Ensuite elles rirent toutes les trois et, à une cadence un peu plus vive, elles se dépêchèrent par le chemin précédemment pris par les deux compagnes. Je suivis. Elles entrèrent dans une maison Ved Stranden. J'attendis longtemps, convaincu que Cordélia allait bientôt revenir toute seule. Mais il n'en fut rien.
semblait indiquer qu'elles allaient bientôt s'arrêter. Je me trouvais au coin de la rue où je lisais une affiche sans cesser d'observer mon inconnue. Elles se dirent aurevoir. Les deux autres avaient sans doute fait un bon bout de chemin dans la direction opposée. Elle se dirigea vers mon coin. Ayant fait quelques pas l'une des jeunes filles courut après elle et cria assez haut pour que je pusse l'entendre : Cordélia ! Cordélia ! Ensuite arriva la troisième. Elles tinrent un conseil intime en chuchotant, et mon oreille la plus fine chercha en vain à cueillir au vol leur secret. Ensuite elles rirent toutes les trois et, à une cadence un peu plus vive, elles se dépêchèrent par le chemin précédemment pris par les deux compagnes. Je suivis. Elles entrèrent dans une maison Ved Stranden. J'attendis longtemps, convaincu que Cordélia allait bientôt revenir toute seule. Mais il n'en fut rien.
Cordélia ! Quel nom vraiment merveilleux ! C'est bien ainsi que s'appelait aussi la troisième fille du roi Lear, cette excellente jeune fille qui n'avait pas le cœur sur les lèvres, dont les lèvres étaient muettes quand son coeur était dilaté. Ainsi de ma Cordélia aussi. Elle lui ressemble, j'en suis sûr. Mais en un autre sens elle a cependant le cœur sur ses lèvres, non pas sous forme de paroles, mais de manière plus accueillante sous forme de baiser. Quelles lèvres débordantes de santé ! Je n'en ai jamais vues de plus belles.
Le mystère dont j'entoure presque cette affaire, à mes propres yeux aussi, est, entre autres, une preuve que je suis réellement amoureux.
Tout amour a son mystère, l'amour perfide aussi lorsqu'il a en lui l'élément esthétique nécessaire. L'idée ne m'est jamais venue de désirer me confier à d'autres, ni de me vanter de mes aventures. C'est ainsi que je suis presque content de n'avoir pas appris son adresse, mais seulement un endroit où elle vient souvent. Il est même possible que grâce à cela je me sois approché de mon but. Je peux faire mes observations sans attirer son attention et, partant de ce point ferme, il ne me sera pas difficile de me ménager accès à sa famille. Si toutefois cette circonstance se montrait un obstacle, eh bien ! alors je l'accepte, tout ce que je ferai je le ferai avec amour, et c'est ainsi que j'aime avec amour.
Le 20 mai.
Aujourd'hui je me suis procuré des renseignements sur la maison dans laquelle elle a disparu. Il y a là une veuve avec ses trois chères filles. Elles peuvent donner des renseignements en surabondance, à condition, bien entendu, qu'elles en possèdent quelques-uns. La seule difficulté est de comprendre ces renseignements à la troisième puissance., car elles parlent toutes trois à la fois.
Elle s'appelle Cordélia Wahl et elle est la fille d'un capitaine de la marine. Il est mort il y a quelques années et la mère aussi. C'était un homme très dur et très sévère. Elle habite à présent chez sa tante paternelle qui, dit-on, doit avoir le caractère de son frère mais qui, autrement, est une dame très respectable. Tout cela est très bien, mais elles ne savent rien de plus de cette maison. Elles n'y mettent jamais les pieds, mais Cordélia vient souvent chez elles. Elle suit, avec les deux autres, des cours aux cuisines du Roi. Par conséquent elle y vient d'ordinaire de bonne heure l'après-midi, parfois dans la matinée aussi, mais jamais le soir. Elles mènent une vie très fermée.
Ici s'arrête donc l'histoire, et je n'aperçois aucun pont par lequel je puisse passer jusqu'à la maison de Cordélia.
Elle a donc une idée des chagrins de la vie, de ses misères. Qui aurait pu le dire d'elle ! Cependant, ces souvenirs relèvent bien d'un âge plus jeune, c'est un horizon sous lequel elle a vécu sans bien s'en apercevoir. C'est très bien, elle a sauvé sa féminité, elle n'a pas été corrompue. D'un autre côté, cela aidera aussi à l'élever si on sait bien évoquer ce passé.
