dimanche 30 septembre 2018

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui 88 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )


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                                                                                                                         1er mars 1663
                                                                                                          Jour du Seigneur
            Lever et à pied à la chapelle de Whitehall où prêchait un certain docteur Lewis qui passait autrefois pour un homme de beaucoup d'esprit. Mais il lut son sermon du premier au dernier mot, et de manière si hachée et à voix si basse qu'un peu éloigné on ne l'entendait pas, et que moi, qui étais assis prêt, je n'entendis rien qui valut d'être écouté. Chose étrange il omit de dire une prière avant le sermon, ce qui étonna tout le monde, mais fut imputé à sa mémoire défaillante.
            Après le sermon très belle anthem.
           Entrai ensuite au Palais et me promenai parmi les courtisans, admirai les belles dames et particulièrement milady Castlemaine qui les surpasse toutes et qui est la seule dont la beauté véritable mérite mon admiration. Le roi et la reine étant à table j'allai voir Mr Fox et dînai avec lui. Bonne et nombreuse compagnie. On me dit, entre autres, que la paix est conclue entre le roi de France et le Pape. Et l'on me rapporta aussi les raisons données hier au roi par notre Parlement afin d'expliquer pourquoi il ne le suit pas en matière de tolérance, toutes raison que j'ai eu plaisir à entendre.
            Puis chez milord Sandwich, toujours fort enrhumé et forcé à garder la chambre. Comme nous étions seuls nous nous mîmes à causer de la mort et l'héritage de mon oncle, le capitaine. J'en profitai pour pour dire à milord où en sont les choses. Je lus le testament, lui contai tout, et lui montrai quel pauvre bien il avait laissé, ce qui lui paraît fort étrange, et à juste titre.
            Ensuite, après avoir chanté des airs nouveaux avec Will Howe, je rentrai à pied à la maison où j'eus la visite de Will Joyce, que je n'avais pas vu ici depuis longtemps et que je ne désire pas revoir de sitôt, ce fat impertinent et pourtant d'un bon naturel et fort préoccupé par la folie dernièrement commise par mon frère en faisant une cour si onéreuse qui n'a abouti à rien et qui, en toute logique, ne pouvait qu'échouer.
            Après son départ tous au lit, sans prières, car c'est jour de lessive demain.


                                                                                                                 2 mars
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            Levé tôt et par le fleuve, avec le commissaire Pett à Deptford où nous prîmes le yacht le         " Jimmy "que le roi et les lords virtuosi ont construit l'autre jour, jusqu'à Woolwich, causâmes de choses et d'autres  à bord puis à la corderie, puis rembarquâmes et descendîmes quatre ou cinq miles avec un plaisir extraordinaire, car c'était une belle journée avec un bon vent, et nous nous fîmes monter à bord des huîtres toutes fraîches, excellentes et que nous mangeâmes avec grand plaisir.
            Comme deux vaisseaux hollandais s'engageaient sur le fleuve, nous envoyâmes deux hommes à bord acheter trois fromages de Hollande à 4 pence la livre, d'excellents fromages. Le commissaire Pett en prit un et moi deux.
            Retour à Woolwich et en montant sur le ponton pour voir les câbles de fer que nous fabriquons afin d'économiser du cordage pour attacher les navires à la chaîne, je passai par-dessus bord et tombai sur le pont du vaisseau, le Kent, manquant me casser la main gauche, mais je me suis seulement tordu quelques doigts et en redescendant à terre j'envoyai chercher du baume chez Mrs Acworth, je me massai la main avecet fus rapidement soulagé.
            Nous dînâmes au Cerf blanc en compagnie de plusieurs officiers, nous allâmes ensuite voir déplacer le " Royal James " vers le fond de la darse, raison principale de notre venue. Puis à la corderie où nous vîmes comparer du chanvre de Riga et une sorte d'herbe indienne, assez solide mais loin de valoir l'autre et on ne sait pas si elle peut être goudronnée.
             Retour au yacht qui nous conduisit jusqu'à Londres, rentrés en barque au bureau et de là au café de Mr Grant avec Mr Pett, rejoints par sir John Cutter et nous causâmes longtemps.
            Ensuite à la maison où je trouve ma pauvre femme toute seule et la maison dans un état repoussant, car c'est jour de lessive. Ce qui me fâche car il me faut demain recevoir des amis à dîner.
            Ensuite à mon bureau, puis à la maison, souper et au lit.
                                                                             
                   
                                                                                                                3 mars
die.en.grey die.en..free.fr                                                                                                mardi gras
            Lever et à pied jusqu'au quartier du Temple, comme prévu passai chercher le commissaire Pett et à Whitehall faire un compte rendu à Mr Coventry sur notre journée d'hier. Je me rendis ensuite au bureau du Sceau privé où j'obtins une copie de la lettre faisant de sir William Penn l'assistant de sir John Mennes, le contrôleur. Elle ne contient que fort peu de chose, mais je veux m'en servir pour presser sir John Mennes de s'y opposer, sans autre dessein que de faire enrager  sir William Penn. Puis retour à la maison par le fleuve et à midi, comme promis arrivent Mrs Turner, sa fille, Mrs Morrice, Roger Pepys pour dîner. Nous fûmes aussi joyeux que je pouvais l'être, car je n'avais pour eux qu'un piètre dîner, mais cela n'est pas si grave, à cause du festin que je dois donner à la fin de ce mois. Mrs Theophila me montra nom inscrit sur sa poitrine, car je suis son Valentin, ce qui va me coûter 20 shillings. Après dîner je les emmenai à la cave et mis en perce mon tonneau de vin de Bordeaux pour eux. Nous nous quittâmes vers le soir, j'allai un moment au bureau, puis à la maison, souper et au lit, d'autant plus tôt que j'ai pris un peu froid sur le fleuve, ce qui me vaut mes douleurs habituelles. Cet après-midi, Roger Pepys me dit être certain que le roi est fort courroucé de la récente décision du Parlement de s'opposer à la tolérance. Ce qui me désole et me fait craindre bien des mécontentements.


                                                                                                          4 septembre

            Grasse matinée, causai avec ma femme des mesures à prendre pour notre maisonnée, puis lever et au bureau où je travaillai à l'index de mon manuscrit sur la marine. Revins après un rapide dîner et terminai avant la nuit, à ma grande satisfaction. Occupé ensuite à diverses affaires jusqu'à 9 heures du soir, puis à la maison, souper et au lit.


                                                                                                           5 mars 1663

            Me lève tôt ce matin à titre d'essai, à dessein de commencer la saison des beaux jours en me levant de bonne heure. Ensuite un peu à mon bureau, puis à Westminster en fiacre avec sir John Mennes et sir William Batten. Causé en chemin de l'affaire des lettres patentes concernant sir William Penn, que je crois avoir définitivement arrêtée, car sir John Mennes jure qu'il n'y consentira jamais.
            Arrivé dans le vestibule de la Chambre des Communes où j'ai parlé à mon cousin Roger qui se rend demain à Cambridge. Au Palais j'entends dire que les catholiques ont de grandes espérances et pressent fort le roi pour obtenir la tolérance. Les choses, dit-on, vont fort mal en Irlande, le Parlement a voté et le peuple, c'est-à-dire les papistes, proteste contre les commissaires du roi, si bien que l'on dit que les Anglais vont perdre leurs droits fonciers là-bas.
            Puis me rendis chez lord Sandwich fort malade. A cause de son rhume il n'avait pas dormi de plusieurs nuits, il pouvait à peine ouvrir les yeux, était très faible et fort chagrin, ce qui me causa bien du souci.
            Ensuite, après avoir parlé avec Mr Cooke que je trouvai là, au sujet de cette folie qu'il a de m'importuner, moi et d'autres amis pour que nous lui trouvions une charge, c'est-à-dire celle de garde-magasin de la marine à Tanger, avant même qu'elle n'existe, je retournai au Palais puis en compagnie des deux chevaliers rentrai à la maison en fiacre, trouvai là Mr Moore qui était de sortie, et nous dînâmes ensemble. J'en fus bien content car cela faisait bien longtemps qu'il était cloué chez lui. Arrivée aussi de Mr Hawley. Après dîner je les quittai pour me rendre au bureau  où réunion jusque assez tard. Il m'apparaît que je ne rencontrerai aucun obstacle à l'accroissement de mon influence au bureau, à l'exception de sir William Penn maintenant rétabli et revient chez nous plein d'allant, et avec l'intention de rattraper le temps de son absence en se montrant d'une extrême diligence au bureau. Je prie le ciel qu'il en soit ainsi, mais j'espère pourtant le fatiguer par mon propre zèle, car je suis résolu à m'appliquer à mon travail avec autant de force que je le puis si Dieu me prête santé.
            Tard au bureau, puis à la maison, souper et au lit.


