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La Dame de Pique
Pour la seconde fois, la comtesse, à la vue du pistolet, trahit une violente émotion. Sa tête branla plus fort, elle étendit le bras, comme pour se protéger du coup... bascula à la renverse... et resta immobile.
- Allons, cessez vos enfantillages, dit Hermann en lui prenant la main. Pour la dernière fois, je vous le demande. Voulez-vous me désigner vos trois cartes ?... Oui ou non ?
La comtesse ne répondit pas. Hermann s'aperçut qu'elle était morte.
IV
7 mai 18 **
Homme sans moeurs et sans religion !
( Correspondance. )
Lisavéta Ivanovna était assise dans sa chambre, encore en toilette de bal, plongée dans une profonde méditation. De retour à la maison elle s'était empressée de renvoyer sa fille de chambre, à moitié endormie et lui proposant à contrecœur ses services, et lui disant qu'elle se déshabillerait seule. Ensuite elle était montée dans sa chambre, espérant trouver Hermann, et souhaitant en même temps ne pas l'y voir.
Du premier coup d'oeil elle s'assura de son absence et remercia le destin d'avoir fait obstacle à leur entrevue.
Elle s'assit sans se déshabiller, et se prit à évoquer toutes les circonstances d'une aventure si récente et qui, pourtant, l'avait déjà menée si loin. Trois semaines à peine s'étaient écoulées depuis qu'elle avait aperçu pour la première fois le jeune homme de sa fenêtre, et pourtant elle était en correspondance avec lui et il avait obtenu d'elle un rendez-vous nocturne ! Elle connaissait son nom parce qu'il avait signé quelques-unes de ses lettres. Elle ne lui avait jamais parlé, perçu le son de sa voix, jamais elle n'avait entendu parler de lui... avant ce soir-là.
Singulière coïncidence ! Au bal, Tomsky boudant la jeune princesse Pauline N... qui, contre son habitude ne faisait pas la coquette avec lui, avait résolu de se venger et de feindre la froideur.
Ayant invité Lisavéta Ivanovna, il avait dansé avec elle une interminable mazurka et fait force plaisanteries sur l'intérêt qu'elle semblait porter aux officiers du génie, assurant qu'il en savait beaucoup plus long qu'il n'en avait l'air. Certains de ses traits étaient tombés si justes que Lisavéta Ivanovna l'avait cru, à plusieurs reprises, versé dans son secret.
- De qui tenez-vous tout cela ? demanda-t-elle en riant.
- D'un ami de la personne que vous savez, dit Tomsky. Un homme très remarquable.
- Ah ! ah ! et qui est cet homme remarquable ?
- Il s'appelle Hermann.
Lisavéta Ivanovna ne répondit rien, mais sentit ses mains et ses pieds se glacer.
- Ce Hermann, reprit Tomsky, est un personnage réellement romanesque : le profil de Napoléon et l'âme de Méphisto. Je gage qu'il a au moins trois crimes sur la conscience... Oh !comme vous êtes pâle !
- J'ai la migraine... Et qu'a-t-il dit votre Hermann... ou, comment l'appelez-vous déjà ?
- Il est très mécontent de son ami et prétend qu'à sa place il en aurait usé tout autrement...
- A l'église... ou à la promenade... Que sais-je ?... Voire, dans votre chambre pendant que vous dormiez, avec lui on peut s'attendre à tout !
A ce moment trois dames s'avancèrent pour inviter Tomsky à choisir entre "oubli et regret ", interrompirent une conversation qui excitait douloureusement la curiosité de la jeune fille.
Il se trouva que la dame choisie par Tomsky était précisément la princesse N... Elle eut tout le temps de s'expliquer avec lui, faisant un tour de plus à regagner sa chaise. De retour auprès de sa danseuse, le volage officier ne pensait plus à elle, ni à Hermann. Lisavéta Ivanovna essaya de reprendre le propos interrompu, mais la mazurka prit fin et peu après la vieille comtesse exprima son intention de rentrer.
Les paroles de Tomsky n'avaient pas été autre chose que badinage de bal, mais elles étaient tombées profondément dans l'âme de la jeune rêveuse. Le portrait ébauché par l'officier s'accordait parfaitement avec l'image qu'elle s'était faite de Hermann et, grâce aux derniers romans parus, elle voyait dans ce visage, somme toute banal, de quoi l'effrayer et la charmer.
Elle restait assise, les bras nus croisés sur sa poitrine décolletée, sa tête encore parée de fleurs légèrement penchée en avant... Soudain, la porte s'ouvrit, laissant entrer Hermann. Elle tressaillit...
- Où étiez-vous donc ? demanda-t-elle dans un murmure angoissé.
- Dans la chambre à coucher de la vieille comtesse. Je la quitte à l'instant. Elle est morte.
- Mon Dieu !... Que dîtes-vous ?...
- Et je crois bien avoir été la cause de sa mort.
Lisavéta Ivanovna regarda et les paroles de Tomsky retentirent dans sa mémoire :
" Cet homme a au moins trois crimes sur la conscience ! "
Hermann s'assit sur le rebord de la fenêtre près d'elle et lui raconta tout.
