samedi 30 juin 2018

Le Corbeau Edgar Allan Poe ( Poème EtatsUnis )


Image associée
nl.pinterest.com



                                             Le Corbeau

       Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m'appesantissais, faible         
       et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié, tandis
       que je dodelinais la tête, somnolant presque, soudain se fit un heurt,
       comme de quelqu'un frappant doucement, frappant à la porte de ma
       chambre, cela seul et rien de plus.
   
       Ah ! distinctement je me souviens que c'état en le glacial décembre :
       et chaque tison, mourant isolé, ouvrageait son spectre sur le sol.
       Ardemment je souhaitais le jour ; vainement j'avais cherché d'emprun-
       ter à mes livres un sursis au chagrin - au chagrin de la Lénore perdue -
       de la rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore -
       de nom ! pour elle ici, non, jamais plus !

       Et de la soie l'incertain et triste bruissement en chaque rideau purpural
       me traversait, m'emplissait de fantastiques terreurs pas senties
       encore : si bien que, pour calmer le battement de mon coeur, je
       demeurais maintenant à répéter : " C'est quelque visiteur qui sollicite
       l'entrée, à la porte de ma chambre ; quelque visiteur qui sollicite l'entrée,
       à la porte de ma chambre ; c'est cela et rien de plus.
                                                                                                                  simpsonentreamis.wordpress.com
Image associée       Mon âme se fit subitement plus forte et, n'hésitant davantage :             
       " Monsieur, dis-je, ou Madame, j'implore véritablement votre parton ;
       mais le fait est que je somnolais, et vous vîntes si doucement frapper,
       et si faiblement vous vîntes heurter, heurter à la porte de ma chambre,
       que j'étais à peine sûr de vous avoir entendu. " Ici j'ouvris grande
       la porte : les ténèbres et rien de

       Loin dans l'ombre regardant, je me tins longtemps à douter, m'étonner
       et craindre, à rêver des rêves qu'aucun mortel n'avais osé rêver encore ;
       mais le silence ne se rompit point et la quiétude ne donna de signe ;
       et le seul mot qui se dit, fut le mot chuchoté " Lénore ! "  Je le
       chuchotai et un écho murmura de retour le mot " Lénore ! "purement
       cela et rien de plus.

       Rentrant dans la chambre, toute l'âme en feu, j'entendis bientôt un
       heurt en quelque sorte plus fort qu'auparavant. " Sûrement, dis-je,
       sûrement c'est quelque chose à la persienne de ma fenêtre. Voyons donc
       ce qu'il y a et explorons ce mystère ; que mon coeur se calme un moment
       et explore ce mystère ; c'est le vent et rien de plus. "

       Au large je poussai le volet, quand, avec maints enjouement et agitation
       d'ailes, entra un majestueux corbeau de saints jours de jadis. Il ne
       fit pas la moindre révérence, il ne s'arrêta ni n'hésita un instant : mais,
       avec une mine de lord ou de lady, se percha au-dessus de la porte de
       ma chambre ; se percha sur un buste de Pallas, juste au-dessus de la
       porte de ma chambre ; se percha, siégea et rien de plus.

       Alors cet oiseau d'ébène induisant ma triste imagination au sourire,
       par le grave et sévère décorum de la contenance qu'il eut : " Quoique
       ta crête soit chenue et rase, non! dis-je, tu n'es pas, pour sûr, un
       poltron, spectral, lugubre et ancien Corbeau, errant loin du rivage de
       Nuit. " Le Corbeau dit : " Jamais plus. "

       Je m'émerveillai fort d'entendre ce disgracieux volatile s'énoncer aussi
      clairement, quoique sa réponse n'eût que peu de sens et peu d'à-propos ;         pinterest.fr
Image associée      car on ne peut s'empêcher de convenir que nul homme vivant n'eut
      encore l'heur de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre
      - un oiseau ou toute autre bête sur le buste sculpté au-dessus de la
      porte de sa chambre -, avec un nom tel que : " Jamais plus. "


       Mais le Corbeau perché solitairement sur ce buste placide, parla ce
      seul mot comme si son âme, en ce seul mot, il la répandait. Je ne proférai
      donc rien de plus ; il n'agita donc pas de plume, jusqu'à ce que je
      fis à peine davantage que marmotter : " D'autres amis déjà ont pris
      leur vol, demain il me laissera comme mes espérances déjà ont pris
      leur vol. " Alors l'oiseau dit : " Jamais plus. "

       Tressaillant au calme rompu par une réplique si bien parlée : " Sans

       doute, dis-je, ce qu'il profère est tout son fonds et son bagage, pris à
       quelque malheureux maître que l'impitoyable Désastre suivit de près 
       et de très près suivit jusqu'à ce que ses chansons comportassent un
       unique refrain ; jusqu'à ce que les chants funèbres de son Espérance
       comportassent le mélancolique refrain de " Jamais - jamais plus. "

       Le Corbeau induisant toute ma triste âme encore au sourire, je roulai
       soudain un siège à coussins en face de l'oiseau, et du buste, et de la
       porte ; et m'enfonçant dans le velours, je me pris à enchaîner songerie
       à songerie, pensant à ce que cet augural oiseau de jadis
       signifiait en croassant : " Jamais plus. "