                                                                                                                    6 mars 1663
      parisbestlodges.com
            Lever de bonne heure et vers 8 heures en carrosse à quatre chevaux avec sir John Mennes et sir William Batten à Woolwich. Une belle journée. A l'arsenal nous nous concertâmes et réglâmes plusieurs questions, puis de même à la corderie. Ensuite chez Mr Falconer, nous mangeâmes du poisson que nous avions amené tout préparé. Sa nouvelle femme dîna avec nous, elle était autrefois sa servante, mais semble une personne bien née, avisée, avec d'assez bonnes manières.
            Retour à Deptford, même travail que le matin, et rentrâmes à la maison. En chemin agréable conversation, car sir John Mennes est de bonne compagnie, quoiqu'un benêt pour ce qui est des affaires de son bureau.........
            A mon bureau puis chez sir William Batten où trouvai le major Holmes récemment revenu de Méditerranée. Il me conte d'étranges histoires sur les fautes commises par Cooper, son lieutenant de vaisseau que j'avais fait nommes. Je ne crois pas ce qu'il me dit, mais j'ai bien du regret de l'entendre, et dois trouver le moyen de le faire renvoyer, bien que je pense que le capitaine est orgueilleux et que l'homme n'est point assez souple avec lui
            Retour à mon bureau pour rédiger mon journal, puis à la maison et au lit.
            Le frère de mon petit valet Wayneman est venu me voir et je lui ai répété que je dois me séparer de ce garçon que je refuse de garder. Il me prie de le garder encore un peu jusqu'à ce qu'il puisse lui trouver de quoi le faire vivre, ce que je suis prêt à faire pour un temps limité.
            Il paraît qu'aujourd'hui, à la Chambre des Communes, on a eu des parole fort dures contre les papistes, car on est furieux de les voir tant s'agiter pour obtenir la tolérance, et une telle obstination en un pareil moment est sans nul doute une grande folie de leur part, quand ils voient bien que la Chambre a déjà montré qu'elle y est absolument opposée.
            Ce soir, à mon bureau, Mr Powey m'a dit que milord Sandwich était si malade qu'il a de grandes craintes à son sujet. Ce qui me cause beaucoup de peine, moins pour moi-même que pour sa malheureuse famille.


                                                                                                                7 mars

            Levé de bonne heure et au bureau. Réunion toute la matinée. A midi, sir William Penn,  ce gredin qui cache son jeu, commença de me parler fort aimablement de sa maison et de faire passer toutes les factures pour nos travaux au compte du bureau. Mais c'est un fourbe et je le laissai donc dire sans rien répondre. Et nous nous quittâmes.
            Allai dîner et trouvai chez moi Theophila Turner venue à pied sur un coup d'humeur, me prier de trouver une place sur un navire pour John, leur valet qui est un coquin. Il se pourrait pourtant que la mer l'aidât à se réformer, je verrai donc ce que je peux faire. Elle dîna avec moi, puis je pris un fiacre et la reconduisis chez elle, m'arrêtant en chemin dans Cheapside pour lui offrir une douzaine de gants blancs, car elle est ma Valentine. Puis chez milord Sandwich parti chez sir William Wheler pour être plus tranquille. Il a passé une bonne nuit et je le retrouvai là, fort joyeux, jouant aux cartes en nombreuse compagnie. Le quittai et avec Creed au palais de Westminster. Nous nous promenâmes un bon moment. Il me raconta qu'à cause de ce qu'avait dit à la reine milady Gerard contre milady Castlemaine, le roi lui a fait, l'autre jour, un affront en dansant avec milady Castlemaine, alors que milady souhaitait danser avec lui, comme toutes les dames, et depuis elle a reçu du roi l'interdiction de servir la reine. Ce dont on parle fort, milord son mari étant un grand favori.
            Retour à la maison en barque et à mon bureau, écrivis du courrier, puis à la maison, et au lit.


                                                                                                                        8 mars
                                                                                                  Jour du Seigneur
            Devais me rendre à Whitehall avec sir John Mennes, mais ne fus pas prêt avant son départ.  J'allai donc à pied et entendis le Dr King, évêque de Chichester, faire un bon sermon, fort éloquent sur les paroles : " Qui sème dans les larmes récoltera dans la joie ".
            La chapelle, pendant le carême, est tendue de noir et l'on ne chante pas d'anthem après le sermon, contrairement à ce qui se fait. Allai voir ensuite milord Sandwich chez sir William Wheler. Je le trouve indisposé, pensant souffrir d'un accès de fièvre, mais l'après-midi il avait retrouvé sa belle humeur. Je dînai avec sir William, la chère était bonne mais peu copieuse, pas meilleure que chez moi un dimanche ordinaire.
            Montai après dîner voir milord, se trouvait là Mr Rumbold. Milord, entre autres, nous raconta les moments difficiles qu'il avait traversés quand il était dans la Baltique, qu'il y avait reçu des lettres du roi apportées par Whetstone, ce qui était une grande folie, et qu'un jour milord qui dînait avec Sydney, comme lui plénipotentiaire et son ennemi mortel, aperçut Whetstone et le salua par trois fois, mais l'autre, obstinément, fit mine de ne pas le connaître. Ce que milord mit sur le compte de sa sotte vanité dont il était abondamment pourvu, et il fit aussi remarquer sa présence à Sydney, alors que pendant tout ce temps l'homme avait des lettres du roi, dans sa poche. Et Sydney l'apprit plus tard, à Copenhague, quand les commissaires hollandais lui dirent que milord Sandwich avait affrété un de leurs navires pour ramener Whetstone à Lübeck, car il avait été envoyé de Flandre par le roi. Je ne puis évoquer sans admiration l'équanimité dont milord fit preuve dans toutes ces occasions.
            Retour à pied à la maison, rencontrai en chemin Mr Moore avec qui je fis un petit tour dans la rue parmi les drapiers dans l'enclos de Saint-Paul, parlant affaires, puis à la maison, et au lit.


                                                                                                                9 mars

            Levé de bonne heure et au bureau toute la matinée.                        dismoiou.fr
            Vers midi, sir John Robinson, le lord-maire, désirant passer par le jardin en sortant de la Tour, nous rendit visite et m'invita, ainsi que sir William Penn aussi présent, à dîner. Nous acceptâmes et fîmes un grand dîner de carême, composé de poisson avec peu de viande. Puis sir William et moi montâmes dans son carrosse, contre ma volonté car je suis résolu à éviter une trop grande familiarité entre nous, pour nous rendre à Whitehall, mais arrivâmes trop tard, le Duc ayant vu nos collègues avant notre arrivée, ce dont je fus très fâché. Nous fîmes un tour dans le parc et retour à la maison en voiture et me rendis au bureau jusque tard, puis à la maison, souper et au lit.
            Avons dîné aujourd'hui avec Mr Slingsby de la Monnaie qui nous a montré toutes les nouvelles pièces, celles d'or comme celles d'argent, un échantillon de chacune, qui sont frappées pour le roi selon le procédé de Blondeau et les a comparées avec celles frappées pour Oliver dont l'effigie est due à Simon et celle du roi à un certain Roettier, un Allemand je crois, qui a aussi dîné avec nous.
Il loue celle de Roettier comme supérieure et vraiment je crois que ce sont elles qui l'emportent, parce que les plus belles, mais ma foi celles du Protecteur me paraissent plus ressemblantes que celles du roi. Mais les deux valent bien d'être vues. Les couronnes de Cromwell se vendent apparemment entre 25 et 30 shillings pièce.


                                                                                                                 10 mars

            Levé et à mon bureau toute la matinée, et c'est un grand plaisir que d'être au travail de bonne heure.Vers midi visite de sir John Mennes. Nous causâmes une demi-heure de cette affaire entre lui et sir William Penn et qu'il est très conscient de la perfidie de ce vieux radoteur et des différentes voies employées......... Tout ceci me fait plaisir à entendre, car je vois que sa malhonnêteté est découverte.
            Mangé un méchant dîner de carême à la maison, car ma femme est irritée ce matin en raison d'une querelle, ce matin, avec milady Batten, la cause : mon petit valet est allé chez elle prendre de l'eau au robinet avec la permission de leur servante. Mais milady s'est montrée fort arrogante, disant qu'elle allait apprendre à sa maîtresse de meilleures manières, à quoi ma femme a répondu à voix haute afin d'être entendue, qu'elle ne voyait guère quelles manières milady Batten pourrait lui enseigner.
            Après dîner réunion au bureau tout l'après-midi jusqu'à 8 heures du soir, puis écrivis mon courrier, et avant 9 heures à la maison, ce qui m'arrive rarement depuis quelque temps, mais j'ai tant de travail que j'en ai la migraine et ne peux rester davantage. A la maison, souper et au lit.