Toutes ces choses produisent généralement de la fierté, à moins d'avoir un effet écrasant, et elle est très loin d'être écrasée.
Le 21 mai.
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Elle habite face aux remparts, et ce n'est pas un lieu très favorable pour moi. Il n'y a pas en face de voisins dont on pourrait faire la connaissance, ni d'endroits publics d'où il serait possible de faire des observations sans être aperçu. Les remparts eux-mêmes s'y prêtent mal, car on y est trop vu. Si on se promène dans la rue il est mieux de ne pas choisir le côté qui longe les remparts, car il n'y passe personne et, étant insolité, on attirerait l'attention sur soi, ou il faudrait aller du côté des maisons, d'où on ne verrait rien. Il s'agit immeuble d'angle. De la rue on peut voir aussi les fenêtres donnant sur la cour, car il n'y a pas d'immeuble voisin. Je pense que sa chambre à coucher se trouve par là.
Elle habite face aux remparts, et ce n'est pas un lieu très favorable pour moi. Il n'y a pas en face de voisins dont on pourrait faire la connaissance, ni d'endroits publics d'où il serait possible de faire des observations sans être aperçu. Les remparts eux-mêmes s'y prêtent mal, car on y est trop vu. Si on se promène dans la rue il est mieux de ne pas choisir le côté qui longe les remparts, car il n'y passe personne et, étant insolité, on attirerait l'attention sur soi, ou il faudrait aller du côté des maisons, d'où on ne verrait rien. Il s'agit immeuble d'angle. De la rue on peut voir aussi les fenêtres donnant sur la cour, car il n'y a pas d'immeuble voisin. Je pense que sa chambre à coucher se trouve par là.
Le 22 mai.
Aujourd'hui je l'ai rencontrée pour la première fois chez Madame Jansen. Je lui ai été présenté. Cela sembla lui être à peu près indifférent, ou ne pas attirer son attention. Je me fis aussi indifférent que possible pour mieux pouvoir l'observer. Elle ne resta qu'un instant car elle n'était venue que pour chercher ses amies avec qui elles devaient aller aux cuisines du Roi. Nous restâmes tous deux seuls dans le salon pendant que les demoiselles Jansen se vêtaient pour sortir. et, avec un flegme froid, presque négligemment, jetai quelques mots au passage, qu'elle honora poliment d'une réponse imméritée. Et elles partirent. J'aurais pu offrir de les accompagner, mais cela aurait déjà suffi pour démasquer le cavalier, et je me suis convaincu que ce n'est pas là le moyen propre à la gagner. Non, j'ai préféré m'en aller aussi un instant après elles et, par d'autres chemins et beaucoup plus vite qu'elles, me diriger vers les cuisines du Roi, de sorte qu'en arrivant au coin de la Store Kongensgrade je pus, à leur grand étonnement, les dépasser presque en courant, sans les saluer ou faire autrement attention à elles.
Le 23 mai
C'est une nécessité pour moi de me procurer accès à la maison. Pour cela mes armes sont prêtes, comme disent les militaires. Mais il semble que cela devient une affaire assez compliquée et difficile. Je n'ai jamais connu une famille vivant d'une manière aussi retirée. Il n'y a qu'elle et sa tante. Aucun frère, aucun cousin, pas même un vague parent lointain à prendre par le bras, pas un seul bras à saisir. Je me promène toujours avec un de mes bras branlant, pour rien au monde je ne sortirais ces temps-ci avec quelqu'un à chaque bras. Mon bras est comme un harpeau qu'il faut toujours avoir tout prêt, mon bras est destiné aux revenus accidentels. Peut-être que dans un lointain éloigné apparaîtra un vague parent, ou un ami, que de loin je pourrai prendre par le bras. Alors je me mets à grimper. Il n'est d'ailleurs pas bien qu'une famille vive aussi isolée, on prive la pauvre jeune fille de la chance de faire la connaissance du monde, pour ne pas mentionner les autres conséquences dangereuses que cela peut avoir, cela se paie toujours. La même chose se présente lorsqu'il s'agit de recherches en mariage.
Par un tel isolement on s'assure bien contre les petits larcins. Dans une maison où on reçoit beaucoup, l'occasion fait le larron. Mais cela n'a pas grande importance, car il n'y a pas grand-chose à voler chez ces jeunes filles-là. Lorsqu'elles ont seize abs leur cœur est déjà tout un marquoir, et je n'ai jamais envie d'ajouter mon nom là où plusieurs autres ont déjà écrit les leurs. L'idée ne me vient jamais de graver mon nom sur une vitre ou dans une auberge, ni sur un arbre ou un banc du parc de Frederikberg.