       Cela, je m'assis occupé à le conjecturer, mais n'adressant pas une syllabe
       à l'oiseau dont les yeux de feu brûlaient, maintenant, au fond de mon
       sein ; cela et plus encore, je m'assis pour le deviner, ma tête reposant
       à l'aise sur la housse de velours des coussins que dévorait la lumière
       de la lampe, housse violette de velours qu'Elle ne pressera plus, ah !
       jamais plus.
                                                                                                                   carnivorousplants.org
Résultat de recherche d'images pour "nepenthes"       L'air, me sembla-t-il, devint alors plus dense, parfumé selon un
       encensoir invisible balancé par les Séraphins dont le pied, dans sa chute,
       tintait sur l'étoffe du parquet. " Misérable ! m'écriai-je, ton Dieu t'a
       prêté ; il t'a envoyé par ces anges le répit, le répit et le népenthès dans
       ta mémoire de Lénore ! Bois ! oh ! bois ce bon népenthès et oublie cette
       Lénore perdue ! " Le Corbeau dit : " Jamais plus ! "                             

       " Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon !
       Que si le Tentateur t'envoya ou la tempête t'échoua vers ces bords,
        désolé et encore tout indompté, vers cette déserte terre enchantée, vers
        ce logis par l'horreur hanté : dis-moi véritablement, je t'implore ! y a-t-il
       du baume en Judée ? Dis-moi, je t'implore. " Le Corbeau dit :
       " Jamais plus ! "

       " Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon !
       Par les cieux sur nous épars, et le Dieu que nous adorons tous deux,
       dis à cette âme de chagrin chargée si, dans le distant Eden, elle doit
       embrasser une jeune fille sanctifiée que les anges nomment Lénore
       - embrasser une rare et rayonnante jeune fille que les anges nomme
       Lénore. " Le Corbeau dit : " Jamais plus !

       " Que ce mot soit le signal de notre séparation, oiseau ou malin
       esprit " hurlai-je en me dressant. " Recule en la tempête et le rivage
       plutonien de Nuit ! Ne laisse pas une plume noire ici comme un gage
       du mensonge qu'a proféré ton âme. Laisse inviolé mon abandon ! quitte
       le buste au-dessus de ma porte ! ôte ton bec de mon coeur et jette ta
       forme loin de ma porte ! " Le Corbeau dit : " Jamais plus ! "

       Et le Corbeau, sans voleter, siège encore sur le buste pallide
       de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont
       toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve, et la lumière de la
       lampe, ruisselant sur lui, projette son ombre à terre : et mon âme
       de cette ombre qui gît flottante à terre ne s'élèvera - jamais plus.        artsper.com
Image associée

                                            Edgar Allan Poe

                                                 traduction Stéphane Mallarmé

                        1è parution aux EtatsUnis : 1845 et grand succès pour l'auteur.

Puis en France traduction en: 1875 par, pour ce texte entre autres, Mallarmé.
 
   














           

vendredi 29 juin 2018

Rose Guy de Maupassant ( Nouvelles )