                                                                                                                11 mars 1663

            Levé de bonne heure et à mon bureau toute la matinée. Petite promenade dans le jardin avec sir William Batten. Nous avons causé du différend entre sa femme et la mienne, et je crains que ma femme ne soit à blâmer. Vers midi appris par Mr Wood qu'il envoyait Butler, notre principal témoin contre Field, en Nouvelle Angleterre, contre notre gré, ce qui me rendit presque fou de rage. Ensuite dîner à Trinity House avec sir John Mennes et sir William Penn, et nous avons envoyé chercher Wood pour lui dire ce que nous pensions. Il ne sembla pas en faire grand cas et s'en alla.
            J'écrivis une lettre que j'envoyai par exprès à Walhamstow à sir William Batten parti là-bas ce matin pour le lui apprendre. Cependant dans l'après-midi Wood nous dit qu'il a nommé quelqu'un d'autre à la place de Butler et qui rattrapera le vaisseau dans les Downs.
            Restai tard au bureau, écrivis au commandant en chef dans les Downs et arrangeai les choses de la façon la plus propice possible à favoriser cette affaire. Puis à la maison, et au lit.


                                                                                                                 12 mars
                                                                                                     arfe.fr
            Levé de bonne heure et à mon bureau toute la matinée avec le capitaine Cocke pour terminer les comptes afférents à leur contrat pour du chanvre de Riga
            A la maison pour dîner. Après dîner arrive mon oncle Thomas avec une lettre pour mon père, par laquelle, conformément à notre désir, lui et son fils donnent ordre à leurs fermiers de nous payer leur loyer, ce qui me fait grand plaisir. Au cours de la conversation il me dit que mon oncle Wight est mécontent que je n'aille jamais le voir, et je ne lui donne point tort. Mais je sais bien qu'ils se sont trop engagés aux côtés de mon oncle Thomas contre nous, je n'ai pas eu, jusqu'ici, trop envie de les voir. Mais maintenant j'irai.
             Après son départ, au bureau où je m'occupai du choix des lieutenants de vaisseau et des chirurgiens pour la flotte sur le point d'appareiller. L'affaire se déroule comme je le souhaitais tant pour ce qui est des personnes auxquelles je souhaitais être agréable que pour faire signer les autorisations de paiement rédigées par mes commis.
            Réunion prolongée, m'en fus ensuite à la maison où je trouve Mary Ashwell arrivée pour s'installer chez nous, et sur qui je fonde bien des espérances, en priant Dieu qu'elle nous donne satisfaction, et bien que cela me coûte de l'argent, j'en aurai bien de l'agrément. Puis souper et au lit.
            Il m'apparaît d'après ses paroles et sa conduite ce soir qu'elle n'est pas fière et fera ce qu'on lui commandera, mais comme elle n'est guère sortie de chez elle, elle ne sait pas comment témoigner à sa maîtresse le respect qu'elle lui montrera quand on lui aura expliqué comment se conduire, car elle n'a été habituée qu'aux petits enfants, et était dans son école une sorte de maîtresse pour eux.
            Tourmenté toute la nuit par mon rhume et j'en ai presque perdu la vois si bien que je ne peux quasiment plus parler de manière audible.


                                                                                                             13 mars

            Levé très tôt et travaillé à mon bureau toutes la matinée. A midi rentrai dîner à la maison. J'attendis le père de Miss Ashwell passé dans la matinée et avait promis de revenir, mais il ne vint pas. J'eus en revanche la visite du capitaine Grove qui me semble être un homme fort brave, c'est du moins ainsi qu'il voudrait apparaître dans ses propos, mais je crois que c'est la vérité, et qu'il me porte un grand respect et mérite d'être encouragé pour le sérieux qu'il montre dans tout ce qu'il fait.
            Sortis en bateau avec ma femme et miss Ashwell, les laissai chez Mrs Pearse et me rendis à Whitehall puis au parc de St-James........ Puis je retrouvai ma femme chez Mrs Hunt. Je les emmenai ensuite en fiacre à Hyde Park où se regroupaient un grand nombre de voitures et de visages avenants.
Restâmes jusqu'au soir et à la maison et à mon bureau pour mon courrier, et souper, et au lit.


                                                                                                           14 mars

            Levé de bonne heure et réunion à mon bureau toute la matinée. Je fis force remontrances à Mr Davies de Deptford et à d'autres pour la façon injuste dont ils usent avec Mitchell pour ce qui est de l'étamine et de ses pavillons, ce qui me fut désagréable, mais c'était pour défendre la vérité. Puis dîner à la maison avec Creed. Nous fîmes une longue promenade dans le jardin, nous avons parlé du piètre service accompli par sir John Lawson en Méditerranée occidentale, raison de toute cette grande renommée et des honneurs qui lui sont rendus. Puis à mon bureau tout l'après-midi à donner aux lieutenants de vaisseau leur brevet pour ce voyage, ce qui, je l'espère, me rapportera quelque chose à leur retour.
            Dans la soirée promenade dans le jardin avec ma femme et miss Ashwell. Il m'apparaît que c'est une jeune fille fort habile à toutes sortes d'ouvrages, ce qui me fait grand plaisir, et j'espère que sa présence distraira très bien ma femme, à peu de frais. Écrivis ensuite mon courrier, puis à la maison, souper, et au lit.


                                                                                                                     15 mars  1663
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IMAGE            Levé et avec ma femme et, pour la première fois, sa dame de compagnie, miss Ashwell, à l'office. Il y a si peu de place sur notre banc avec la soeur de sir John Mennes et sa fille, que je vois bien que lorsque nous venons tous à la fois, certains d'entre nous ne trouvent point à s'asseoir, mais je suppose que nous trouverons quelque solution. Dîner à la maison et, derechef, à l'office l'après-midi, puis à la maison et à mon bureau jusqu'au soir occupé à une chose ou une autre, et je relus mes résolutions comme j'y suis tenu chaque dimanche, puis à la maison, souper et menus propos. Miss Ashwell est de si bonne compagnie que je crois que tout se passera bien avec elle. Ensuite, prières et au lit.
            Aujourd'hui le temps, fort beau et chaud depuis quelques jours, est devenu très humide et froid, et il a tonné très fort cet après-midi durant toute la durée de l'office, ce que je n'avais pas entendu depuis bien longtemps.



                                                                                   à suivre..........

                                                                                                16 mars 1663

            Levé de.......................
         
     
            

vendredi 28 septembre 2018

Sinatra a un rhume Gay Talese ( Document EtatsUnis )


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                                                 Sinatra a un rhume

