picsou.fandom.com
L'Oeuf Carré
Le blaireau cette créature terne et grisâtre de l'ombre et des ténèbres, qui fouine, creuse et se terre, l'oeil et l'oreille toujours aux aguets, est assurément l'animal auquel un soldat ressemble le plus dans cette guerre de tranchées. Ne doit-il pas en effet se battre et ronger comme lui pour la possession de quelques mètres carrés de terre aussi avidement convoitée qu'un rayon de ciel bleu pour celui qui bout en enfer ?
Ce que le blaireau pense de la vie en général et de son existence en particulier, nous ne le saurons jamais, ce qui est sans doute grand dommage, mais qu'y pouvons-nous ? Savons-nous même ce que pense un homme quand il se trouve dans les tranchées ? La vie parlementaire, les impôts, les réceptions mondaines, et toutes les mille et une horreurs de la civilisation lui paraissent infiniment lointaines, presque aussi lointaines et irréelles que la guerre elle-même. A deux cents mètres de vous, séparés par une bande de terrain vague et éventré et quelques fils de fer barbelé, vous guettent les hommes, que dis-je, des hommes, des ennemis dont les ancêtres ont combattu sous les ordres de Moltke, de Blücher, de Frédéric le Grand et du Grand Électeur, de Wallenstein, de Maurice de Saxe, de Frédéric Barberousse, d'Henry le Lion et de Wittekind le Saxon. On n'oublie certes pas qu'ils sont là, bien mal nous en prendrait - et pourtant on se soucie peu de savoir s'ils mangent de la soupe et des saucisses, s'ils ont froid ou faim, s'ils ont de quoi lire pour se distraire où comment ils parviennent à traîner leur carcasse dans ce bain de boue.
Car plus importante que l'ennemi dont on pourrait respirer l'odeur à quelques centaines de pas de vous, et plus obsédante encore que la guerre qui dévaste l'Europe tout entière, la présence de la boue qui, à certains moments,vous engouffre, vous absorbe, vous aspire comme un fromage engloutit un asticot. Nous avons tous eu l'occasion d'observer dans un jardin zoologique un élan ou un bison se vautrer dans une fondrière, et nous nous sommes inquiétés de savoir à quoi cela pouvait ressembler que de mariner dans un tel bourbier. Et bien maintenant c'est une question que l'on ne se pose plus. Dans d'étroites tranchées, quand une pluie diluvienne succède au gel, quand tout autour de vous est noir comme dans un four, et que vous tâtonnez pour trouver votre chemin en vous appuyant contre des murs de bise fondante, quand vous devez marcher à quatre pattes dans une gadoue épaisse pour gagner un abri, quand les pieds emprisonnés dans la boue vous tentez de saisir de vos doigts terreux d'objets qui le sont tout autant, que vous avez de la boue dans les yeux et les oreilles, que vous mordez dans des biscuits boueux avec des dents boueuses, alors vous êtes en mesure de vous faire une idée plus exacte de ce que peut signifier se vautrer dans un bourbier comme le fait un bison et le plaisir que semble en retirer cet animal vous paraît de plus en plus incompréhensible.
Mais quant on arrive à ne plus penser à la boue, c'est probablement aux estaminets que l'on pense le plus. Un estaminet est un havre que l'on trouve en abondance dans la plupart des villes et villages environnants, en général au milieu d'un tas de maisons sans toit colmatées par-ci par-là de bric et de broc, là où le besoin s'en fait le plus sentir, afin d'attirer tout un flot de clients, militaires pour la plupart, venus remplacer les civils qui ont fui. Un estaminet est à la fois un bar à vins et un coffee shop, meublé d'un petit comptoir, de quelques tables assez semblables à des tables de réfectoire, flanquées de bancs, d'un volumineux poêle à charbon et d'une arrière-salle servant d'épicerie, avec presque toujours deux ou trois enfants courant dans tous les sens et se cognant contre vos jambes le plus souvent lorsque vous commencez à vous lever de table ou à porter un verre à vos lèvres. Ils sont généralement assez grands pour être autorisés à jouer et à courir dans la salle et assez petits pour vous filer entre les jambes. Vivant dans les villages situés près de la zone des combats ils jouissent toutefois d'un avantage considérable par rapport à leurs petits camarades de temps de paix, c'est qu'aucun adulte n'essaie de leur apprendre l'ordre. Comment tenter de leur faire comprendre qu'il y a une place pour chaque chose et que chaque chose doit être à sa place dans un univers où le toit de la maison voisine gît dans la cour arrière de votre propre maison, que votre propre chambre à coucher est à demi ensevelie sous un monceau de betteraves et que les poulets perchent au-dessus d'un garde-manger abandonné parce qu'un obus est tombé sur le poulailler.