 ROSE
                                         
            Les deux jeunes femmes ont l'air ensevelies sous une couche de fleurs. Elles sont seules dans l'immense landau chargé de bouquets comme une corbeille géante. Sur la banquette du devant, deux bannettes de satin blanc sont pleines de violettes de Nice, et sur la peau d'ours qui couvre les genoux, un amoncellement de roses, de mimosas, de giroflées, de marguerites, de tubéreuses et de fleurs d'oranger, noués avec des faveurs de soie, semble écraser les deux corps délicats, ne laissant sortir de ce lit éclatant et parfumé que les épaules, les bras et un peu des corsages dont l'un est bleu et l'autre lilas.
            Le fouet du cocher porte un fourreau d'anémones, les traits des chevaux sont capitonnés avec des ravenelles, les rayons des roues sont vêtus de réséda ; et, à la place des lanternes, deux bouquets ronds, énormes, ont l'air des deux yeux étranges de cette bête roulante et fleurie.
            Le landau parcourt au grand trot la route, la rue d'Antibes, précédé, suivi, accompagné par une foule d'autres voitures enguirlandées, pleines de femmes disparues sous un flot de violettes. Car c'est la fête des fleurs à Cannes.
            On arrive au boulevard de la Foncière, où la bataille a lieu. Tout le long de l'immense avenue, une double file d'équipages enguirlandés va et revient comme un ruban sans fin. De l'un à l'autre on se jette des fleurs. Elles passent dans l'air comme des balles, vont frapper les frais visages, voltigent et retombent dans la poussière où une armée de gamins les ramasse.
            Une foule compacte, rangée sur les trottoirs, et maintenue par les gendarmes à cheval qui passent brutalement et repoussent les curieux à pied comme pour ne point permettre aux vilains de se mêler aux riches, regarde, bruyante et tranquille.
            Dans la voiture on s'appelle, on se reconnaît, on se mitraille avec des roses. Un char plein de jolies femmes vêtues de rouge comme des diables, attire et séduit les yeux. Un monsieur qui ressemble aux portraits d'Henri IV lance avec une ardeur joyeuse un énorme bouquet retenu par un élastique. Sous la menace du choc les femmes se cachent les yeux et les hommes baissent la tête, mais le projectile gracieux, rapide et docile, décrit une courbe et revient à son maître qui le jette aussitôt vers une figure nouvelle.
            Les deux jeunes femmes vident à pleines mains leur arsenal et reçoivent une grêle de bouquets ; puis, après une heure de bataille, un peu lasses enfin, elles ordonnent au cocher de suivre la route du golfe Juan, qui longe la mer.                                                      
            Le soleil disparaît derrière l'Esterel, dessinant en noir, sur un couchant de feu, la silhouette dentelée de la longue montagne. La mer calme s'étend, bleue et claire, jusqu'à l'horizon où elle se mêle au ciel, et l'escadre, ancrée au milieu du golfe, a l'air d'un troupeau de bêtes monstrueuses, immobiles sur l'eau animaux apocalyptiques, cuirassés et bossus, coiffés de mâts frêles comme des plumes, et avec des yeux qui s'allument quand vient la nuit.                                     
            Les jeunes femmes, étendues sous la lourde fourrure, regardent languissamment. L'une dit enfin              - Comme il y a des soirs délicieux, où tout semble bon. N'est-ce pas, Margot ? "
            L'autre reprit :
            " Oui, c'est bon. Mais il manque toujours quelque chose.
            - Quoi donc ? Moi je me sens heureuse tout à fait. Je n'ai besoin de rien.
        - Si. Tu n'y penses pas. Quel que soit le bien-être qui engourdit notre corps, nous désirons toujours quelque chose de plus... pour le coeur."
            Et l'autre, souriant :
            " Un peu d'amour ?
            - Oui. "
            Elles se turent, regardant devant elles, puis celle qui s'appelait Marguerite murmura : " La vie ne me semble pas supportable sans cela. J'ai besoin d'être aimée, ne fût-ce que par un chien. Nous sommes toutes ainsi, d'ailleurs, quoi que tu en dises, Simone.
            - Mais non, ma chère. J'aime mieux ne pas être aimée du tout que de l'être par n'importe qui. Crois-tu que cela me serait agréable, par exemple d'être aimée par... par... "
            Elle cherchait par qui elle pourrait bien être aimée, parcourant de l'oeil le vaste paysage. Ses yeux, après avoir fait le tour de l'horizon, tombèrent sur les deux boutons de métal qui luisaient dans le dos du cocher, et elle reprit, en riant : " par mon cocher. "
            Mme Margot sourit à peine et prononça, à voix basse :
           " Je t'assure que c'est très amusant d'être aimée par un domestique. Cela m'est arrivé deux ou trois fois. Ils roulent des yeux si drôles que c'est à mourir de rire. Naturellement, on se montre d'autant plus sévère qu'ils sont plus amoureux, puis on les met à la porte, un jour, sous le premier prétexte venu parce qu'on deviendrait ridicule si quelqu'un s'en apercevait. "
            Mme Simone écoutait, le regard fixe devant elle, puis elle déclara :
            " Non, décidément, le coeur de mon valet de pied ne me paraîtrait pas suffisant. Raconte-moi donc comment tu t'apercevais qu'ils t'aimaient.
Image associée*       - Je m'en apercevais comme avec les autres hommes, lorsqu'ils devenaient stupides.
           - Les autres ne me paraissent pas si bêtes à moi, quand ils m'aiment.
            - Idiots, ma chère, incapable de causer, de répondre, de comprendre quoi que ce soit.
           - Mais toi, qu'est-ce que cela te faisait d'être aimée par un domestique. Tu sais quoi... émue... flattée ?
            - Émue ? non, - flattée - oui, un peu. On est toujours flattée de l'amour d'un homme quel qu'il soit.
           - Oh ! voyons, Margot !
          - Si, ma chère. Tiens, je vais te dire une singulière aventure qui m'est arrivée. Tu verras comme c'est curieux et confus ce qui se passe en nous dans ces cas-là.                                                                           Il y aura quatre ans à l'automne, je me trouvais sans femme de chambre. J'en avais essayé l'une après l'autre cinq ou six étaient ineptes, et je désespérais presque d'en trouver une, quand je lus, dans les petites annonces d'un journal, qu'une jeune fille sachant coudre, broder, coiffer, cherchait une place et qu'elle fournirait les meilleurs renseignements. Elle parlait en outre l'anglais.