Lisavéta Ivanovna l'écoutait avec épouvante. Ainsi donc, ces messages passionnés, ses pressantes objurgations, cette poursuite audacieuse, obstinée, n'étaient pas de l'amour ! L'argent ! voilà ce qui enflammait son âme ! Ce n'était pas elle qui pouvait combler ses désirs et assurer sa félicité ! La malheureuse enfant n'avait été que la complice involontaire et aveugle du meurtrier de sa bienfaitrice... Elle fondit en larmes amères, dans un accès de repentir tardif.
Hermann la regardait sans mot dire. Son coeur était déchiré, mais ni les larmes de l'infortunée, ni la touchante beauté de sa douleur, rien de cela n'émouvait son âme inébranlable. Il n'avait aucun remords en pensant à la vieille morte. Un seul fait le terrifiait : la perte irréparable du secret qui devait asseoir sa fortune.
- Vous êtes un monstre ! s'écria Lisavéta Ivanovna.
- Je ne voulais pas sa mort, répliqua Hermann. Voyez, mon pistolet n'est pas chargé.
Ils se turent.
Le jour se levait. Lisavéta Ivanovna souffla sa chandelle expirante. Une pâle clarté pénétra dans la pièce. La jeune fille essuya ses yeux éplorés et les leva vers Hermann. Il était assis à la même place, les bras en croix, les sourcils froncés terriblement. Dans cette attitude il évoquait beaucoup le portrait de Napoléon. La ressemblance frappa Lisavéta Ivanovna.
- Comment allez-vous pouvoir sortir d'ici ? fit-elle enfin. Je voulais vous conduire par l'escalier dérobé, mais il faut pour cela traverser la chambre à coucher, et j'ai peur.
- Dîtes-moi comment trouver cet escalier et je sortirai.
Lisavéta Ivanovna se leva, prit une clef dans sa commode et la remit à Hermann avec des instructions précises. Le jeune homme serra sa main froide, insensible, déposa un baiser sur son front penché, et sortit.
Il descendit l'escalier en colimaçon et pénétra de nouveau dans la chambre à coucher de la comtesse. La vieille était assise dans son fauteuil, roide, ses traits exprimaient un calme profond. Hermann s'arrêta en face d'elle, la contempla longuement, comme pour s'assurer de l'effrayante réalité, passa dans le cabinet noir, découvrit une porte, à tâtons, derrière la tapisserie, l'ouvrit et s'engagea dans un escalier obscur, agité par d'étranges sentiments.
" Qui sait, songeait-il, par ce même escalier, il y a quelque soixante ans, se faufilait dans la chambre à coucher un jeune et heureux amant en habit brodé, coiffé à l'oiseau royal, serrant son tricorne sur sa poitrine. Il a pourri dans sa tombe depuis longtemps, et le coeur de sa maîtresse a cessé de battre aujourd'hui.
Au bas de l'escalier, Hermann trouva une porte. Il l'ouvrit avec la même clef et se trouva dans un corridor qui le mena dans la rue.
V
f
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Cette nuit m'est apparue la défunte baronne von W... Elle était tout en blanc, et m'a dit :
" Bonjour, monsieur le conseiller ! "
Swedenborg
Trois jours après cette fatale nuit, Hermann partit à neuf heures du matin pour le couvent de X..., où l'on devait rendre les derniers devoirs à la dépouille mortelle de la défunte comtesse.
Bien qu'il n'éprouvât pas de repentir, il ne pouvait étouffer la voix de sa conscience qui lui répétait : " Tu es le meurtrier de la vieille !
A défaut de foi vraie il avait beaucoup de superstition. Convaincu que la comtesse morte pouvait lui porter malheur, il résolut de se rendre à ses obsèques, afin d'obtenir son pardon.
L'église était pleine de monde et Hermann eut beaucoup de peine à se frayer un passage. La bière était posée sur un somptueux catafalque, sous un baldaquin de velours. La défunte était étendue, les mains croisées sur la poitrine, coiffée d'un bonnet de dentelles, vêtue d'une robe de satin blanc. La famille et les gens de maison étaient réunis autour du catafalque : domestiques en caftans noirs, noeuds de rubans armoriés sur l'épaule et le cierge à la main, parents en grand deuil, enfants, petits-enfants, arrière petits-enfants. Personne ne pleurait, les larmes eussent été une " affectation ". La défunte était trop vieille pour que son décès pût surprendre quiconque, et ses parents l'avaient mentalement enterrée de longue date. Un jeune évêque prononça l'oraison funèbre. En des termes simples et touchants il peignit la fin sereine de cette femme juste, dont la longue existence n'avait été qu'une préparation paisible et attendrissante à une mort chrétienne.
" L'ange de la mort l'a surprise dans de bienheureuses méditations et dans l'attente du fiancé de minuit. "
Le service s'acheva dans une décente affliction. Les parents, les premiers, défilèrent pour les ultimes adieux à la dépouille. Puis ce fut le tour des innombrables invités, venus saluer celle qui, depuis si longtemps, avait été la compagne de leurs frivoles divertissements. Vinrent enfin les domestiques, et en dernier lieu la favorite de la défunte, aussi âgée qu'elle. Deux servantes la soutenaient. Elle n'avait pas la force de s'agenouiller et se contenta de verser des larmes en baisant la main glacée de sa maîtresse.
Hermann se décida à avancer vers le cercueil. Il se prosterna et resta un moment étendu sur les dalles froides, jonchées de branches de sapin. Puis il se releva, aussi blême que la comtesse, gravit les marches du catafalque, se pencha sur le corps... Il lui sembla soudain que la morte le dévisageait d'un air moqueur, en clignant un oeil. Se rejetant précipitamment en arrière, il fit un faux pas et s'étendit de tout son long. On le releva.