Peut-être n'y a-t-il rien, me direz-vous, dans cette description qui soit de nature à suggérer qu'un estaminet de village, fréquemment bombardé par des obus, puisse tenir lieu de paradis, vrai ou artificiel, mais quand on a pataugé dans un désert de boue pendant un assez long temps, on a plaisir à se reporter par la pensée dans ces petites salles de bistrot très simplement meublées ou des enfants courent dans tous les sens au risque de vous faire renverser la tasse de café chaud ou le verre de vin ordinaire qu'on s'apprête à soulever d'une main avide. Pour le soldat cantonné dans une tranchée, l'estaminet est ce qu'est la taverne pour le caravanier en Orient. Là on va et vient au milieu d'une foule d'hommes vêtus d'habits couleur kaki, au sein de laquelle on peut, si on le veut, se fondre et disparaître comme une chenille sous une feuille de salade. On peut rester assis sans parler, seul ou entre amis. On peut également si l'on est d'humeur à causer ou à entendre causer, se joindre à un groupe d'hommes de divers grades, ils vous racontent leurs expériences réelles ou imaginaires.
Au milieu de la foule mouvante des militaires en uniforme kaki maculé de boue, circulent un certain nombre de civils originaires de la région, d'interprètes, d'hommes portant des tenues militaires variées, allant du simple soldat appartenant à une quelconque armée régulière, jusqu'à je ne sais quel corps intermédiaire que seul un expert pourrait désigner par son nom ainsi, bien sûr, que, çà et là, des représentants de cette grande armée de pickpockets qui poursuit sans relâche ses opérations aussi bien en tant de guerre qu'en temps de paix sur la presque totalité de la terre. On les croise aussi bien en Angleterre, en Russie, qu'à Constantinople et on les retrouve probablement en Islande, même si sur ce point je n'ai pas de témoignage direct.
Je me trouvais un jour à l'estaminet " Le Lapin chanceux ", assis à côté d'un individu dont l'âge était aussi indéfinissable que l'uniforme. Il profita de ce qu'il n'avait pas d'allumettes sur lui pour se croire autorisé à engager la conversation avec moi. Il avait l'air faussement désinvolte et l'amabilité superficielle de ceux que l'expérience a rendus méfiants et la nécessité audacieux. Il avant en outre le regard méfiant et la moustache tombante auxquels on reconnaît dans le monde entier le tapeur patenté.
- Tel que vous me voyez là, cher Monsieur, je suis une victime de guerre, s'écria-t-il après quelque préambule.
- Que voulez-vous mon cher, on ne peut pas faire d'omelettes sans casser des œufs, répondis-je avec la muflerie bien compréhensible d'un homme qui a vu des dizaines de kilomètres carrés de pays dévastés et des centaines de maisons sans toit.
- Des œufs ! Mais vous ne croyez pas si bien dire, vociféra-t-il à mon oreille, c'est précisément de cela que je voulais vous parler. Vous êtes-vous jamais demandé ce qui clochait dans l’œuf ? Oui, je parle bien de l’œuf de tous les jours, de celui qu'on trouve dans le commerce ainsi que dans le poulailler et dans l'assiette.
- Sa tendance à s'abîmer rapidement peut être en effet considéré comme un lourd désavantage, hasardai-je. Contrairement aux États-Unis qui croissent en force et respectabilité chaque jour que Dieu fait, un œuf, lui, perd sur la durée. Il ressemble en cela au roi Louis XV qui perdit la faveur populaire au fil des années, du moins s'il faut en croire les historiens.
- Non, ce n'est pas une question d'âge, répondit sérieusement mon interlocuteur. Voyez-vous, c'est sa forme, sa rotondité qui font problème. Considérez simplement sa tendance à rouler. Posé sur une table, sur une étagère ou un comptoir, il suffit d'une pichenette, bien involontaire du reste, pour qu'il tombe par terre et s'écrase. Quelle catastrophe alors pour les pauvres, et d'une manière générale pour tous ceux qui n'ont pas de quoi s'acheter de la viande. papillesetpupilles.fr
J'eus un petit geste d'acquiescement à cette idée : ici l’œuf coûte plusieurs sous la pièce.
- Monsieur, continua-t-il, c'est là une question à laquelle j'ai souvent réfléchi, à cette métamorphose économique, si j'ose dire, de l’œuf domestique. Dans notre petit village de Verchey-les-Torteaux, dans le Tarn, ma tante possède une petite laiterie et un élevage de volailles dont nous tirions un modeste revenu. Nous n'étions pas vraiment pauvres, mais nous étions tout le temps obligés de travailler, de calculer, d'économiser. Je m'aperçus un jour qu'une des poules de ma tante, vous savez, celles qui ont une crête et qu'on appelle, je crois, les poules de Houdan, avait pondu un œuf qui n'était pas aussi parfaitement ovoïde que ceux des autres poules. On ne pouvait pas dire qu'il était réellement carré, mais il avait tout de même des angles assez bien définis. Je découvris que cette poule-là pondait toujours des œufs de cette forme particulière. Cette découverte, comme vous pouvez le penser, stimula ma réflexion sur la question. Si l'on réussissait à sélectionner toutes les poules enclines à pondre des œufs légèrement anguleux et n'élever que des poussins couvés par ces poules, on finirait bien, me disais-je, avec de la patience et de la ténacité, par produire une race de poules qui ne pondraient plus que des œufs carrés.