          J'écrivis à l'adresse indiquée, et, le lendemain, la personne en question se présenta. Elle était assez grande, mince, un peu pâle, avec l'air très timide. Elle avait de beaux yeux noirs, un teint charmant, elle me plut tout de suite. Je lui demandai ses certificats, elle m'en donna un anglais, car elle sortait, disait-elle, de la maison de Lady Rymwell, où elle était restée dix ans.
          Le certificat attestait que la jeune fille était partie de son plein gré pour rentrer en France et qu'on avait à lui reprocher, pendant son long service, qu'un peu de coquetterie française.
         La tournure pudibonde de la phrase anglaise me fit même un peu sourire et j'arrêtai sur-le-champ cette femme de chambre.
            Elle entra chez moi le jour même, elle se nommait Rose.
             Au bout d'un mois je l'adorais.
             C'était une trouvaille, une perle, un phénomène.
           Elle savait coiffer avec un goût infini ; elle chiffonnait les dentelles d'un chapeau mieux que les meilleures modistes et elle savait même faire les robes.
        J'étais stupéfaite de ses facultés. Jamais je ne m'étais trouvée servie ainsi. Elle m'habillait rapidement avec une légèreté de mains étonnante. Jamais je ne sentais ses doigts sur ma peau, et rien ne m'est désagréable comme le contact d'une main de bonne. Je pris bientôt des habitudes de paresse excessives, tant il m'était agréable de me laisser vêtir, des pieds à la tête, et de la chemise aux gants, par cette grande fille timide, toujours un peu rougissante, et qui ne parlait jamais. Au sortir du bain, elle me frictionnait et me massait pendant que je sommeillais un peu sur mon divan ; je la considérais, ma foi, en amie de condition inférieure, plutôt qu'en simple domestique.
         Or, un matin, mon concierge demanda avec mystère à me parler. Je fus surprise et je le fis entrer. C'était un homme très sûr, un vieux soldat, ancienne ordonnance de mon mari.
            Il paraissait gêné de ce qu'il avait à dire. Enfin, il prononça en bredouillant !
            " Madame, il y a en bas le commissaire de police du quartier. "
            Je demandai brusquement :
            " Qu'est-ce qu'il veut ?                                                                           rivagedeboheme.fr 
Image associée            - Il veut faire une perquisition dans l'hôtel. "             
            Certes, la police est utile, mais je la déteste. Je trouve que ce n'est pas là un métier noble. Et je répondis, irritée autant que blessée :
             " Pourquoi cette perquisition ? A quel propos ? Il n'entrera pas. 
             Le concierge reprit :
             " Il prétend qu'il y a un malfaiteur caché."
           Cette fois j'eus peur et j'ordonnai d'introduire le commissaire de police auprès de moi pour avoir des explications. C'était un homme assez bien élevé, décoré de la Légion d'honneur. Il s'excusa, demanda pardon, puis m'affirma que j'avais parmi les gens de service, un forçat !
             Je fus révoltée : je répondis que je garantissais tout le domestique de l'hôtel et je le passai en revue.
             " Le concierge, Pierre Courtin, ancien soldat.
             - Ce n'est pas lui.
             - Le cocher François Pingau, un paysan champenois, fils d'un fermier de mon père.
             - Ce n'est pas lui.
           - Un valet d'écurie, pris en Champagne également, et toujours fils de paysan que je connais, plus un valet de pied que vous venez de voir.
            - Ce n'est pas lui.
                 - Alors monsieur, vous voyez bien que vous vous trompez.
          - Pardon, madame, je suis sûr de ne pas me tromper. Comme il s'agit d'un criminel redoutable, voulez-vous avoir la gracieuseté de faire comparaître ici, devant vous et moi, tout votre monde. "
           Je résistai d'abord, puis je cédai, et je fis monter tous mes gens, hommes et femmes.
           Le commissaire de police les examina d'un seul coup d'oeil, puis déclara :
          " Ce n'est pas tout.
         - Pardon, monsieur, il n'y a plus que ma femme de chambre, une jeune fille que vous ne pouvez confondre avec un forçat. "
          Il demanda :
          " Puis-je la voir aussi ?
         - Certainement. "
         Je sonnai Rose qui parut aussitôt. A peine fut-elle entrée que le commissaire fit un signe, et deux hommes que je n'avais jamais vus, cachés derrière la porte, se jetèrent sur elle, lui saisirent les mains et les lièrent avec des cordes.                                                                                                chevalier.wikia.com
Résultat de recherche d'images pour "chevalier d'eon"          Je poussai un cri de fureur, et je voulus m'élancer pour la défendre. Le commissaire m'arrêta :                                                                                ***
          " Cette fille, madame, est un homme qui s'appelle Jean-Nicolas Lecapet, condamné à mort en 1879 pour assassinat précédé de viol. Sa peine fut commuée en prison perpétuelle. Il s'échappa voici quatre mois. Nous le cherchons depuis lors. "
          J'étais affolée, atterrée. Je ne croyais pas. Le commissaire reprit en riant :
          " Je ne puis vous donner qu'une preuve. Il a le bras droit tatoué. " La manche fut relevée. C'était vrai. L'homme de police ajouta avec un certain mauvais goût :
          " Fiez-vous à nous pour les autres constations. "
          Et on emmena ma femme de chambre !
        " Eh bien, le croiras-tu, ce qui dominait en moi ce n'était pas la colère d'avoir été jouée ainsi, trompée et ridiculisée ; ce n'était pas la honte d'avoir été ainsi habillée, déshabillée, maniée et touchée par cet homme... mais une... humiliation profonde... une humiliation de femme. comprends-tu ?
          - Non, pas très bien?
        - Voyons... Réfléchis... Il avait été condamné... pour viol ce garçon... eh bien ! je pensais... à celle qu'il avait violée... et ça... ça m'humiliait... Voilà...Comprends-tu maintenant ? "
           Et Mme Simone ne répondit pas. Elle regardait droit devant elle, d'un oeil fixe et singulier, les deux boutons luisants de la livrée, avec ce sourire de sphinx qu'ont parfois les femmes.