Au même instant, Lisavéta Ivanovna, qui avait perdu connaissance, était emportée sur le parvis du temple. Cet incident troubla un moment la triste solennité de la cérémonie. Une sourde rumeur se fit parmi les invités, et un chambellan chafouin, proche parent de la défunte, souffla à l'oreille de son voisin, un Anglais, que le jeune officier était le fils de la comtesse, un fils de la main gauche. L'autre se contenta d'un froid " - Oh ? "
Tout le jour Hermann fut singulièrement abattu. Dînant dans une gargote écartée, il but copieusement, en dépit de ses habitudes de tempérance, pensant étouffer son angoisse. Le vin ne servit qu'à enflammer son imagination.
De retour chez lui il se jeta sur son lit, et s'endormit sur-le-champ.
Il se réveilla tard dans la nuit, la lune éclairait sa chambre. Il jeta un coup d'oeil à sa montre, il était trois heures moins le quart. Le sommeil l'ayant fui, il se mit sur son séant et pensa aux funérailles de la comtesse.
A cet instant, le visage d'un passant apparut à sa fenêtre et s'éclipsa aussitôt. Hermann n'y prêta pas la moindre attention. Une minute plus tard il entendit pousser la porte de l'antichambre et se dit que son ordonnance rentrait d'une promenade nocturne, ivre comme toujours... Mais il perçut le pas d'un inconnu : quelqu'un marchait à côté en traînant doucement ses pantoufles. La porte s'ouvrit laissant entrer une femme en blanc. Hermann la prit pour sa vieille nourrice et fut étonné de la voir à pareille heure. Mais la dame blanche sembla glisser, se trouva subitement devant lui, et il reconnut la comtesse.
- Je suis ici contre mon gré, prononça-t-elle d'une voix ferme. J'ai reçu l'ordre d'exaucer ton voeu. Le trois, le sept et l'as gagneront l'un après l'autre. Mais il faut que tu t'engages à ne pas miser plus d'une fois par vingt-quatre heures, et à ne plus jamais jouer ensuite. Je te pardonne ma mort, à condition que tu épouses ma pupille.
Il se passa un bon moment avant qu'il retrouvât ses esprits. Revenu à lui, Hermann passa dans l'autre pièce. L'ordonnance dormait, affalé sur le plancher et ne s'éveilla qu'à grand-peine. L'homme était ivre comme de coutume, et l'on n'en pouvait tirer rien de sensé. La porte du vestibule était fermée à clef. Hermann retourna dans sa chambre, alluma une chandelle et écrivit le récit de sa vision
VI japanattitude.fr
- Attendez !
- Quoi, vous avez osez me dire : attendez
- Votre excellence, j'ai dit : Daignez attendre !
Deux idées fixes ne peuvent coexister dans le monde moral, pas davantage que dans le monde physique deux corps ne peuvent remplir le même espace. Le trois, le sept et l'as eurent tôt fait de d'éclipser, dans l'imagination de Hermann, la vision de la vieille comtesse morte. Ces trois cartes ne lui sortaient plus de la tête et venaient à tout instant sur ses lèvres. Apercevant une jeune fille, il s'écriait :
- Comme elle est gracieuse !... Un vrai trois de coeur !
Et quand on lui demandait l'heure :
- Le sept moins cinq minutes.
Tout gros homme qu'il voyait lui rappelait un as. Le trois, le sept et l'as le poursuivaient jusqu'en songe, sous les incarnations les plus diverses. Le trois s'épanouissait luxurieusement, comme un magnolia grandiflora, le sept était un porche gothique, l'as devenait une énorme araignée. Toutes ses pensées se concentraient sur un seul dessein : tirer parti d'un secret qu'il avait payé cher. Il songea à quitter l'armée pour voyager. Il voulait se rendre à Paris, où l'on joue ouvertement, extorquer un trésor à la Fortune ensorcelée. Le hasard le tira d'embarras.
Il s'était formé à Moscou une société de gens riches, présidée par le fameux Tchékalinsky qui avait passé toute sa vie à jouer aux cartes et amassé des millions, car il gagnait des traites et perdait en argent comptant. A sa longue expérience il devait la confiance. Il vint à Saint-Pétersbourg. Aussitôt la jeunesse se pressa dans ses salons, oubliant le bal pour les cartes et préférant les séductions du pharaon à celles de la galanterie. Naroumov lui amena Hermann.
Ils traversèrent toute une enfilade de pièces magnifiques, remplies de domestiques empressés. Des généraux et des conseillers secrets jouaient au whist, des jeunes gens paressaient sur des divans tendus de soie, prenaient des glaces et fumaient la pipe. Le maître de la maison trônait au salon, derrière une grande table entourées d'une vingtaine de joueurs et tenait la banque. C'était un homme d'une soixantaine d'années, de la mine la plus respectable, ses cheveux étaient d'argent, son visage frais et plein respirait la bonhomie, ses yeux brillaient d'un sourire continuel.
Naroumov lui présenta Hermann. Tchékalinsky lui serra cordialement la main, le pria de ne pas faire de cérémonie et reprit sa taille.
Elle fut longue. On avait ponté sur plus de trente cartes. Tchékalinsky s'arrêtait après chaque coup, afin de laisser aux joueurs le temps de prendre leurs dispositions, inscrivait les pertes, prêtait courtoisement l'oreille à toute réclamation et, plus courtoisement encore, redressait le coin d'une carte qu'un main distraite avait pliée.
La taille prit fin. Tchékalinsky battit les cartes et s'apprêta à en faire une nouvelle.
- Permettez-moi de prendre une carte, dit Hermann en tendant la main par-dessus un gros homme qui pointait à côté de lui.
Tchakalinsky sourit et s'inclina silencieusement, en signe de courtois assentiment. Naroumov en riant félicita Hermann de s'être décidé à sortir de sa longue abstinence et lui souhaita un heureux début.
- Va ! dit Hermann inscrivant sa mise à la craie au-dessus de la carte.
- Combien ? s'informa le banquier en clignant les yeux. Excusez-moi, je ne vois pas très bien.
- Quarante-sept mille roubles, répondit Hermann.
A ces mots toutes les têtes se tournèrent incontinent et tous les regards sur lui.
" - Il est fou ! pensa Naroumov. "
- Permettez-moi de vous faire observer, répliqua Tchékalinsky, avec son immuable sourire, que votre jeu est fort. Jusqu'à présent, personne ici n'a ponté plus de deux cent soixante-quinze roubles sur le simple.
- Bon !... Acceptez-vous ma carte, oui ou non ?
Tchékalinsky inclina la tête, avec une impression d'humble docilité.
- Je voulais seulement vous faire observer qu'étant honoré de la confiance de mes amis, je ne puis tailler que moyennant argent comptant. Croyez bien que, personnellement, je suis convaincu que votre parole suffit, mais enfin, pour la bonne règle et la facilité de mes comptes, je vous demanderai de miser la somme sur la carte.
Hermann tira de sa poche un certificat de banque et le remit à Tchékalinsky qui le posa sur la carte jouée, après un rapide coup d'oeil.
Il commença de tailler. Un neuf tomba à droite, un trois à gauche.
- Gagné ! dit Hermann en retournant sa carte.
Un murmure parcourut les joueurs. Tchékalinsky fronça les sourcils, mais l'immuable sourire reparut aussitôt sur ses lèvres.
- Faut-il régler ? s'informa-t-il.
- Je vous en prie.
Le banquier tira quelques billets de sa poche et paya sans plus attendre. Hermann ayant perçu son argent s'éloigna de la table.
Naroumov était abasourdi. Hermann prit un verre de limonade et rentra chez lui..
Le lendemain soir, il était à nouveau chez Tchékalinsky. Ce dernier était à la banque. Hermann s'approcha de la table. Tchékalinsky le salua d'un air suave.
Le jeune officier attendit la fin de la taille, prit une carte, misa ses quarante-sept mille roubles et son gain de la veille.
Tchékalinsky commença de tailler. Un valet à droite, un sept à gauche.
Hermann retourna un sept.
Il y eut un " ah ! " unanime. Tchékalinsky était visiblement déconcerté. Il compta quatre-vingt-quatorze mille roubles et les remit au gagnant. Hermann les prit avec un parfait détachement et sortit aussitôt.
Le lendemain soir, il reparut à la table. Tous l'attendaient : généraux et conseillers secrets avaient délaissé leur whist pour assister à une partie aussi extraordinaire. Les jeunes officiers avaient quitté précipitamment leurs divans. Les domestiques s'étaient tous réunis au grand salon. Tous faisaient cercle autour de Hermann. Personne ne pontait. Tous guettaient avec impatience l'issue du jeu.
Hermann, debout près de la table, se disposait à ponter seul contre Tchékalinsky, blême, mais toujours souriant. Chacun des adversaires décacheta un jeu. Tchékalinsky battit les cartes. Hermann coupa, choisit la sienne et la couvrit d'une liasse de billets de banque. On eût dit un duel. Un profond silence régnait autour de la table.
Tchékalinsky commença de tailler, ses mains tremblaient. Une dame à droite, un as à gauche.
- L'as gagne, s'écria Hermann en retournant sa carte.
- Votre dame est morte, observa Tchékalinsky d'un ton caressant.
Hermann tressaillit. En effet, au lieu de l'as, il avait devant lui une dame, de pique.
N'en croyant pas ses yeux, il se demandait comment il avait pu faire pareille méprise
A ce moment il lui sembla que la dame de pique lui clignait de l'oeil et souriait d'un air railleur. L'invraisemblable ressemblance le stupéfia...
Tchékalinsky ramassa son gain. Hermann restait sans un geste. Quand il s'éloigna de la table, une rumeur bruyante s'éleva. pinterest.fr
" - Un fameux ponte ! " disaient les joueurs. Tchékalinsky battit les cartes. Le jeu continua.
CONCLUSION
Hermann est devenu fou. Il est à l'hôpital Oboukhov, au numéro 17, ne répond à aucune question et bredouille rapidement, sans cesse :
" Trois, sept, as ! Trois, sept, dame !... "
Lisavéta Ivanovna est marié à un fort honnête jeune homme. Il a une bonne place et dispose d'une coquette fortune : c'est le fils de l'ancien intendant de la vieille comtesse. Lisavéta Ivanovna a recueilli chez elle une parente pauvre devenue sa pupille.
Tomsky est passé capitaine et va épouser la princesse Pauline.