            Gay Talese a une écriture si simple, enveloppante, que sous son charme la lecture de n'importe quel texte scotche et ravit. Dans ce recueil de " Portraits et Reportages ", l'auteur dépeint aussi bien les NewYorkais "...... clignent des yeux environ vingt huit fois par minute, quarante fois quand ils sont énervés....... ", que la 5è avenue que les chats sauvages qui envahissent la ville. "....... Dans chaque quartier de NewYork les chats errants sont sous la coupe d'un " patron "....... trois types de chats...... sauvages...... bohèmes et les chats d'épicerie.....", Puis suit " Sinatra a un rhume ". Les méfaits d'un enrouement sur la voix d'un chanteur célèbre sur qui repose toute un monde d'affaires associées à ses spectacles. C'était à l'époque où le chanteur tournait un film " ennuyeux à ses yeux......  fatigué de tout ce battage médiatique autour de sa relation avec Mia Farrow, jeune femme de vingt ans....... " Au Jilly's, dans l'arrière-salle " Appuyé contre son tabouret Frank Sinatra renifle légèrement à cause de son rhume....... " mais son regard s'est porté sur les bottes d'un joueur de billard et ce sera une légère obsession....... Journées d'inquiétude pour l'entourage. Plus loin des portraits de boxeurs, d'un champion, Patterson, d'un champion vaincu, mais une vie de famille et de nouveaux rapports sociaux. " La saison silencieuse du héros ". L'un des plus beaux portraits Joe DiMaggio, footballeur aux multiples victoires, mari quelques mois de Marilyn Monroe,  Gay Talese fut journaliste sportif au NewYork Times. DiMaggio devenu homme d'affaires, boit du thé, est ponctuel. " Hémingway est parti sous d'autres cieux " Début des années 50 voici " ...... les fils insolents d'une nation conquérante. Et Talèse raconte le Paris de cette époque "...... En juillet ils descendaient en voiture participer aux lâchers de taureaux à Pampelune. Une fois de retour ils allaient jouer au tennis avec Irwin Shaw à Saint-Cloud........  Shaw était un de ces écrivains qu'on qualifiait de dur à cuire, il jouait au tennis, buvait sec et avait une femme superbe... pour nous c'était celui qui se rapprochait le plus d'Hémingway....... " Qui est " Le Porteur de mauvaises nouvelles " ? Découvrir ce métier très attachant pour son côté historique, sans doute, mais portrait à lire avant le dernier, celui de l'auteur
" De mon intérêt pour la non-fiction ", après avoir lu celui de son grand'père, tailleur en Italie, et tailleur pour un chef de la mafia, devant son père encore enfant. Gay Talèse avoue écrire très difficilement, ses pairs le disent le maître du nouveau journalisme, Tom Wolf. Ses parents tenaient une boutique de tailleur à Ocean City, élève moyen chez lez soeurs, bien élevé, jusque dans ses interviews. Plus qu'un journaliste c'est un écrivain et sa prose est un plaisir de lecture.
            

jeudi 27 septembre 2018

Le Savetier et le Malin Anton Tchekov ( Nouvelle Russie )


Avec Paul Sérusier des Nabis à Pont-Aven, à la peinture décorative...
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                                                   Le Savetier 
                                                                     et le Malin     