*        collection-jfm.fr
 


                                                                                        Maupassant

                                                                                   ( 1è parution 1884 )

                                                                                      in Contes du jour et de la nuit

           




Crépuscule rue de Lappe 8 Léon-Paul Fargue ( Nouvelles France )


Résultat de recherche d'images pour "rue de lappe chanson"
chansons-net.com



                                             Crépuscule rue de Lappe
                                                                        in
                                                Le Piéton de Paris

            Ce soir-là, j'avais eu dans un restaurant de la Bastille, où je dînais avec de chers amis, une courte altercation, " à propos d'un parapapluie ", avec de vagues clients venus pour des paupiettes
" terminées ", comme il leur fut dit. Nous n'attendîmes pas longtemps avant de nous bouder. Il y avait dans la bande de ces dîneurs déçus, un voyou très " modern-style " qui ressemblait à une bottine jaune, et dont le parler était assez plaisant à entendre malgré l'afféterie qui s'en évaporait. Quelques instants plus tard, après avoir flâné entre des autobus, le long de la Tour d'Argent du lieu, et vidé quelques cafés tièdes chez Victor, je retrouvai mon type dans un grand bar de la rue de Lappe.
            Cet ancien joyau d'ombre du onzième arrondissement a joliment changé en quelques années. Ce n'est plus qu'une artère, une varice gluante d'anciennes électriques de la dernière heure, qui semble ouverte et de laquelle s'échappe un aigre sang de music-hall. Des voyous en melon traînent le long des voûtes comme des soldats de plomb froissés. Des chats traversent le pavé suintant et ronronnent le long de la cheville des agents cyclistes. Des hommes privés de faux-col, pour faire " sport ", se soulagent longuement sous les portes cochères, pendant que les échantillons du haut snobisme, venus là par Delage et Bugatti admirent sans réserve des types humains si libres d'allure...
            Jadis, des touffes de vérité populaire, des fusées de vice naïf montaient comme des jets d'eau vers les oreilles du promeneur. Aujourd'hui, ce sont les chansons de Chevalier, de Constantin Rossi ou de Lucienne Boyer qui passent à travers murs, poussées par la même machinerie qui les gosille ailleurs, sur les tables de bridge de la plaine Monceau ou sur les genoux des mondaines des avenues balayées. Des haut-parleurs ont été fixés un peu partout, comme des avertisseurs d'incendie, et les couplets en dégoulinent pour créer une atmosphère à la fois moderne et canaille.

                                   Achetez-moi mes mandarines,                                   chansons-net.com
                                   Et dîtes-moi où vous perchez...
ou bien :
                                   C'est moi, le chéri de ces dames...
et encore :
                                    Dis-moi... pourquoi malgré tout je t'aime...
                                    Pourquoi je reviens quand même...
                                             Toujours vers toi...