* lisse-amitie-loisirs.chez-alice.fr
Pouchkine
( 1834 )
La Dame de Pique
Pour la seconde fois, la comtesse, à la vue du pistolet, trahit une violente émotion. Sa tête branla plus fort, elle étendit le bras, comme pour se protéger du coup... bascula à la renverse... et resta immobile.
- Allons, cessez vos enfantillages, dit Hermann en lui prenant la main. Pour la dernière fois, je vous le demande. Voulez-vous me désigner vos trois cartes ?... Oui ou non ?
La comtesse ne répondit pas. Hermann s'aperçut qu'elle était morte.
IV
7 mai 18 **
Homme sans moeurs et sans religion !
( Correspondance. )
Lisavéta Ivanovna était assise dans sa chambre, encore en toilette de bal, plongée dans une profonde méditation. De retour à la maison elle s'était empressée de renvoyer sa fille de chambre, à moitié endormie et lui proposant à contrecœur ses services, et lui disant qu'elle se déshabillerait seule. Ensuite elle était montée dans sa chambre, espérant trouver Hermann, et souhaitant en même temps ne pas l'y voir.
Du premier coup d'oeil elle s'assura de son absence et remercia le destin d'avoir fait obstacle à leur entrevue.
Elle s'assit sans se déshabiller, et se prit à évoquer toutes les circonstances d'une aventure si récente et qui, pourtant, l'avait déjà menée si loin. Trois semaines à peine s'étaient écoulées depuis qu'elle avait aperçu pour la première fois le jeune homme de sa fenêtre, et pourtant elle était en correspondance avec lui et il avait obtenu d'elle un rendez-vous nocturne ! Elle connaissait son nom parce qu'il avait signé quelques-unes de ses lettres. Elle ne lui avait jamais parlé, perçu le son de sa voix, jamais elle n'avait entendu parler de lui... avant ce soir-là.
Singulière coïncidence ! Au bal, Tomsky boudant la jeune princesse Pauline N... qui, contre son habitude ne faisait pas la coquette avec lui, avait résolu de se venger et de feindre la froideur.
Ayant invité Lisavéta Ivanovna, il avait dansé avec elle une interminable mazurka et fait force plaisanteries sur l'intérêt qu'elle semblait porter aux officiers du génie, assurant qu'il en savait beaucoup plus long qu'il n'en avait l'air. Certains de ses traits étaient tombés si justes que Lisavéta Ivanovna l'avait cru, à plusieurs reprises, versé dans son secret.
- De qui tenez-vous tout cela ? demanda-t-elle en riant.
- D'un ami de la personne que vous savez, dit Tomsky. Un homme très remarquable.
- Ah ! ah ! et qui est cet homme remarquable ?
- Il s'appelle Hermann.
Lisavéta Ivanovna ne répondit rien, mais sentit ses mains et ses pieds se glacer.
- Ce Hermann, reprit Tomsky, est un personnage réellement romanesque : le profil de Napoléon et l'âme de Méphisto. Je gage qu'il a au moins trois crimes sur la conscience... Oh !comme vous êtes pâle !
- J'ai la migraine... Et qu'a-t-il dit votre Hermann... ou, comment l'appelez-vous déjà ?
- Il est très mécontent de son ami et prétend qu'à sa place il en aurait usé tout autrement...
- A l'église... ou à la promenade... Que sais-je ?... Voire, dans votre chambre pendant que vous dormiez, avec lui on peut s'attendre à tout !
A ce moment trois dames s'avancèrent pour inviter Tomsky à choisir entre "oubli et regret ", interrompirent une conversation qui excitait douloureusement la curiosité de la jeune fille.
Il se trouva que la dame choisie par Tomsky était précisément la princesse N... Elle eut tout le temps de s'expliquer avec lui, faisant un tour de plus à regagner sa chaise. De retour auprès de sa danseuse, le volage officier ne pensait plus à elle, ni à Hermann. Lisavéta Ivanovna essaya de reprendre le propos interrompu, mais la mazurka prit fin et peu après la vieille comtesse exprima son intention de rentrer.
Les paroles de Tomsky n'avaient pas été autre chose que badinage de bal, mais elles étaient tombées profondément dans l'âme de la jeune rêveuse. Le portrait ébauché par l'officier s'accordait parfaitement avec l'image qu'elle s'était faite de Hermann et, grâce aux derniers romans parus, elle voyait dans ce visage, somme toute banal, de quoi l'effrayer et la charmer.
Elle restait assise, les bras nus croisés sur sa poitrine décolletée, sa tête encore parée de fleurs légèrement penchée en avant... Soudain, la porte s'ouvrit, laissant entrer Hermann. Elle tressaillit...
- Où étiez-vous donc ? demanda-t-elle dans un murmure angoissé.
- Dans la chambre à coucher de la vieille comtesse. Je la quitte à l'instant. Elle est morte.
- Mon Dieu !... Que dîtes-vous ?...
- Et je crois bien avoir été la cause de sa mort.
Lisavéta Ivanovna regarda et les paroles de Tomsky retentirent dans sa mémoire :
" Cet homme a au moins trois crimes sur la conscience ! "
Hermann s'assit sur le rebord de la fenêtre près d'elle et lui raconta tout.