            C'était la veille de Noël. Maria ronflait depuis longtemps sur le poële, il n'y avait plus de pétrole dans la lampe, mais Fédor Nilov était toujours au travail. Il aurait depuis longtemps abandonné son ouvrage pour aller faire un tout mais le client de la rue Kolokolnaïa, qui lui avait donné une paire de bottes à remonter quinze jours plus tôt était venu la veille, avait crié et exigé qu'elles fussent terminées sans faute pour aujourd'hui avant matines.
            " Quelle vie de forçat, maugréait-il tout en travaillant. Il y en a qui dorment depuis longtemps, d'autres qui font la noce, et toi, pareil à Caïn, tu es là, à tirer l'alêne pour une espèce de... "
            Pour ne pas s'endormir par inadvertance il tirait à tout instant une bouteille de dessous son établi, buvait au goulot et, après chaque lampée, branlait la tête et disait tout haut :
            " Pourquoi, dîtes-moi un peu, mes clients font-ils la fête et moi je suis obligé de tirer l'aiguille pour eux ? Parce qu'ils ont de l'argent et que moi je suis pauvre. "
            Il haïssait tous ses clients, surtout celui de la rue Kolokolnaïa. C'était un monsieur à l'air sombre, avec de longs cheveux, au teint jaune, portant de grandes lunettes bleues et doté d'une voix rauque. Il avait un nom allemand impossible à prononcer. Quels étaient sa condition sociale et son métier, impossible de le comprendre. Quand, quinze jours plus tôt, Nilov était allé prendre ses mesures il l'avait trouvé assis par terre pilant quelque chose dans un mortier. Nilov n'avait pas eu le temps de dire bonjour que le contenu du mortier avait soudain pris feu, dégageant une flamme rouge vif et une puanteur de soufre et de plumes brûlées. La pièce avait été envahie d'une épaisse fumée rose, si bien que Nilov avait éternué cinq ou six fois et que, sur le chemin du retour il s'était dit :
" Quand on craint le Bon Dieu, on ne s'occupe pas de choses pareilles. "              
Image associée            Quand la bouteille fut vide, Nilov posa les bottes sur l'établi et se mit à réfléchir. La tête lourde appuyée sur son poing, il songea à sa pauvreté, à sa vie dure, sans lumière, puis aux riches, à leurs grandes maisons, à leurs voitures, à leurs billets de cent roubles... Que ce serait bien, bon sang ! si les maisons de ces riches pouvaient se fendre du haut en bas, si leurs chevaux crevaient, si leurs pelisses et leurs bonnets de zibeline perdaient leurs poils ! Que ce serait bien s'ils devenaient peu à peu des misérables qui n'auraient rien à manger et si le savetier besogneux devenait riche et pouvait venir crâner devant un pauvre hère de savetier la veille de Noël.
            Au milieu de ses rêves il se rappela soudain son travail et ouvrit les yeux.
            " En voilà une histoire ! pensa-t-il en regardant les bottes. Les voilà remontées depuis un bon moment et je suis toujours là. Il faut que je les porte à mon client ! "
            Il enveloppa son travail dans un fichu rouge, s'habilla et sortit. Il tombait une neige fine, rêche, qui vous piquait la figure comme autant d'aiguilles. Il faisait froid, on glissait, on n'y voyait rien, les becs de gaz diffusaient une lumière minable et la rue sentait si fort le pétrole que la gorge de Nilov lui piqua et qu'il se mit à tousser. Des voitures de richards allaient et venaient sur la chaussée et chacun d'eux tenait dans les mains un jambon et un quart de vodka. De riches demoiselles qui passaient en coupé ou en traîneau regardaient Nilov, lui tiraient la langue et criaient en riant :
            " - Un mendiant ! un mendiant ! "
            Derrière lui des étudiants marchaient, des officiers, des marchands, des généraux qui le houspillaient :
            " - Ivrogne ! Savetier mal baptisé, âme mal chaussée ! Mendiant ! "
            Tout cela était blessant, pourtant il se taisait et se contentait de cracher par terre. Mais quant il eut rencontré le maître bottier Kouzma Lebiodkine, de Varsovie, qui lui dit :
            " - J'ai épousé une femme riche, j'ai des employés et toi tu es un gueux, tu n'as rien à manger "
Avec Paul Sérusier des Nabis à Pont-Aven, à la peinture décorative...Nilov, n'y tenant plus, se lança à sa poursuite. Il le poursuivit jusqu'au moment où il se retrouva dans la rue Kolokolnaïa. Son client habitait le dernier étage de la quatrième maison à partir du coin.. Pour y arriver il fallait traverser une longue cour obscure et grimper un haut escalier glissant qui branlait sous le pied. En entrant il le trouva comme quinze plus tôt, assis par terre pilant quelque chose dans un mortier.
 *         - Excellence, voici vos bottes ! dit-il d'un air revêche.
            Le client se leva et, sans desserrer les lèvres, essaya les bottes.Voulant l'aider Nilov mit un genou à terre et lui retira sa vieille botte. Mais, aussitôt, il sauta sur ses pieds et recula vers la porte, en proie à une violente terreur. Au lieu d'un pied le client avait un sabot de cheval.
            " Eh, pensa Nilov, c'est donc ça l'histoire ! "
             La première chose à faire eût été de se signer puis de tout laisser en plan et de dégringoler l'escalier, mais il se représenta aussitôt qu'il rencontrait le Malin pour la première, et vraisemblablement la dernière fois de son existence et qu'il serait bien bête de ne pas le mettre à contribution. Il fit un effort sur lui-même et résolut de tenter sa chance. Les mains croisées derrière le dos pour éviter de se signer, il toussota respectueusement et dit :
            - On dit qu'il n'y a rien de plus immonde et de plus dégoûtant que le Malin, mais moi je me dis, Excellence, que le Malin est plus instruit que personne. Le diable, faites excuse, a des sabots et une queue mais, pour la peine, il a plus d'idées dans la tête qu'un étudiant, des fois.
            - Je t'aime pour ces mots-là, dit le client flatté. Merci, cordonnier. Que veux-tu donc ?
            Et le savetier, sans perdre un instant, commença à se lamenter sur son sort.
            Il déclara d'abord que, depuis son enfance, il enviait les riches. Ça lui avait toujours fait mal de voir que tout le monde ne vivait pas, à titre égal, dans de grandes maisons et ne possédait pas de bons chevaux. Pourquoi, dîtes-moi un peu, était-il pauvre, lui ? En quoi était-il pire que Lebiodkine de Varsovie qui avait sa maison à lui, et dont la femme portait chapeau ? Il avait le même nez, les mêmes mains, les mêmes pieds, la même tête, le même dos que les riches, alors pourquoi était-il obligé de travailler quand d'autres faisaient la fête ? Pourquoi était-il marié avec Maria et non avec une dame parfumée ? Chez les clients riches il avait souvent l'occasion de voir de belles demoiselles, mais elles ne faisaient pas attention à lui et se contentaient, parfois, de rire et de chuchoter entre elles
            " - Ce qu'il a le nez rouge, le cordonnier ! "
            Maria, il est vrai, est une brave et bonne femme, travailleuse mais sans instruction, elle a la main lourde et elle cogne dur et, quand on parle devant elle de politique ou de choses qui demandent de l'entendement, elle s'en mêle et vous sort des stupidités effroyables.
            - Que veux-tu donc ? l'interrompit le client.
            - Je voudrais, Excellence, Monseigneur le Diable, si c'était un effet de votre bonté, devenir riche !
            - Soit. Mais tu dois en échange me vendre ton âme ! Avant que le coq ait chanté, signe-moi ce papier comme quoi tu me vends ton âme.
            - Excellence, dit Nilov avec civilité, quand vous m'avez demandé de remonter vos bottes, je ne vous ai pas demandé d'argent d'avance. Il faut commencer par exécuter la commande et réclamer le paiement ensuite
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Image associée            - Bon, d'accord, convint le client.
            Une vive lueur brilla soudain dans le mortier, une épaisse fumée rose se répandit et la pièce empesta la plume brûlée et le soufre. Quand la fumée se fut dissipée, Nilov se frotta les yeux et vit qu'il n'était plus Nilov le savetier, mais un autre homme, avec un gilet, une chaîne de montre, un pantalon neuf et qu'il était assis dans un fauteuil, devant une grande table. Deux laquais le servaient, s'inclinaient profondément et disaient :
            " - Mangez et prospérez, votre Excellente ! "
            Quelle richesse ! Les laquais lui servirent un gros quartier de mouton rôti et une jatte de concombres, puis apportèrent dans une poêle une oie braisée et, peu après, un bouilli de porc au raifort. Et que de distinction ! Que de savoir-faire ! Avant chaque plat il buvait un grand verre de vodka supérieure, comme un général ou un comte. Après le porc on lui servit du gruau au confit d'oie, puis une omelette au lard, du foie frit et il ne cessait de manger et de s'extasier. Et en suite ? Ensuite on lui servit un pâté aux oignons et des navets à la vapeur arrosés de " kvass ".
            " Comment ces messieurs n'éclatent-ils pas de tant manger ? " songeait-il. Pour finir on lui apporta un grand pot de miel. Après le dîner, le diable à lunettes bleues apparut et lui demanda avec un profond salut :
            - Avez-vous bien manger, monsieur Nilov ?
             Mais Nilov ne put articuler un mot, tant il était ballonné. Il avait la digestion pénible, lourde et, pour se distraire, il se mit à examiner sa botte gauche.
            " Pour des bottes pareilles je ne prenais pas moins de sept roubles et demi ? Qui c'est qui les a faites, demanda-t-il ?
            - Lebiodkine, répondit le laquais.
            - Fais venir cet imbécile.
            Lebiodkine de Varsovie ne tarda pas à arriver. Il s'arrêta à la porte dans une attitude respectueuse, et demanda :
            - Qu'y a-t-il pour votre service, Excellence ?
            - Silence ! cria Nilov en tapant du pied. Ne discute pas et souviens-toi que tu n'es qu'un savetier, souviens-toi de ce que tu es ! Butor ! Tu ne sais pas faire les bottes ! Je vais te caresser la gueule ! Qu'est-ce que tu viens faire ?
            - Chercher mon argent ?
            - Quel argent ? Fous le camp. Reviens samedi ! Flanquez-le dehors par la peau du cou !
            Mais il se souvint aussitôt des persiflages de ses propres clients et se sentit mal à l'aise. Pour se distraire il sortit de sa poche un épais portefeuille et compta son argent. Il y en avait beaucoup, mais il en voulait plus. Le diable à lunettes bleues lui apporta un second portefeuille, plus épais que le premier, mais il en voulut encore davantage, et plus il comptait d'argent, moins il était satisfait.
            Le soir, le Malin lui amena une dame de haute taille, à la forte poitrine, vêtue d'une robe rouge, et lui dit que c'était sa nouvelle femme. Jusqu'à la nuit il ne fit que l'embrasser et manger des pains d'épice. Pendant la nuit, couche sur un moelleux lit de plumes il tourna et vira sans pouvoir s'endormir. Il avait une peur affreuse.                                                         
Image associée            " - Nous avons beaucoup d'argent, disait-il à sa femme, d'ici que les voleurs viennent nous rendre visite ! Tu devrais prendre la bougie et aller voir ! "
            Il ne ferma pas l'oeil de la nuit, il se levait à tout moment pour vérifier si son coffre était intact. Dès l'aube il fallait aller à matines. A L'église, tous riches et pauvres sont traités de même. Quand il était pauvre, il priait en disant :
            " Seigneur, pardonne-moi, pauvre pêcheur ! "
            Maintenant qu'il était riche, il disait la même chose. Où était la différence ? Et après sa mort on n'enterrerait pas le riche Nilov dans l'or ou le diamant, mais dans la même terre noire que le dernier des pauvres. Il brûlerait dans le même feu que les savetiers. Tout cela le chagrinait et, par surcroît, il se sentait le corps lourd du dîner de la veille et, au lieu de prières, il lui venait toutes sortes d'idées au sujet de son coffre, des voleurs, de son âme perdue, vendue...
            Il sortit de l'église fort en colère. Pour chasser ses mauvaises pensées il chanta à tue-tête, comme il le faisait souvent autrefois. Mais, à peine avait-il commencé qu'un sergent de ville se précipita vers lui, et lui dit en portant la main à sa casquette :
            - Monsieur, les messieurs ne chantent pas dans la rue ! Vous n'êtes pas un savetier !
            Il s'adossa à une clôture et chercha le moyen de se distraire.
            - Monsieur, lui cria le concierge, ne vous appuyez pas trop à la clôture, vous allez salir votre fourrure !
            Il entra dans un magasin et s'acheta le plus bel accordéon, puis sortit dans la rue et commença à jouer. Tous les passants le montraient du doigt et riaient.
            - Eh ! c'est un monsieur, raillaient les cochers. On dirait un savetier...
            - Un monsieur se permet-il de faire du scandale ? lui dit le sergent de ville. Il ne vous manquerait plus que d'aller chez le mastroquet !
            - Monsieur, la charité, au nom du Christ ! glapissaient les mendiants qui l'entouraient de toutes parts. La charité !
            Naguère, quand il était savetier les mendiants ne lui prêtaient pas la moindre attention, mais maintenant ils le harcelaient.
            En rentrant chez lui il fut accueilli par sa nouvelle femme, la barynia, en corsage vert et jupe rouge. Il voulut la caresser et déjà levait le bras pour lui envoyer une tape dans le dos, mais elle lui dit d'un air furieux ;
            - Paysan ! Rustre ! Tu ne sais pas te conduire avec les dames ! Si tu m'aimes, baise-moi la main, mais je ne tolérerai pas que tu lèves la main sur moi.
            " Quelle vie infernale ! se dit Nilov. Et il y a des gens qui vivent comme ça ! Défense de chanter, défense de jouer de l'accordéon, défense de t'amuser avec ta femme... Pouah ! "
            A peine s'était-il assis pour prendre le thé avec son épouse que le diable aux lunettes bleues apparut et lui dit :
            - Eh bien cher monsieur, j'ai scrupuleusement respecté ma parole. Maintenant signez mon papier et suivez-moi. Vous savez désormais ce que c'est que de vivre riche, en voilà assez !
            Et il l'entraîna en enfer, droit dans la fournaise, et les démons accoururent de partout en lui criant :
            - Imbécile ! Butor ! Âne bâté !
            L'enfer puait terriblement le pétrole, tellement qu'on risquait d'y suffoquer.
            Et soudain tout s'évanouit. Nilov ouvrit les yeux, et aperçut son établi, les bottes et sa lampe de fer-blanc. Le verre en était noir et la petite lueur de la mèche dégageait une fumée infecte, aussi abondante que celle d'une cheminée. Le client aux lunettes bleues se tenait près de lui et criait, en colère.        pinterest.com
Image associée            - Imbécile ! Butor ! Âne bâté ! Je vais t'apprendre, filou ! Tu as pris ma commande ça fait quinze jours, et mes bottes ne sont toujours pas prêtes ! Tu crois que j'ai le temps de courir chez toi cinq fois par jour pour venir les chercher ? Gredin ! Animal !
            Nilov secoua la tête et reprit les bottes. Le client l'injuria et le menaça pendant un bon moment encore. Quand il fut enfin calmé, le savetier lui demanda d'un air sombre :         
            - Quel est votre métier, monsieur ?
            - Je fabrique des feux de Bengale et des fusées. Je suis pyrotechnicien.
            On sonna matines. Nilov remit les botte, reçut son argent et se rendit à l'église.
            Dans la rue allaient et venaient des voitures et des traîneaux à couverture en peau d'ours. Sur le trottoir passaient, en même temps que des gens du menu peuple, des marchands, des dames, des officiers... Mais il ne les enviait plus et ne maugréait plus contre son sort. Il lui semblait maintenant que riches et pauvres étaient pareillement mal lotis. Les uns pouvaient se promener en voiture, les autres chanter à tue-tête et jouer de l'accordéon, mais au total la même chose les attendait tous : la tombe. Et il ne valait rien dans la vie qui valût la peine que l'on vendit au diable la partie la plus infime de son âme.

*       passage1.eklablog.com   ( gaugin jouant de l'accordéon )



                                                                 Anton Tchekov




mardi 25 septembre 2018

Le Duc de l'Omelette Edgar Allan Poe ( nouvelles EtatsUnis )


ouaibelephant.free.fr


                                                 Le Duc de l'Omelette

                                                                                 Et d'entrer aussitôt dans des contrées plus fraîches
                                                                                                                                                                   Cowper

              Keats fut fauché par une critique. Qui donc mourut de l'Andromaque ? Âmes ignobles ! De l'Omelette périt d'un ortolan. L'histoire en est brève. Esprit d'Apicius, viens-moi en aide !
            De son lointain Pérou à la Chaussée d'Antin on porta le petit voyageur ailé, énamouré, attendri, indolent, dans une cage dorée. De la Bellissima, sa royale propriétaire, au duc de l'Omelette, six pairs de l'empire escortèrent l'heureux oiseau.
            Ce soir-là, le duc devait dîner seul. Dans l'intimité de son bureau il reposait avec langueur sur l'ottomane pour laquelle il avait forfait à sa loyauté envers son souverain en la lui soufflant aux enchères, c'était la fameuse ottomane de Cadêt.
            Il enfouit son visage dans l'oreiller. L'horloge sonne ! Incapable de maîtriser ses sentiments, Sa Grâce avale une olive ; à cet instant la porte s'entrouvre lentement aux sons d'une douce musique et, merveille ! voici le plus délicat des oiseaux en présence du plus énamouré des hommes ! Mais quelle détresse ineffable assombrit donc le visage du duc ?                         oiseaux.net
            - Horreur ! chien ! baptiste ! l'oiseau ! ah, bon Dieu ! cet oiseau modeste que tu as déshabillé de ses plumes, et que tu as servi sans papier !
            Il est superflu d'en dire davantage : le duc expira dans un paroxysme de dégoût.
            - Ha ! ha ! ha ! dit Sa Grâce, le troisième jour après son décès.
            - Hé ! hé ! hé ! répondit faiblement le Diable, se dressant non sans " hauteur ".
            - Allons donc, vous n'êtes pas sérieux, répliqua de l'Omelette. J'ai pêché, c'est vrai, mais, mon bon monsieur, réfléchissez ! Vous n'avez tout de même pas l'intention de mettre à exécution des menaces aussi... aussi barbares.
            - Pas l'intention ? dit Sa Majesté, allons, Monsieur, déshabillez-vous.
            - Me déshabiller, en vérité ! sur ma foi, vous me la bâiller belle ; non, Monsieur, il est exclu de me déshabiller. Qui êtes-vous, de grâce, pour que le duc de l'Omelette, prince de Foie-Gras, majeur de fraîche date, auteur de la Mazurkiade  et membre de l'Académie, moi-même, retire sur votre ordre les plus délicieux pantalons qu'ait jamais taillés Bourdon, la plus délicate " robe de chambre " qu'ai jamais assemblée Rombêrt, pour ne rien dire des papillottes qu'il me faudrait ôter, ni du dérangement que j'aurais à ôter mes gants ?
            - Qui suis-je ? Ah, fort juste ! Je suis Berzébuth, prince de la Mouche. Je viens de l'extraire à l'instant d'un cercueil de bois de rose étiqueté comme pour une expédition. C'est Bélial, mon inspecteur des cimetières, qui t'a expédié. Les pantalons que tu prétends de la main de Bourdon sont de solides caleçons de lin et ta " robe de chambre " un suaire de bonne dimension.
            - Monsieur ! répondit le duc, on ne m'insulte pas impunément ! Monsieur ! je vous demanderai raison de cette insulte à la première occasion ! Monsieur ! vous aurez de mes nouvelles ! jusque-là donc, au revoir ! Avec un profond salut le duc s'écartait de la satanique présence, lorsqu'un gentilhomme de service l'interrompit et le ramena.
  *        Sur quoi Sa Grâce se frotta les yeux, bâilla, haussa les épaules et réfléchit. S'étant assurée de son identité, elle laissa planer son regard sur les lieux où elle se trouvait.
            La pièce était superbe. De l'Omelette lui-même la déclara " bien comme il faut ". Ce n'était pas tant sa longueur, ni sa largeur que sa hauteur, ah ! c'était effarant ! Point de plafond certes, non, mais un épais tourbillon de nuages couleur de feu. Comme elle y portait le regard, le cerveau de Sa Grâce chancela. Une chaîne d'un métal inconnu, rouge comme le sang, en descendait, son extrémité supérieure perdue comme la ville de Boston " parmi les nues ". A son extrémité inférieure était suspendue une vaste torchère. Le duc découvrit qu'elle était en rubis : mais elle répandait une lueur si intense, fixe, terrible, que jamais en Perse on n'en a adoré de semblable ; jamais Guèbre n'en a imaginé de semblable ; jamais musulman n'en a rêvé de semblable lorsque, sous l'effet de l'opium, il s'est avancé chancelant vers un lit de pavots, et s'est abattu, le dos dans ces fleurs et le visage tourné vers le dieu Apollon. Le duc marmotta un juron bénin pour exprimer son approbation évidente.
            Les angles de la pièce s'arrondissaient en niches. Trois d'entre elles hébergeaient des statues de proportions gigantesques. Leur beauté était grecque, leur difformité égyptienne, leur " tout ensemble " français. Dans la quatrième niche, la statue était voilée : celle-là n'était pas colossale. Par contre, on apercevait une fine cheville, un pied chaussé d'une sandale. De sa main, de l'Omelette pressa son coeur, ferma les yeux, les leva, et surprit Sa Majesté Satanique à rougir.
            Mais les peintures ! Cypris ! Astarté ! Astoreth ! et mille de leurs pareilles ! Et Raphaël les a contemplées ! oui, Raphaël est venu ici : n'a-t-il pas peint le... ? Ne fut-il pas damné en conséquence ?
Les peintures ! Les peintures ! Oh luxe ! Oh amour ! Quand le regard se porte sur ses beautés interdites, qui donc aura des yeux pour les grâces mignardes des cadres dorés qui éclaboussent de lueurs astrales les murs de hyacinthe et de porphyre ?                                thepotteries.org
            Mais le coeur manque au duc. Ce n'est pas, comme vous le supposez, qu'il soit saisi de vertige devant tant de magnificence, ni que l'haleine extatique d'innombrables encensoirs lui monte à la tête.
            " C'est vrai que de toutes ces choses il a pensé beaucoup mais !
            Le duc de l'Omelette est frappé de terreur : dans le cadre livide d'une unique fenêtre sans voiles, s'inscrivent les lueurs du plus horrible des brasiers !
            Le pauvre duc ! Il ne pouvait s'empêcher de penser que les éclatantes, les voluptueuses, les éternelles mélodies qui emplissaient la pièce étaient les gémissements et les hurlements des damnés et des désespérés transmuées aux filtres magiques de l'alchimie des fenêtres enchantées. Et là ! là aussi sur l'ottomane ! Qui cela peut-il être ? lui, le " petit maître " non, la divinité assise là, dans sa pose de marbre, et qui sourit, en son visage blême, si amèrement ?
            Mais il faut agir, j'entends qu'un Français ne s'évanouit jamais complètement. De plus, Sa Grâce avait horreur des scènes, de l'Omelette est de nouveau lui-même. Il y avait quelques fleurets sur une table, quelques épées aussi. Le duc était un élève de B..., il avait tué ses six hommes. Mais alors, il peut s'échapper. Il mesure deux épées et, avec une grâce inimitable, laisse le choix à Sa Majesté.
            Horreur ! Sa Majesté ne tire pas !
           Mais il joue ! heureuse idée ! D'ailleurs Sa Grâce a toujours eu une excellente mémoire. Il avait feuilleté le " Diable " de l'abbé Galtier. Il y est dit que " le Diable n'ose pas refuser un jeu d'écarté. "
           Ses chances : quelles sont donc ses chances ? Presque nulles, il est vrai : mais quel autre choix s'offre au duc ? De plus, n'était-il pas dans le secret ? N'avait-il pas parcouru le père Le Brun ? N'était-il pas membre du Club Vingt-un ?
            - Si je perds, dit-il, je serai deux fois perdu, je serai deux fois damné, voilà tout ! ( Sur quoi Sa Grâce haussa les épaules ). Si je gagne, je reviendrai à mes ortolans ; que les cartes soient préparées
             Sa Grâce était toute précaution, toute attention. Sa Majesté toute assurance.
             Un spectateur aurait pensé à François et Charles. Sa Grâce ne pensait qu'à son jeu. Sa Majesté ne pensait pas : elle battit les cartes. Le duc coupa.                                       myefox.fr
            On donne, on tourne l'atout, c'est... c'est le roi ! Non, c'était la dame. Sa Majesté en maudit les vêtements masculins. De l'Omelette posa sa main sur son coeur.
            Ils jouent. Le duc compte. C'est la fin de la donne. Sa Majesté compte, pesamment, sourit, boit du vin. Le duc fait glisser une carte.
            - C'est à vous de faire, dit Sa Majesté, en coupant. Sa Grâce s'inclina, distribua et se leva de table, en présentant le roi.
            Sa Majesté prit un air chagrin.
            Si Alexandre n'avait été Alexandre, il aurait été Diogène ; et, en prenant congé, le duc assura son antagoniste que
            " s'il n'avait pas été de l'Omelette il n'aurait point d'objection d'être le Diable ".