            Rengaines déchirantes, dont la pluie sur les décapotables et les touristes temporaires, rappelle aux vieilles et aux vieux que le coeur est simplement accommodé, mais qu'il demeure sous les plâtras et les décombres.
            Nous entrons à la Boule Rouge, toute sonore de copeaux d'accordéon. Douze garçons s'élancent à notre poursuite et nous indiquent le chemin vers les banquettes dites au fond, où il reste quelques places encore entre des soldats et des bourgeoises du peuple. On ne vous laisse même pas le temps de choisir du regard un endroit plus propre à vous recevoir, ni même le loisir de vous orienter dans ce parc coloré comme une coupe anatomique et constellé de girandoles et de pièces électriques payables par traites. La loi est de suivre quelque maître de cérémonies qui fait sa salle comme on fait Laun wagon-lit. Des consommations passent au-dessus de notre tête, ce pendant que la machine à faire des javas et même des rumbas trompette et piétine, pareille à une batteuse. Vrai, on aimerait mieux le tramway...
            A peine assis, je suis abordé par le gars du restaurant, le fils de l'homme au parapluie, sorte de Pépète en fil à fil, qui le prend vexé, me confondant sans doute avec quelque miché louche, insulteur du peuple, le pauvre !
            - Dis, murmura-t-il d'une voix aigüe et méprisante, c'est-y que t'as l'habitude de chercher des crosses ?                                                                                                expointhecity.com   
Résultat de recherche d'images pour "paris bastille 1930 dessins caricatures peintures"            - Qu'est-ce que vous voulez ? Qu'on vous remplace votre parapluie ?
            - T'en fais pas pour le cure-dents. Je te demande où c'est que tu voulais en venir ?
            Nous avons du mal à nous débarrasser de ce gêneur d'un nouveau genre. Le type abonde dans ces salles pourtant assez chères, dans ces palais de la cerise à l'eau-de-vie, où, lentement, le peuple des remmailleurs, des Arméniens de la Commission, des tourneurs mobilisables, des manucures et des masseuses à domicile s'enfonce dans les premières vases du snobisme. Les surréalistes, qui sont venus ici en curieux, et les écrivains pour barmen,qui y promenaient des filles de banquiers, ont laissé là quelques asticots sur les tables. La bourgeoisie prolétarienne a senti qu'elle avait besoin d'art jusque dans la commande du sandwich et les confidences de la mère ardoise. Ce ne sont que propos vifs sur les" nougats, les peintres, le gring, l'osier ou la framboise. Nous saisissons, au passage, des emportements de vocabulaire qui dénotent le pédant de l'atelier typographique ou le dévoyé de chez Potin.
            - Jague  Hé, remonte un peu les châsses !
            - Ferme-là, dis, fesse d'huïtre !
         Ces messieurs se croient obligés de dominer les drames moraux de la conscience humaine et la recherche de l'absolu par l'engueulade courte et ciselée. Les dames sont plus éternelles et plus authentiques. Aucune velléité de raffinement ne les travaille. Elles sont " natures " au-dessus des menthes vertes que les hommes les obligent à boire. Menthe verte qui ressemble souvent au potage Saint-Germain ou aux tranches napolitaines industrialisées. De loin, des barbeaux et des harengs les surveillent, robustes et narquois. Ils ont des casquettes pâles, semées de pointes noires, selon la mode qui trottine de Belleville à Grenelle. Quelques pantalons traînent encore parmi les mégots de la piste, rappelant les heures charmantes des pieds d'éléphant et des viscopes.
            Les braves accordéonistes de l'époque Doumergue, qui scandaient les airs à coups d'espadrille, ont été remplacés par les orchestres de location promis à Cannes ou Wiesbaden. Je ne retrouve plus, pas même au Petit Balcon, cette puanteur noble et ces sourires de pègre sentimentale qui honorent encore aujourd'hui Marseille ou Hambourg. La vulgarisation a déferlé sur ces chaînes de décrépitude. Les garçons sont syndiqués, les voyous suivent des problèmes de mots croisés et vont au café comme les rentiers vont aux courses. Parfois, se jettent dans la mêlée quelques épaves des anciennes tournées de grands-ducs. Aussitôt fondent sur eux de maigres poules à ruban pour qui le pittoresque n'est pas encore assassiné et qui croient dur comme fer qu'il reste des " malabars, des mecs à la redresse, des potes réguliers et des tôliers costauds ". Illusions charmantes, dont les dernières lueurs se voient dans leurs prunelles tragiques et désespérées.
            La rue de Lappe n'est plus guère qu'un carrefour à peine suspect, aux flaques posées là par les machinistes de l'Opéra Comique, un Tabarin pour concierges lettrés, que les Chinois de Billancourt et les garçons de bains revendeurs de pornos empêchent de dormir.
            Du temps de l'Exposition des Arts décoratifs, quand Poiret avait encore son mot à dire, quand le pittoresque n'était pas exploité par les marchands de fonds et que le chanteur des rues n'était pas un indicateur, on trouvait rue de Lappe de jeunes éphèbes aux ongles douteux, aux chandails reprisés et aux joues fraîches, qui vous dérobaient délicieusement votre pochette en murmurant des " mon tout petit, ma mignonne, ma fleurette ", à vous réchauffer l'ennui...   *
Image associée
            Des hommes semblaient avoir vu le jour entre le pernod et la cerisette de ces bouges libres comme champignons en clairière. Aujourd'hui, le Conseil Général lui-même serait derrière les hors-la -loi et les hors-la-morale que les gens oseraient à peine s'en étonner...
            Mais la prospérité est soeur du rationalisme. Tous ces cafés sont pleins. Trois fois de suite, on nous introduit presque de force entre des accouplements de servantes et de receveurs de tramways. On nous pousse vers des banquettes où la voyoucratie s'expose en famille. Nous lorgnons en passant toutes les boutiques. Les limonadiers se pressent sur le seuil de leurs portes et vous interpellent comme les anciens Cosaques de la rue Pigalle :
            " - Dites, monsieur, vous venez pour la curiosité ? "
            Quelques mois encore, et l'on parlera anglais.Des employés de Cook-Wagons-Lits porteront à leurs lèvres ces cornets de mica par où s'éructent leurs vociférations érudites. Déjà, les " vrais hommes " se réfugient chez " Dupont tout est bon ", où la banalité est encore de mise, dans des tabacs rebelles aux effets, et tapent leurs parties de cartes sur le tapis de tout le monde sans verser dans un académisme de sages-femmes.
            Il faut regagner son quartier et ses draps maternels. Nous nous frayons tant bien que mal un chemin entre des épaules de garçons fruitiers et des chignons de braves demoiselles dont les lèbres sont mûres comme des bigarreaux. Quelques vieilles professionnelles nous hèlent d'une frimousse détruite et bienveillante, cependant que, signe du progrès et du" taylorisme ", des chauffeurs nous cueillent à la porte par le traditionnel :
            " - Taxi, messieurs ?... "
            Que ne reconstitue-t-on un fragment de la vraie rue de Lappe dans quelque encoignure de l'Exposition, ne serait-ce que pour apprécier le chemin parcouru ?