Le 27 mai.
Plus je la regarde plus je me convaincs qu'elle est une figure isolée. C'est ce qu'un homme ne doit pas être, pas même un jeune homme car, son développement reposant essentiellement sur la réflexion, les rapports avec autrui lui sont nécessaires. C'est pourquoi une jeune fille ne doit pas être intéressante, car dans l'intéressant il y a toujours une réflexion à son propre égard, comme dans l'art l'intéressant est toujours représentatif de l'artiste. Une jeune fille qui veut plaire en se faisant intéressante plaira surtout à elle-même. C'est ce qu'il y a à objecter, du point de vue esthétique, à toute espèce de coquetterie.
Autre chose est tout ce qu'on appelle improprement coquetterie et qui relève de la nature elle-même : par exemple la pudeur féminine, toujours la plus belle des coquetteries. Une telle jeune fille intéressante réussira peut-être à plaire mais, de même qu'elle a elle-même abandonné sa féminité, les hommes auxquels elle plaira sont généralement de leur côté peu virils. Une telle jeune fille ne devient en somme intéressante que par ses rapports avec les hommes.
La femme est du sexe faible et cependant il lui appartient beaucoup plus essentiellement qu'à l'homme de se trouver seule dans la jeunesse. Elle doit se suffire à elle-même, mais c'est par une illusion et en elle qu'elle se suffit à elle-même, c'est de cette dot de princesse que la nature l'a partagée. Et c'est précisément cet abandon à l'illusion qui l'isole.
Je me suis souvent demandé pourquoi il n'y a rien de plus funeste pour une jeune fille que dei frayer beaucoup avec d'autres jeunes filles. Cela vient manifestement de ce que cette fréqientation n'est ni chair ni poisson, elle trouble l'illusion mais ne l'explique pas. La destinée la plus profonde de la femme est d'être la compagne de l'homme; mais la fréquentation avec son propre sexe provoque aisément à cet égard une réflexion qui fait d'elle une dame de compagnie au lieu d'une compagne. Le langage lui-même est à cet égard très significatif, car il traite l'homme de maître et la femme, non pas de servante ou d'autres choses pareilles, non il emploie une détermination d'essentialité, elle est compagne, non pas dame de compagnie.
Si je devais m'imaginer l'idéal d'une jeune fille, elle devrait toujours être toute seule dans le monde et, par conséquent, livrée à elle-même, et surtout ne pas avoir d'amies.
Il est bien vrai que les grâces étaient trois, mais personne, je pense, n'a eu l'idée de se les figurer parlant ensemble. Dans leur trinité taciturne elles forment une belle unité féminine. A cet égard je serais presque tenté de recommander à nouveau les gynécées, si toutefois de son côté cette contrainte n'avait pas d'effets nuisibles. Il serait tout à fait désirable pour une jeune fille de garder toujours sa liberté, mais sans que l'occasion lui soit offerte. Alors elle sera belle et évitera de devenir intéressante. Il ne sert à rien de donner un voile de vierge ou de jeune mariée à une jeune fille qui fraie beaucoup avec d'autres jeunes filles, mais l'homme qui possède assez d'instinct esthétique trouvera qu'une jeune fille innocente au sens le plus profond et le plus éminent du mot lui sera toujours amenée voilée, bien que le voile nuptial ne soit pas de règle.
Je rends honneur à son père et à sa mère dans leur tombe pour l'éducation sévère qu'elle a eue et elle vit si retirée que, de gratitude, je pourrais me jeter au cou de la tante. Elle ignore les plaisirs du monde, le blasement puéril lui est étranger. Elle est fière, elle résiste à ce qui fait le plaisir des autres jeunes filles, et c'est ce qu'il faut.
Je saurai tirer profit de ce genre de mensonge. Luxe et parure ne lui offrent pas l'attrait qu'ils exercent sur d'autres jeunes. Elle aime un peu à polémiser mais c'est bien nécessaire pour une jeune fille possédant son exaltation. Elle vit dans le monde de l'imagination. Si elle tombait en des mains impropres, quelque chose de très peu féminin pourrait en résulter, justement parce qu'il y a tant de féminité en elle.
à suivre..............
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