*    lemonde.fr                                                                            Littleton Barry
                                                          pseudo de
                                                                         Edgar Allan Poe
                                                         1è parution
                                                                         Philadelphie mars 1832
            

jeudi 20 septembre 2018

Chaussette Eliezer Steinbarg ( Poèmes in Anthologie de la poésie Yiddish )

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                                       Chaussette

                         La fable ne doit point rougir, fût-ce même d'une chaussette
                         A qui donc parle la chaussette ?
                         Au soulier :
                         - Vous me servez, si moi je sers le pied,
                         Nous sommes bien sûr noués et liés
                         Par des lacets, vous et moi,
                         Par des bandes, lui et moi,
                         C'est pourquoi il va de soi
                         Que je suis votre aînée, comme de moi le pied...
                         Oh ! vous faites le fier ! Écoutez ce que je vous dis !
                         Il se prend pour quelqu'un ! Qui donc croyez-vous être,
                         Un vêtement peut-être ?
                         Attendez plutôt, si Dieu le permet, la semaine des quatre jeudis !
                         Vous perdez tout bon sens, gaine de cuir grossier,
                         Cela vous est pourtant honneur et grâce insignes
                         Que moi chaussette, enveloppant le pied,
                         Moi son ami de peau, vous juge digne
                         D'être mon interlocuteur !
                         Embrassez mon orteil et taisez-vous ! Silence !
                         La face adverse,
                         Le vis-à-vis
                         Réplique : - A votre gré ! chaussette n'est point un habit,     aulouvrejaime.wordpress.com    
Image associée                         Et ne vaut point notre semelle.
                         Ce n'est rien qu'une bagatelle
                         Pour la pantoufle et la chaussure !
                         Toiles d'araignée et fils purs !
                         Et le pied les écoute et, lui, fait ce qu'il veut :
                         Il les piétine tous les deux.


                                              Eliezer Steinbarg

                         ( Bessarabie 1880 Czernowitz 1932 - Conteur
                ilinspira s' notamment de La Fontaine, tout en respectant
                          les histoires juives. extrait de l'album
                 Anthologie de la poésie yiddish éd. Poésies Gallimard )

                                             






mardi 18 septembre 2018

Les serpents sont-ils nécessaires Brian de Palma Susan Lehman ( Roman USA )


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                                        Les serpents sont-ils nécessaires
  
            Un livre un film. Brian de Palma,  réalisateur américain, né dans le New Jersey, de parents italiens, un 11 septembre, a écrit une histoire policière d'après des notes prises au cours de plusieurs années, rassemblées avec sa compagne Susan Lehman qui humanise les personnages, le livre se parcourt comme un film, paragraphes courts, faits et gestes. Mais à lire par ailleurs la biographie du cinéaste et scénariste, grand admirateur, inconditionnel d'Alfred Hitchock, on trouve des réminiscences de la vie de De Palma. De Scarface aux Incorruptibles, premiers grands succès publics, à Mission impossible, réalisateur choisi par Tom Tom Cruise, la politique, les gangs sont souvent au centre des histoires. Ici deux histoires mais un homme lien entre deux femmes qui ne se connaîtront pas mais... La campagne pour la réélection du poste de sénateur de l'Ohio se déroule sans accroc pour Lee Rodgers au grand dam de Barton Brock directeur de campagne de Joe Crump d'une intelligence bien moyenne." Une campagne électorale est une chose brutale. Pas pour les électeurs..... " Alors commencent les basses oeuvres d'un homme qui tient surtout à ses affaires, un bon poste, une vie agréable " ...... l'enjeu est important, énorme. Les membres de l'équipe ont droit à de gros salaires, de bons postes..... " S'il ne réussit pas à éliminer Rodgers de la compétition il soumet la jeune femme engagée à ses exigences. Et celle-ci, belle jeune femme blonde, envoyée à Las Vegas, se remet des violences de ses déboires et épouse Diamond qui possède des casinos, galerie de tableaux modernes dont un Basquiat, valeur quatre millions de dollars, et qui aura son utilité dans la suite de l'histoire. Mais Brock, abandonnant celui qu'il considérait comme un perdant, a rejoint et devient l'indispensable chef de campagne de Lee Rodgers époux de Cynthia, femme charmante et malade. Rodgers n'a aucun complexe, il s'aime, apprécie certaine stagiaire. Fol amour de la jeune fille pour un homme qui vingt ans plus tôt fut l'amant de sa mère, mais elle filme " ..... série de wébisodes...... courtes vidéos. Elle les poste ensuite sur la page Facebook du sénateur...... " Un parfum d'inceste, involontaire, un parfum, un vrai parfum va déclencher un premier drame. Brock est sans conteste l'âme noire du sénateur qui veut tout, et surtout gagner une fois encore les élections. Paris, la Tour Eiffel, seront le théâtre, le dénouement de ce thriller

vendredi 14 septembre 2018

Ah, quelle mélodie ! Arthur Schnitzler ( Nouvelle Autriche )

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                                              Ah, quelle mélodie !