Lisavéta Ivanovna l'écoutait avec épouvante. Ainsi donc, ces messages passionnés, ses pressantes objurgations, cette poursuite audacieuse, obstinée, n'étaient pas de l'amour ! L'argent ! voilà ce qui enflammait son âme ! Ce n'était pas elle qui pouvait combler ses désirs et assurer sa félicité ! La malheureuse enfant n'avait été que la complice involontaire et aveugle du meurtrier de sa bienfaitrice... Elle fondit en larmes amères, dans un accès de repentir tardif.
Hermann la regardait sans mot dire. Son coeur était déchiré, mais ni les larmes de l'infortunée, ni la touchante beauté de sa douleur, rien de cela n'émouvait son âme inébranlable. Il n'avait aucun remords en pensant à la vieille morte. Un seul fait le terrifiait : la perte irréparable du secret qui devait asseoir sa fortune.
- Vous êtes un monstre ! s'écria Lisavéta Ivanovna.
- Je ne voulais pas sa mort, répliqua Hermann. Voyez, mon pistolet n'est pas chargé.
Ils se turent.
Le jour se levait. Lisavéta Ivanovna souffla sa chandelle expirante. Une pâle clarté pénétra dans la pièce. La jeune fille essuya ses yeux éplorés et les leva vers Hermann. Il était assis à la même place, les bras en croix, les sourcils froncés terriblement. Dans cette attitude il évoquait beaucoup le portrait de Napoléon. La ressemblance frappa Lisavéta Ivanovna.
- Comment allez-vous pouvoir sortir d'ici ? fit-elle enfin. Je voulais vous conduire par l'escalier dérobé, mais il faut pour cela traverser la chambre à coucher, et j'ai peur.
- Dîtes-moi comment trouver cet escalier et je sortirai.
Lisavéta Ivanovna se leva, prit une clef dans sa commode et la remit à Hermann avec des instructions précises. Le jeune homme serra sa main froide, insensible, déposa un baiser sur son front penché, et sortit.
Il descendit l'escalier en colimaçon et pénétra de nouveau dans la chambre à coucher de la comtesse. La vieille était assise dans son fauteuil, roide, ses traits exprimaient un calme profond. Hermann s'arrêta en face d'elle, la contempla longuement, comme pour s'assurer de l'effrayante réalité, passa dans le cabinet noir, découvrit une porte, à tâtons, derrière la tapisserie, l'ouvrit et s'engagea dans un escalier obscur, agité par d'étranges sentiments.
" Qui sait, songeait-il, par ce même escalier, il y a quelque soixante ans, se faufilait dans la chambre à coucher un jeune et heureux amant en habit brodé, coiffé à l'oiseau royal, serrant son tricorne sur sa poitrine. Il a pourri dans sa tombe depuis longtemps, et le coeur de sa maîtresse a cessé de battre aujourd'hui.
Au bas de l'escalier, Hermann trouva une porte. Il l'ouvrit avec la même clef et se trouva dans un corridor qui le mena dans la rue.
V
f
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Cette nuit m'est apparue la défunte baronne von W... Elle était tout en blanc, et m'a dit :
" Bonjour, monsieur le conseiller ! "
Swedenborg
Trois jours après cette fatale nuit, Hermann partit à neuf heures du matin pour le couvent de X..., où l'on devait rendre les derniers devoirs à la dépouille mortelle de la défunte comtesse.
Bien qu'il n'éprouvât pas de repentir, il ne pouvait étouffer la voix de sa conscience qui lui répétait : " Tu es le meurtrier de la vieille !
A défaut de foi vraie il avait beaucoup de superstition. Convaincu que la comtesse morte pouvait lui porter malheur, il résolut de se rendre à ses obsèques, afin d'obtenir son pardon.
L'église était pleine de monde et Hermann eut beaucoup de peine à se frayer un passage. La bière était posée sur un somptueux catafalque, sous un baldaquin de velours. La défunte était étendue, les mains croisées sur la poitrine, coiffée d'un bonnet de dentelles, vêtue d'une robe de satin blanc. La famille et les gens de maison étaient réunis autour du catafalque : domestiques en caftans noirs, noeuds de rubans armoriés sur l'épaule et le cierge à la main, parents en grand deuil, enfants, petits-enfants, arrière petits-enfants. Personne ne pleurait, les larmes eussent été une " affectation ". La défunte était trop vieille pour que son décès pût surprendre quiconque, et ses parents l'avaient mentalement enterrée de longue date. Un jeune évêque prononça l'oraison funèbre. En des termes simples et touchants il peignit la fin sereine de cette femme juste, dont la longue existence n'avait été qu'une préparation paisible et attendrissante à une mort chrétienne.
" L'ange de la mort l'a surprise dans de bienheureuses méditations et dans l'attente du fiancé de minuit. "
Le service s'acheva dans une décente affliction. Les parents, les premiers, défilèrent pour les ultimes adieux à la dépouille. Puis ce fut le tour des innombrables invités, venus saluer celle qui, depuis si longtemps, avait été la compagne de leurs frivoles divertissements. Vinrent enfin les domestiques, et en dernier lieu la favorite de la défunte, aussi âgée qu'elle. Deux servantes la soutenaient. Elle n'avait pas la force de s'agenouiller et se contenta de verser des larmes en baisant la main glacée de sa maîtresse.
Hermann se décida à avancer vers le cercueil. Il se prosterna et resta un moment étendu sur les dalles froides, jonchées de branches de sapin. Puis il se releva, aussi blême que la comtesse, gravit les marches du catafalque, se pencha sur le corps... Il lui sembla soudain que la morte le dévisageait d'un air moqueur, en clignant un oeil. Se rejetant précipitamment en arrière, il fit un faux pas et s'étendit de tout son long. On le releva.
