dimanche 14 octobre 2018

Après le théâtre Anton Tchekhov( Nouvelles Russie )


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                                          Après le théâtre

            Rentrée, avec sa maman, du théâtre où l'on avait donné " Eugène Onéguine ", Nadia Zélénine, une fois dans sa chambre, se hâta de quitter sa robe, de défaire sa natte et se hâta de se mettre devant sa table, en jupon et camisole blanche, pour écrire une lettre comme Tatiana.
            " Je vous aime, écrit-elle, mais vous ne m'aimez pas, vous ne m'aimez pas ! "
            Et elle se mit à rire.                                                                                          artrusse.ca
            Elle n'avait que seize ans et n'aimait encore personne. Elle se savait aimée de Gorny, un officier, et de Grouzdiov, un étudiant. Mais, ayant été à l'opéra, elle voulait douter de leur amour. N'être pas aimée et être malheureuse, que c'est passionnant ! Quand l'un aime davantage et l'autre est indifférent, cela fait quelque chose de beau, de touchant et de poétique. Onéguine est intéressant parce qu'il n'aime pas du tout et Tatiana est charmante parce qu'elle aime beaucoup. S'ils s'aimaient autant l'un que l'autre et s'ils étaient heureux, ils paraîtraient sans doute ennuyeux.
            " Cessez donc de protester de votre amour, continua-t-elle en pensant à Gorny l'officier. Je ne peux vous croire. Vous êtes intelligent, très instruit, très sérieux, vous avez un talent considérable et, peut-être, un brillant avenir vous attend-il, moi je suis une jeune fille sans beauté, insignifiante et vous savez fort bien que je ne serai qu'une entrave dans votre vie.
            Vous vous êtes, c'est vrai, épris de moi et vous aviez cru que vous aviez trouvé en moi votre idéal, mais c'est une erreur et déjà vous vous demandez avec désespoir : " pourquoi ai-je rencontré cette jeune fille ? " et seule votre bonté vous empêche d'en convenir !... "
            Nadia, prise de pitié pour elle-même fondit en larmes et continua :
            " Cela me fait de la peine de laisser maman et mon frère, autrement je prendrais le voile et m'en irais au bout du monde. Et voilà, vous seriez libre et en aimeriez une autre. Ah ! que ne suis-je morte ! "     artrusse.ca
            A travers ses larmes elle ne pouvait plus distinguer ce qu'elle avait écrit. Sur sa table, par terre et au plafond vacillaient de courts arcs-en-ciel comme si elle eût regardé à travers un prisme. Elle ne pouvait pas écrire. Elle se renversa sur le dossier de son fauteuil et pensa à Gorny.
            Mon Dieu, que les hommes sont beaux et séduisants ! Nadia se rappelle l'admirable expression coupable, conciliante, pleine de désir de plaire que prend l'officier quand on discute musique avec lui et les efforts qu'il fait sur lui-même pour ne pas mettre de passion dans sa voix. Dans une société où la froideur, la hauteur et l'indifférence passent pour le signe d'une bonne éducation et d'un noble caractère, il convient de cacher sa passion. Et il la cache, mais sans succès et tous savent parfaitement qu'il a celle de la musique.
            Les interminables discussions sur la musique, les jugements téméraires des gens qui n'y entendent rien le plongent dans un état de tension continue, il prend peur, s'intimide, se tait. Il joue du piano à la perfection, comme un véritable artiste et, s'il n'était pas officier, il serait certainement un musicien célèbre.
            Les larmes ont séché. Nadia se rappelle que Gorny lui a déclaré son amour à un concert symphonique, puis en bas, au vestiaire, en plein courant d'air.
            " Je suis très heureuse que vous ayez enfin fait la connaissance de Grouzdiov, continue-t-elle d'écrire. C'est un garçon très intelligent, et je suis sûre que vous l'aimerez. Il est venu nous voir hier soir et est resté jusqu'à deux heures du matin. Nous en étions tous transportés, et j'ai regretté que vous ne soyez pas venu. Il dit beaucoup de choses remarquables. "
            Nadia pose ses sur la table, laisse tomber sa tête et ses cheveux couvrent sa lettre. Elle se souvient que Grouzdiov l'étudiant l'aime aussi et qu'il a autant de tiroirs que Gorny à sa lettre.
            Non mais vraiment, si elle écrivait plutôt à Grouzdiov ? Sans raison sa poitrine a frémi de joie. Ce ne fut d'abord qu'une petite joie, qui a roulé comme une balle de caoutchouc, puis elle s'est élargie, a grandi et elle déferle comme une vague.                             artrusse.ca
Р.Уколова. "В лесу"            Nadia a déjà oublié Gorny et Grouzdiov, ses idées sont brouillées, sa joie croît toujours, de sa poitrine elle est passée dans ses bras et ses jambes et il lui semble qu'une brise fraîche et légère caresse son visage et souffle dans ses cheveux. Un rire silencieux fait tressaillir ses épaules et la table et le verre de la lampe, et des larmes jaillissent de ses yeux et se répandent sur la lettre. Elle est impuissante à contenir ce rire et, pour se prouver qu'elle ne rit pas sans raison, elle se dépêche de penser à quelque chose de drôle.
            " Quel drôle de caniche ! dit-elle sentant que son rire lui coupe la respiration. Quel drôle de caniche ! "
            Elle se rappelle que la veille, après le thé, Grouzdiov a joué avec le caniche Maxime, puis a parlé d'un caniche très intelligent qui poursuivait un corbeau dans la cour. Le corbeau s'est retourné et lui a dit :
            " - Ah, brigand ! "
            Le caniche, ignorant qu'il avait affaire à un corbeau savant, s'est senti horriblement gêné et, stupéfait, a battu en retraite, puis s'est mis à aboyer.
            " Non, je vais plutôt aimer Grouzdiov ", décide Nadia , .et elle déchire la lettre.
             Elle commence à penser à l'étudiant, à l'amour qu'il lui porte, à son amour à elle, mais le résultat est que ses idées se dispersent dans sa tête et qu'elle pense à tout : à sa mère, à la rue, à son crayon, à son piano... Elle pense avec joie, et trouve que tout est beau, magnifique, et la joie lui dit que ce n'est pas encore tout, que, dans quelque temps, ce sera mieux encore. Bientôt ce sera le printemps, l'été, elle ira avec maman à Gorbiki. Gorny viendra en permission, il se promènera avec elle dans le parc et lui fera la cour. . Grouzdiov viendra aussi. Il jouera avec elle au croquet et aux quilles, il lui racontera des choses drôles ou étonnantes. Elle a une envie folle de jardin, d'obscurité, de ciel pur, d'étoiles.
            De nouveau le rire secoue ses épaules et elle a l'impression que sa chambre sent bon l'absinthe et qu'un rameau a fouetté sa fenêtre.
            Elle gagne son lit, s'assied et, ne sachant que faire de la grande joie qui la dévore, elle regarde l'icône pendue au chevet de son lit et dit :
            " - Seigneur ! seigneur ! seigneur ! "


                                                    Anton Tchékhov

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