            On dirait le début d'un conte... Un enfant est assis à la fenêtre d'une maison de campagne et jetait de temps à autre un coup d’œil sur la forêt qui s'étalait sous ses yeux, jusqu'aux abords de la villa, et qui était immobile au point que pas une branche ne semblait bouger sur toute son étendue. L'air bleu foncé d'un somnolent après-midi d'été faisait peser sur la terre une lourde chaleur... Machinalement, songeant à mille autres choses, l'enfant dessinait des notes sur une partition posée devant lui sur le bord de la fenêtre et en disposait un certain nombre, sans ordre, sur le papier, ajoutant ensuite, avec une sorte de zèle enfantin, des barres de mesure et des dièses. Lorsqu'il avait rempli une ligne, il considérait le résultat de son jeu avec un sourire de satisfaction. Il n'avait pas la moindre notion de ce qu'il avait écrit. Fatigué au bout d'un moment par l'accablante chaleur qui s'élevait jusqu'à la fenêtre ouverte, il posa son crayon et resta là, le regard perdu dans le vague et les yeux dans son rêve. Une légère, très légère brise s'éleva... et la partition s'envola. L'enfant la suivit des yeux sans regret... la vit se prendre dans les branches puis descendre, en une lente glissade jusque sur le sentier forestier, au bord duquel elle s'immobilisa. Et, sans plus s'en soucier, il se rendit dans sa chambre, s'assit devant son piano, et se mit à faire des gammes...    pinterest.fr
Résultat de recherche d'images pour "musique composition peinture dessin"            Quelques instants plus tard, un jeune  homme dont l'apparence dénotait, même pour un observateur superficiel, l'artiste débutant ou, du moins, le fervent amateur d'art, s'avança sur le sentier. Il se dirigeait vers la route en chantonnant, lorsque son regard s'arrêta sur la feuille de papier poussée par le vent, et dont le côté écrit, tourné vers l'extérieur, se présentait à sa vue. L'ayant prestement ramassée il la considéra avec curiosité.
            " - Voyez-moi ça, s'exclama-t-il en plaisantant, alors, même dans ce bois éloigné de la ville, je ne suis pas le seul compositeur !... Diable, quelles belles pattes de mouche mon collègue inconnu a griffonnées, là, à l'ombre de ces arbres ! "
            Et, cherchant à s'y reconnaître, il commença à fredonner lentement la mélodie dont il déchiffrait peu à peu des fragments sur la page du petit cahier de musique.
            " - Hé ! ça n'est vraiment pas mal !... Pas de doute... il y a là quelque chose et, pour se permettre de jeter ça, il faut certainement avoir des tas d'autres idées dans la tête... Bon Dieu, si j'en avais de semblables, je ne les laisserais pas traîner dans la forêt ! "
            Il recommença à chantonner, de façon suivie, cette fois, la mélodie tracée avec une si belle inconscience par l'enfant, puis s'écria, hochant la tête :
            " - Voilà qui est senti, très profondément senti. C'est quelque chose pour les enfants, quelque chose pour Annchen ! "
            Et il se hâta d'aller voir son aimée, d'aller voir son Annchen. Cette douce enfant tout à fait ravissante, était l'unique joie de sa mère, une pauvre veuve dont elle faisait le bonheur. Son visage respirait la pure innocence, et le jeune artiste brûlait pour elle d'un amour ardent et passionné, dont l'âme chaste de la jeune fille n'avait pas encore perçu la véritable profondeur.
            Et le voici entrant dans la chambre où elle se trouvait seule, sa mère étant allée voir une parente.
            Il la salua distraitement, presque à la hâte puis, s'étant mis au piano, il commença à improviser. Elle s'assit à ses côtés et prêta l'oreille à son jeu, le regardant silencieusement de ses doux yeux, aimables et sereins.
            Cependant, son visage changea d'expression dès qu'elle eût entendu les premiers accords. Elle devint encore plus attentive, une légère rougeur colora ses joues pâles... ses yeux, l'instant d'avant encore clairs et sérieux, se mirent à briller d'un éclat étrangement humide... Une intense émotion se peignit sur ses traits, et, comme touchée, bouleversée par quelque chose d'infiniment profond, elle murmura :
             - Ah ! Quelle mélodie !  it.123rf.com
Image associée             Le jeune artiste continua d'improviser sur le thème qu'un hasard cocasse lui avait fait trouver dans la forêt. Ses doigts faisaient naître des touches, comme par enchantement, toute une série de variations magnifiques d'où s'élevait toujours la merveilleuse, l'unique mélodie, plus profonde et plus belle encore à chacune de ses apparitions !...
            Ah, quelle mélodie ! Seul un génie pouvait avoir de telles idées ! Seul un génie pouvait, avec un motif aussi bref et aussi simple, agir avec autant de force sur l'auditeur, le transportant loin du monde pour le plonger dans le plus sublime et le plus incomparable ravissement...
            Ah, quelle mélodie ! Elle s'évanouissait lentement après que le jeune artiste l'eut une dernière fois reprise et développée... puis frémissait encore en longs échos dans l'air qui semblait aspirer à longs traits toute cette harmonie comme pour s'en griser...
            Ravie et comme perdue dans un rêve céleste, la jeune fille resta quelques instants immobile, puis leva ses grands yeux brillants sur le bien-aimé et le fixèrent, s'attachant à lui avec une expression d'admiration passionnée et sans réserve. Il allait dire quelque chose... mais déjà elle s'était jetée à ses pieds et, saisissant les mains du jeune homme étonné, les portait à sa bouche et les couvrait d'ardents baisers. Il se pencha vers elle, sans rien dire, et c'est alors que, soupirant et riant à la fois, elle l'enlaça avec une fougue qu'il ne lui avait jamais vue et à laquelle il ne s'était jamais attendu de sa part. Elle était dans ses bras, son souffle l'enveloppait d'une enivrante douceur...
            Ah, quelle mélodie !... Elle fut pour tous deux le prélude de délices sans fin.
            Non certes qu'il l'ait épousée ! Un grand artiste ne conclut pas d'aussi triviale manière ses aventures les plus intéressantes !
             Mais il lui resta longtemps fidèle... quelques mois, au cours desquels il écrivit une pièce pour piano, et devint célèbre.
            Oui, on dirait vraiment un conte !                     
             Les enthousiastes parlaient du thème incroyable de ce morceau et un critique écrivit que
" si l'oeuvre avait été exécutée avec talent, son idée, quant à elle, était géniale. "
            Le monde musical, particulièrement les femmes, ne parlait que de ce morceau..., non, seul l'amour lui-même pouvait en être l'auteur ! Oui, c'était aussi un thème... particulièrement pour les dames... et tu l'as appris à tes dépens, pauvre Annchen !
            Rarement fut-on plus impatient et plus curieux d'une oeuvre que de la deuxième grande pièce de notre compositeur.
            Elle se fit attendre longtemps, cependant que celui que tous considéraient comme l'heureux inventeur de cette belle idée musicale, fêté dans tous les milieux et porté aux nues dans de nombreux cercles, oubliait bientôt son Annchen dans les bras des plus belles et des plus élégantes dames de la ville... En effet, les femmes sont extraordinairement généreuses envers les artistes, car elles aiment rendre les plaisirs qu'on leur a offerts.
         
            Sa pièce pour piano devint populaire... on en fit un arrangement pour orchestre à cordes et le thème fit le tour des salles de concert du monde entier... Mais quand le compositeur écrirait-il à nouveau ?                                                                                                     e-glue.fr
            On attendit en vain... puis on commença à se montrer déçu... On ne connut bientôt plus de lui que ce thème magnifique et peu s'en fallut que le nom du compositeur ne tombât lentement dans l'oubli.
             C'est alors que, environ un an plus tard, une nouvelle se répandit dans la ville : celui qu'on avait, encore récemment, fêté s'était logé une balle dans le coeur... Et le bruit se confirma...
            Le jeune artiste était mort ! Pourquoi ce suicide ? Personne, parmi ses proches, ne pouvait, évidemment, en connaître la raison. Quant à savoir si une grande oeuvre avait disparu avec lui... qui pouvait en décider ?...
            Il est simplement vraisemblable qu'il avait soudain pris conscience, dans une heure sombre, de devoir sa brusque célébrité moins à ses propres capacités qu'aux suites d'un étrange hasard... à l'heureuse idée de Dieu sait quel rêveur qui avait un jour perdu dans la forêt cette page couverte de notes. Peut-être était-ce ainsi le remords qui l'avait tué, la vanité blessée, voire un sentiment de jalousie envers l'inventeur de ce thème.
            Quoiqu'il en soit il avait quitté ce monde où il n'avait plus rien à faire parmi ceux qui le vénéraient.
            Et le véritable, bien qu'inconscient auteur de la mélodie ?
            Ne dirait-on pas un conte... une histoire, ridicule, affligeante et étonnante à la fois ?
            L'enfant essaya de jouer le célèbre morceau... n'y parvenant pas, il se le fit jouer par son professeur de piano, et il écouta, avec recueillement, la tête dans la main, cette merveilleuse musique... qui eut sur lui le même effet que sur tous ceux que ravissait la beauté de son thème. Le monde nouveau et inconnu qui s'en élevait s'empara de lui comme le pressentiment d'une lointaine, fantastique merveille, que l'on peut profondément ressentir mais qu'il est presque impossible de concevoir...
            C'est la musique des sphères qui l'environnait de son jaillissement.
            Ah, quelle mélodie !



                                                 Arthur Schnitzler
                                                     - 1862/1931

                                                                           ( Nouvelle écrite en 1885 publiée en 1932 )