*         culturebox.francetvinfo.fr


                                                                Léon-Paul Fargue
                                                                                    in
                                                                              Le Piéton de Paris
           
                                                           à suivre.................

                                                                             













                                    

samedi 23 juin 2018

Jardin des Plantes Halle aux Vins 7 extraits in Le PIéton de Paris Léon-Paul Fargue ( Nouvelles France )

Résultat de recherche d'images pour "cuvier"
 famousscientists.org                              



                                                   Jardin des Plantes
                                                                                      Halle aux Vins
                                                                    in
                                                     Le Piéton de Paris

            Que de présence accumulée, que de présence spirituelle, que de fantômes dans ce quadrilatère parisien dont le Jardin des Plantes constitue en quelque sorte la Capitale ! Des médecins, des savants, des écrivains, ont travaillé, ont médité là : ......... Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, Lamarck l'aveugle, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire les Jussieu de Lyon, Daubenton qui, en bon républicain n'admettait pas le " roi " des animaux, Claude Bernard, La Bruyère, Michelet, Balzac, les Goncourt,
Bourget... Peu d'endroits gardent le souvenir de tant d'hommes. On est en droit de préférer Berlin, Batoum, Hambourg, Cadix à notre institution républicaine, modeste, assez peu gâtée par les pouvoirs publics, mais combien " excitante " pour l'esprit, selon le mot de Barrès ! On ne saurait oublier que le Jardin des Plantes de Paris a une galerie d'ancêtres comme personne au monde, et des souvenirs de science, de dévouement, de passion, qui en font autre chose qu'un square organisé militairement et privé de charme, comme sont beaucoup d'établissements étrangers.
            Le Jardin des Plantes............. est l'oeuvre de deux médecins du XVIIè siècle, Hérouard et Gui de la Brosse. Les lettres patentes qui lui confèrent une existence officielle et autonome sont de 1635, un an avant le Cid, une grande année, comme on dirait pour un vin... Mais le projet pour un jardin parisien est beaucoup plus ancien. Au XVè siècle , Houel rêvait déjà d'un jardin d'apothicaires. Par la suite, on parla du Jardin des Simples, du Jardin aux plantes médicinales. Enfin sous le règne de
Louis XIII, l'idée d'un établissement scientifique permanent prit corps. Gui de la Brosse créa les premières chaires d'enseignement. Fagon, médecin de Louis XIV, Tournefort, Vaillant et les deux Jussieu se succédèrent à la chaire de botanique. Buffon, à qui ce jardin allait comme un gant, lui fit fait en avant un mouvement considérable. Geoffroy Saint-Hilaire mit sur barreaux la ménagerie. Mais, depuis le XVIIè siècle, quelle que soit la branche que l'on examine, c'est partout, en botanique, en histoire naturelle, en minéralogie, une complète lignée de savants, de directeurs illustres que Paris, trop comblé sur trop de points, méconnaît : Chavreul, Milne-Edwards, Edmond Perrier, Mangin...
Image associée  *         Aujourd'hui, avec ses salles de cours et ses laboratoires, ses galeries de collections, ses dessins d'histoires, ses galeries de collections, d=ses dessins d'histoire naturelle de 1630 à nos jours; ses caméléons arlequines, ses phyllies, feuilles ambulantes, ses phasmes, bâtons du diable; ses poissons aveugles, ses araignées de la taille d'une main de gloire, ses dioramas d'animaux dans des paysages polaires, son cèdre de 1735, ses insectes mimétiques, le Jardin des Plantes est un jardin de rêverie et d'amour, une curiosité incomparable de Paris, un lieu de rendez-vous pour philosophes. On aime que ce cadre éloquent, tout frémissant de rêves de crocodiles, de contorsions majuscules de serpents, de bâillements de tigres et de chuchotements de plantes rares, ait été celui de deux romans : Le Père Goriot et Le Disciple.
            Mais, à côté de ces deux récits connus, que d'aventures s'ébauchent et se défont dans cet endroit de Paris si accueillant ! J'ai beaucoup fréquenté, avant la guerre, deux amoureux qui se retrouvaient chaque nuit dans un restaurant de la rue des Fossés-Saint-Bernard. Tous deux s'étaient connus sur les chevaux de bois de la place Valhubert et tenaient depuis ce jour à passer pour ce qu'ils n'étaient pas. Lui, un grand gaillard à lunettes, faisait régulièrement le mur de l'Ecole Polytechnique, décrochait un feutre de mauvais goût chez un copain de la place Maubert, et se donnait pour un artiste désoeuvré et anarchiste. Elle, venait de la place Victor Hugo, descendait au coin du Pont Sully, se faisait une beauté de barrière en longeant la Halle aux Vins, jouissait dans le bistrot d'un prestige de môme de Paname, auprès du jeune homme qu'une acné traditionnelle rendait plus timide et plus rougissant encore. Nous goûtions ensemble aux spécialités du Mâconnais que le cafetier étalait sous nos yeux. L'odeur du marché public aux vins  et spiritueux répandait dans la nuit d'été un remugle de carnage qui finissait par griser ceux qui n'avaient pas l'habitude de ces ruelles. Des employés du Museum, de ceux que Balzac appelle les casquettifères, terminaient de lentes manilles sous le gaz. Un rugissement de lion ébranlait parfois le hall d'air dans lequel le quartier semblait s'être glissé avec ses tonneaux, ses chimpanzés et ses hydrophiles...