Au même instant, Lisavéta Ivanovna, qui avait perdu connaissance, était emportée sur le parvis du temple. Cet incident troubla un moment la triste solennité de la cérémonie. Une sourde rumeur se fit parmi les invités, et un chambellan chafouin, proche parent de la défunte, souffla à l'oreille de son voisin, un Anglais, que le jeune officier était le fils de la comtesse, un fils de la main gauche. L'autre se contenta d'un froid " - Oh ? "
Tout le jour Hermann fut singulièrement abattu. Dînant dans une gargote écartée, il but copieusement, en dépit de ses habitudes de tempérance, pensant étouffer son angoisse. Le vin ne servit qu'à enflammer son imagination.
De retour chez lui il se jeta sur son lit, et s'endormit sur-le-champ.
Il se réveilla tard dans la nuit, la lune éclairait sa chambre. Il jeta un coup d'oeil à sa montre, il était trois heures moins le quart. Le sommeil l'ayant fui, il se mit sur son séant et pensa aux funérailles de la comtesse.
A cet instant, le visage d'un passant apparut à sa fenêtre et s'éclipsa aussitôt. Hermann n'y prêta pas la moindre attention. Une minute plus tard il entendit pousser la porte de l'antichambre et se dit que son ordonnance rentrait d'une promenade nocturne, ivre comme toujours... Mais il perçut le pas d'un inconnu : quelqu'un marchait à côté en traînant doucement ses pantoufles. La porte s'ouvrit laissant entrer une femme en blanc. Hermann la prit pour sa vieille nourrice et fut étonné de la voir à pareille heure. Mais la dame blanche sembla glisser, se trouva subitement devant lui, et il reconnut la comtesse.
- Je suis ici contre mon gré, prononça-t-elle d'une voix ferme. J'ai reçu l'ordre d'exaucer ton voeu. Le trois, le sept et l'as gagneront l'un après l'autre. Mais il faut que tu t'engages à ne pas miser plus d'une fois par vingt-quatre heures, et à ne plus jamais jouer ensuite. Je te pardonne ma mort, à condition que tu épouses ma pupille.
Il se passa un bon moment avant qu'il retrouvât ses esprits. Revenu à lui, Hermann passa dans l'autre pièce. L'ordonnance dormait, affalé sur le plancher et ne s'éveilla qu'à grand-peine. L'homme était ivre comme de coutume, et l'on n'en pouvait tirer rien de sensé. La porte du vestibule était fermée à clef. Hermann retourna dans sa chambre, alluma une chandelle et écrivit le récit de sa vision
VI japanattitude.fr
- Attendez !
- Quoi, vous avez osez me dire : attendez
- Votre excellence, j'ai dit : Daignez attendre !
Deux idées fixes ne peuvent coexister dans le monde moral, pas davantage que dans le monde physique deux corps ne peuvent remplir le même espace. Le trois, le sept et l'as eurent tôt fait de d'éclipser, dans l'imagination de Hermann, la vision de la vieille comtesse morte. Ces trois cartes ne lui sortaient plus de la tête et venaient à tout instant sur ses lèvres. Apercevant une jeune fille, il s'écriait :
- Comme elle est gracieuse !... Un vrai trois de coeur !
Et quand on lui demandait l'heure :
- Le sept moins cinq minutes.
Tout gros homme qu'il voyait lui rappelait un as. Le trois, le sept et l'as le poursuivaient jusqu'en songe, sous les incarnations les plus diverses. Le trois s'épanouissait luxurieusement, comme un magnolia grandiflora, le sept était un porche gothique, l'as devenait une énorme araignée. Toutes ses pensées se concentraient sur un seul dessein : tirer parti d'un secret qu'il avait payé cher. Il songea à quitter l'armée pour voyager. Il voulait se rendre à Paris, où l'on joue ouvertement, extorquer un trésor à la Fortune ensorcelée. Le hasard le tira d'embarras.
Il s'était formé à Moscou une société de gens riches, présidée par le fameux Tchékalinsky qui avait passé toute sa vie à jouer aux cartes et amassé des millions, car il gagnait des traites et perdait en argent comptant. A sa longue expérience il devait la confiance. Il vint à Saint-Pétersbourg. Aussitôt la jeunesse se pressa dans ses salons, oubliant le bal pour les cartes et préférant les séductions du pharaon à celles de la galanterie. Naroumov lui amena Hermann.
Ils traversèrent toute une enfilade de pièces magnifiques, remplies de domestiques empressés. Des généraux et des conseillers secrets jouaient au whist, des jeunes gens paressaient sur des divans tendus de soie, prenaient des glaces et fumaient la pipe. Le maître de la maison trônait au salon, derrière une grande table entourées d'une vingtaine de joueurs et tenait la banque. C'était un homme d'une soixantaine d'années, de la mine la plus respectable, ses cheveux étaient d'argent, son visage frais et plein respirait la bonhomie, ses yeux brillaient d'un sourire continuel.
Naroumov lui présenta Hermann. Tchékalinsky lui serra cordialement la main, le pria de ne pas faire de cérémonie et reprit sa taille.
Elle fut longue. On avait ponté sur plus de trente cartes. Tchékalinsky s'arrêtait après chaque coup, afin de laisser aux joueurs le temps de prendre leurs dispositions, inscrivait les pertes, prêtait courtoisement l'oreille à toute réclamation et, plus courtoisement encore, redressait le coin d'une carte qu'un main distraite avait pliée.
La taille prit fin. Tchékalinsky battit les cartes et s'apprêta à en faire une nouvelle.
- Permettez-moi de prendre une carte, dit Hermann en tendant la main par-dessus un gros homme qui pointait à côté de lui.
Tchakalinsky sourit et s'inclina silencieusement, en signe de courtois assentiment. Naroumov en riant félicita Hermann de s'être décidé à sortir de sa longue abstinence et lui souhaita un heureux début.
- Va ! dit Hermann inscrivant sa mise à la craie au-dessus de la carte.
- Combien ? s'informa le banquier en clignant les yeux. Excusez-moi, je ne vois pas très bien.
- Quarante-sept mille roubles, répondit Hermann.
A ces mots toutes les têtes se tournèrent incontinent et tous les regards sur lui.
" - Il est fou ! pensa Naroumov. "
- Permettez-moi de vous faire observer, répliqua Tchékalinsky, avec son immuable sourire, que votre jeu est fort. Jusqu'à présent, personne ici n'a ponté plus de deux cent soixante-quinze roubles sur le simple.
- Bon !... Acceptez-vous ma carte, oui ou non ?
Tchékalinsky inclina la tête, avec une impression d'humble docilité.
- Je voulais seulement vous faire observer qu'étant honoré de la confiance de mes amis, je ne puis tailler que moyennant argent comptant. Croyez bien que, personnellement, je suis convaincu que votre parole suffit, mais enfin, pour la bonne règle et la facilité de mes comptes, je vous demanderai de miser la somme sur la carte.
Hermann tira de sa poche un certificat de banque et le remit à Tchékalinsky qui le posa sur la carte jouée, après un rapide coup d'oeil.
Il commença de tailler. Un neuf tomba à droite, un trois à gauche.
- Gagné ! dit Hermann en retournant sa carte.
Un murmure parcourut les joueurs. Tchékalinsky fronça les sourcils, mais l'immuable sourire reparut aussitôt sur ses lèvres.
- Faut-il régler ? s'informa-t-il.
- Je vous en prie.
Le banquier tira quelques billets de sa poche et paya sans plus attendre. Hermann ayant perçu son argent s'éloigna de la table.
Naroumov était abasourdi. Hermann prit un verre de limonade et rentra chez lui..
Le lendemain soir, il était à nouveau chez Tchékalinsky. Ce dernier était à la banque. Hermann s'approcha de la table. Tchékalinsky le salua d'un air suave.
Le jeune officier attendit la fin de la taille, prit une carte, misa ses quarante-sept mille roubles et son gain de la veille.
Tchékalinsky commença de tailler. Un valet à droite, un sept à gauche.
Hermann retourna un sept.
Il y eut un " ah ! " unanime. Tchékalinsky était visiblement déconcerté. Il compta quatre-vingt-quatorze mille roubles et les remit au gagnant. Hermann les prit avec un parfait détachement et sortit aussitôt.
Le lendemain soir, il reparut à la table. Tous l'attendaient : généraux et conseillers secrets avaient délaissé leur whist pour assister à une partie aussi extraordinaire. Les jeunes officiers avaient quitté précipitamment leurs divans. Les domestiques s'étaient tous réunis au grand salon. Tous faisaient cercle autour de Hermann. Personne ne pontait. Tous guettaient avec impatience l'issue du jeu.
Hermann, debout près de la table, se disposait à ponter seul contre Tchékalinsky, blême, mais toujours souriant. Chacun des adversaires décacheta un jeu. Tchékalinsky battit les cartes. Hermann coupa, choisit la sienne et la couvrit d'une liasse de billets de banque. On eût dit un duel. Un profond silence régnait autour de la table.
Tchékalinsky commença de tailler, ses mains tremblaient. Une dame à droite, un as à gauche.
- L'as gagne, s'écria Hermann en retournant sa carte.
- Votre dame est morte, observa Tchékalinsky d'un ton caressant.
Hermann tressaillit. En effet, au lieu de l'as, il avait devant lui une dame, de pique.
N'en croyant pas ses yeux, il se demandait comment il avait pu faire pareille méprise
A ce moment il lui sembla que la dame de pique lui clignait de l'oeil et souriait d'un air railleur. L'invraisemblable ressemblance le stupéfia...
Tchékalinsky ramassa son gain. Hermann restait sans un geste. Quand il s'éloigna de la table, une rumeur bruyante s'éleva. pinterest.fr
" - Un fameux ponte ! " disaient les joueurs. Tchékalinsky battit les cartes. Le jeu continua.
CONCLUSION
Hermann est devenu fou. Il est à l'hôpital Oboukhov, au numéro 17, ne répond à aucune question et bredouille rapidement, sans cesse :
" Trois, sept, as ! Trois, sept, dame !... "
Lisavéta Ivanovna est marié à un fort honnête jeune homme. Il a une bonne place et dispose d'une coquette fortune : c'est le fils de l'ancien intendant de la vieille comtesse. Lisavéta Ivanovna a recueilli chez elle une parente pauvre devenue sa pupille.
Tomsky est passé capitaine et va épouser la princesse Pauline.
* lisse-amitie-loisirs.chez-alice.fr
Pouchkine
( 1834 )
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