- Mais monsieur, cela demanderait des centaines, voire même des millions d'années.
- Peut-être avec vos poules nordiques lentes à se déplacer, me répondit-il avec un brin d'irritation dans la voix, mais avec nos poules vivaces du sud-ouest, il en va tout autrement. Ecoutez-moi bien. J'ai fait des recherches et des expériences, j'ai exploré les poulaillers du voisinage, j'ai visité les foires et les marchés des villes environnantes, et chaque fois que j'ai trouvé une poule qui avait pondu un œuf plus ou moins anguleux, je l'ai achetée. J'ai ainsi pu sélectionner une multitude de poules qui représentaient toutes la même tendance et à partir de leur descendance je n'ai sélectionné que des poules dont les œufs manifestaient la déviation la plus marquée par rapport à la rotondité normale. J'ai continué, j'ai persévéré, et c'est ainsi, monsieur, que j'ai produit une race de poules qui pondent des œufs qui ne roulent pas, quelle que soit la manière dont on les pousse. Mon expérience fut couronnée de succès et constitue l'une des pages les plus glorieuses de l'industrie moderne. Mes œufs devinrent ainsi fameux. On commença à les rechercher pour leur nouveauté, leur bizarrerie, une nouveauté. C'est alors que les commerçants, les ménagères saisirent l'avantage et l'utilité qu'ils présentaient par rapport à l’œuf ordinaire. Je pus donc les vendre à un prix bien plus élevé que celui du marché, et je commençai à gagner beaucoup d'argent. Je détenais le monopole. Je refusais, bien entendu, de vendre mes " pondeuses carrées " et les œufs que je vendais sur les marchés étaient soigneusement stérilisés afin qu'aucun poussin ne puisse être couvé à partir de l'un d'eux.. J'étais sur le point de devenir riche, très riche. Puis cette maudite guerre a éclaté et a apporté la misère à beaucoup. Je fus obligé d'abandonner mes poules et mes clients et d'aller au front. Ma tante prit l'affaire en mains et continua à vendre des œufs carrés, les œufs que j'avais conçus, créés et améliorés, et à recevoir les profits. Eh bien, figurez-vous qu'elle refuse de m'envoyer le moindre centime sur tout ce qu'elle gagne. Elle prétend que, puisqu'elle s'occupe des poules, qu'elle paie le maïs pour les nourrir et qu'elle expédie les œufs au marché, l'argent est à elle. Mais légalement, bien sûr, il est à moi. Si je pouvais lui intenter un procès, je récupérerais tout l'argent que lui ont rapporté mes œufs depuis le début de la guerre, c'est-à-dire des milliers et des milliers de francs. Mais pour intenter un procès il faut un minimum d'argent. J'ai un ami avocat qui ne me demanderait pas cher, mais malheureusement je n'ai pas la somme de départ. Il me faut encore quatre-vingts francs. En temps de guerre c'est difficile à trouver. saas.forumgratuit.org
J'avais toujours imaginé que c'était là une pratique à laquelle on recourait surtout en temps de guerre et je le lui dis.
- Sur une grande échelle oui, mais moi je ne parle que d'une toute petite somme. Il est plus facile de prêter trois millions que quatre-vingts ou quatre-vingt-dix francs.
Le soi-disant financier s'arrêta un instant de parler, puis reprit, d'un ton confidentiel.
- Je sais que parmi les soldats il y en a qui disposent d'une fortune personnelle, n'est-ce pas ? L'un ou l'autre serait peut-être prêt à m'avancer une petite somme, pourquoi pas vous, ce serait en même temps un bon placement et rapidement remboursé en plus.
- Si j'ai quelques jours de permission j'irai faire un tour à Berchey-les Torteaux pour inspecter votre élevage, et j'interrogerai les marchands d’œufs du coin sur la situation et les perspectives du marché.
Mon interlocuteur haussa un peu les épaules, se balança un moment sur son siège et commença à rouler une cigarette d'un air taciturne. Son intérêt pour moi s'était soudain éteint mais, pour sauver les apparences et terminer avec plus ou moins de panache la conversation qu'il avait si laborieusement commencée, il dit :
- Ah, vous irez à Berchey-les-Torteaux pour vous renseigner sur notre ferme. Et si vous constatez que ce que je vous ai dit concernant les œufs carrés est vrai, que ferez-vous, monsieur .
- J'épouserai votre tante.
Saki
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire