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Arbres de la Ville
Comme vous devez vous ennuyer, pauvres arbres en rang par deux le long des allées de la ville et parfois même le long des rues pavées, sur le trottoir de droite et de gauche, ou qui vous dressez solitaires, parmi les plantes naines, dans le hall silencieux d'un palais ancien ou dans une cour ! J'en connais quelques-uns, au bout d'une des rues les plus larges et les plus peuplées de Rome, qui font vraiment pitié. Ils ont grandi, petits et misérables, et ont presque l'air perdu, effrayé, comme s'ils demandaient ce qu'ils font là, parmi tous ces gens affairés, dans le bruyant va-et-vient de la vie urbaine. Avec quel étonnement triste, les pauvres, ils se voient reflétés dans les vitrines splendides des magasins ! Et ils semblent avoir pitié d'eux-mêmes, secouant lentement leurs branches quand souffle une rafale de vent. Chaque fois que je passe par cette rue et que je regarde ces arbustes, je pense à tous les malheureux qui, attirés par le mirage de la ville, ont quitté leur campagne et sont venus ici pour sombrer dans la tristesse, se perdre dans le labyrinthe d'une vie qui n'est pas pour eux. Et j'imagine le repentir amer et désespéré de ces malheureux, le regret de leur terre lointaine, de la vie simple et bonne qu'ils en tiraient autrefois, avant que la maudite tentation ne la leur rende intolérable, faisant briller l'illusion d'un autre destin. J'imagine aussi quel bonheur de pousser, intense et spontané, animerait ces arbustes, en pleine campagne, comme leurs feuilles brilleraient et comme ces branches, ratatinées et mélancoliques, s'élanceraient pour embrasser l'air. Voilà : le cercle étroit que le pavage de la rue laisse autour du tronc est toute leur campagne, grâce à celui-ci, la terre boit péniblement l'eau du ciel et respire. Parfois même, ce cercle étroit est recouvert d'une grille en fer, pour une protection semblable à une cruauté plus grande encore : dans ce cas, les pauvres arbres paraissent issus d'une prison, condamnés à rester là. Et ils dorment et rêvent tristement, sursautant de temps à autre comme si une émotion les faisait frissonner, aux nouvelles que la brise leur apporte de loin, depuis les champs qui renaissent déjà au sourire de l'avril nouveau. Ah, eux aussi le sentent, pauvres arbres de la ville : eux aussi sentent un je ne sais quoi dans l'air frais et joyeux. Sous le dur pavé qui vous étouffe, arbres exilés, la terre vous parle de l'amour du soleil renouvelé, et vous l'écoutez en frémissant, heureux à la pensée qu'elle ne vous a pas oubliés, vous qui êtes si loin, égarés dans le vacarme de la ville. Sous les innombrables maison qui l'écrasent, sous les pavés sans cesse piétinés par les hommes inquiets, elle vit, elle vit, et vous, avec vos racines, vous sentez l'ardeur de cette vie nouvelle qui ne peut pas rester cachée et qui mousse presque entre les pavés, en brins d'herbe ténus. Ah, en regardant ces petites touffes vertes, timides, peut-être concevez-vous le fol espoir que la terre veuille vous venger, envahir la ville pour vous racheter. Peut-être voyez-vous en rêve ces touffes pousser, la rue se transformer en pré et la ville en campagne ! " - Oui, mais en attendant, que font ces cantonniers accroupis, penchés sur le pavé ? Que raclent-ils ? " Cette question vous la posez à un moineau qui est descendu des toits pour se poser sur vous. Et le moineau bavard et pipelet, vous répond avec un petit ricanement : " - Vous ne voyez donc pas ? Ce sont des barbiers : ils rasent la rue. "
Mais il y a plus triste encore : c'est le destin d'autres arbres de l istockphoto.com
noblesseetroyautes.coma ville, qui ne doivent pas seulement escorter, en procession ordonnée le long des trottoirs, nos vanités sottes et laides, mais qui, en ordre plus serré, mêlant leurs couronnes, sont contraints de former une sorte de portique végétal. Le sécateur du jardinier a symétriquement égalisé les cimes de ces arbres. A l'intérieur, il a imposé aux branches la voûte d'une galerie, et sur les côtés, les arcades d'une loge. Ainsi déformés, mutilés par de savantes barbaries, qui pourrait bien les trouver beaux et agréables ? J'avoue qu'ils me donnent une sensation d'horreur, comme s'ils m'offraient le spectacle d'une torture continuelle. Et j'aurais presque envie de crier : " - Mais construisez-les donc en pierre, vos portiques ! Ceux-ci sont des êtres vivants, qui souffrent et font souffrir : il est cruel de leur interdire ainsi la spontanéité de la pousse, l'expansion de le vie ! Vous ne savez donc pas, ô jardiniers d'Italie, que chez nous, la peine de mort est abolie ? Pour qui ose lever la tête au-dessus des cordes niveleuses des lois, qui sont à une paume de la boue, filet protecteur des nains, il n'existe plus de bourreau pour la couper. Alors, pourquoi ce pauvre feuillage, qui aimerait s'aventurer un peu au-delà de la ligne établie par vos ciseaux, devrait-il être décapité ? Et je connais un arbre né, allez savoir comment, dans une cour étroite et sale, près d'une vilaine rue où se pressent de vieilles maisons. Ce pauvre arbre s'était dressé tout droit sur son maigre tronc couleur de cendre avec un effort évident, une peine évidente, comme angoissé, dans son désir de voir le soleil et l'air libre par la peur de manquer de vigueur et de ne pas dépasser les toits de maisons environnantes. Et enfin, il y était parvenu ! Comme elles brillaient de joie, les branches de la cime, et comme elles les enviaient, celles qui se trouvaient en bas, privées d'air et de soleil ! Même dans la mort, quand elles se détachaient des branches, en automne, les feuilles de là-haut étaient plus heureuses : elles s'envolaient au loin, très haut, avec le vent, tombaient sur les toits, voyaient encore le ciel, tandis que les pauvres feuilles basses mouraient dans la rue boueuse, piétinées. En toutes saisons, au coucher du soleil, cet arbre se peuplait d'une myriade de moineaux qui semblaient s'être donné rendez-vous, de tous les toits de la ville. Sur ces branches, on voyait alors palpiter plus d'ailes que de feuilles. On eut dit que chaque feuille avait une voix, que tout l'arbre chantait en frémissant. Depuis les fenêtres des maisons les enfants assistaient en souriant, étourdis, à ce pépiement pressant, continuel, assourdissant. Parfois un petit vieux se mettait à la fenêtre et frappait deux fois dans ses mains : alors, tout à coup, comme par magie, l'arbre entier se taisait, inanimé. Mais peu après, la fête reprenait : chaque moineau, de nouveau, s'enivrait de ses propres cris et de celui des autres, et le concert se faisait de plus en plus pressant, plus assourdissant qu'avant. Or, un beau jour, le propriétaire de la maison dans la cour de laquelle l'arbre avait grandi, eut l'idée de rehausser les murs tout autour, pour bâtir un deuxième étage. Et alors l'arbre, qui avait si péniblement gagné la liberté du soleil et de l'air libre, ploya sa cime, découragé, et courba son tronc.
Mais désormais, le vieil arbre avait perdu sa vigueur : il avait fait tant d'efforts pour parvenir là-haut, à cette hauteur : il ne pouvait pas aller plus haut. Mieux valait mourir. Au crépuscule, des milliers de moineaux se réunissaient encore sur lui pour faire la fête. Mais on sentait que ce n'était plus l'arbre entier qui chantait. Les moineaux vivaient : l'arbre était mort, plié sur lui-même. Et c'est en vain que ses hôtes, avec leurs pépiements, tentaient de le ramener à la vie.
1900
Luigi Pirandello
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