            J'observais les deux amoureux qui n'avaient pas l'air très catholique. Tous deux parlaient avec beaucoup de circonspection, comme deux illustres escrocs qui craindraient d'être pris en faute. Ils avaient mutuellement peur de se déplaire. Lui s'efforçait d'entretenir une conversation en émaillant ses monologues de vers de Bruant relatifs à la prison de Mazas, nom d'un brave donné à l'ancienne prison de la Nouvelle Force :                                                                      ouest-france.fr
Image associée                         " Vrai, j'm'enfil'rais ben un' bouteille ;   
                            à présent qu' t'es sortie d' là-bas ;'
                            envoy'moi donc un peu d'oseille :
                            à Mazas... "
            La jeune femme s'y laissait prendre et croyait avoir affaire à mylord l'Arsouille en personne. Ravie de passer pour une vamp dangereuse aux yeux d'un inconnu qu'elle prenait pour un mec à la redresse, elle raffinait sur le vulgaire et faisait de son mieux pour manger avec ses doigts.
            En réalité, elle était affectée de quelques millions et ne savait comment employer le plus agréablement son temps.
            Ces deux gosses, car ils étaient jeunes, s'aperçurent de leur supercherie réciproque un jour où s'éleva entre eux une discussion un peu vive à propos de quelques détails concernant le Jardin des Plantes. Piqué au vif, le polytechnicien donna brusquement la traduction exacte de la devise qui orne la coupole du Belvédère : " Horas non numero nisi serenas... "  Puis il s'empara du menu de la boutique et, crayon en main, expliqua le mécanisme de l'appareil que M. de Buffon avait établi sur ce Belvédère, et qui sonnait régulièrement et exactement le milieu du jour...
            La jeune femme comprit alors qu'elle avait affaire à un fort en thème et qui s'était joué d'elle. A partir de ce jour, mes deux amis, dont j'avais pour ma part respecté l'anonymat, ne songèrent plus à s'embrasser. Elle, du moins, était redevenue mondaine, un peu femme savante. Je ne les entendis bientôt plus parler que de l'arbre aux Quarante Ecus, ou Ginko Biloba, des albums de fleurs de Van Spaendock, ou de la première girafe qui vint en France en 1827, et que MM. Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire ainsi que tous les membres de l'Administration du Museum présentèrent au Roi de France à Saint-Cloud, comme nous ferions aujourd'hui pour une cousine du Négus, un cheval de course ou une reine de beauté...
            Un beau matin, à l'occasion d'un procès, si j'ai bonne mémoire, le polytechnicien apprit par les journaux que sa " môme " était riche de trente ou quarante millions. Par pudeur, par discrétion aussi, peut-être par amour, elle ne se montra pluts dans la rue des Fosses-Saint-Bernard. Le jeune homme fut tué quelque part en novembre 1914. Quant à la demoiselle, il lui fut impossible de s'arracher aux fantômes du Jardin des Plantes. Elle s'est mariée, et chasse, dit-on... Peut-être envoie-t-elle quelque mammifère d'espèce assez peu répandue au quartier parisien où se déroulèrent ses premières amours...
            ................... L'autobus Place Pigalle-Halle aux Vins dépose, dans ce silence tout provincial, des gars de Montmartre en vadrouille sentimentale et des bourgeois de la rue des Martyrs qui veulent changer d'air.
            La plupart de ces touristes sont attirés ici par des promesses de vins de choix. Il est assez curieux que l'Entrepôt occupe aujourd'hui l'emplacement qui fut autrefois réservé, par définition, aux édifices religieux. On peut même se demander ce que fait tout ce liquide dans un quartier que tout semblait disposer à l'austérité : l'Abbaye de Saint-Victor, où fréquentèrent Pierre Abélard, Saint Bernard et Saint Thomas de Cantorbéry, un couvent de Bernardins devenu caserne de sapeurs-pompiers, une chapelle dédiée à Saint-Ambroise. Autrefois, on chantait à cet endroit de la Seine des hymnes dont la plupart furent composées par le chanoine Santeuil. C'est peut-être le couplet qui a rendu possible la transition de la période religieuse à la période bachique.
            Si les tonneliers, marchands, dégustateurs, limonadiers et rats de cave se taisent, ce sont les rues de la Cité du Vin qui sont éloquentes aujourd'hui : rue de Bordeaux, de Champagne...........
Résultat de recherche d'images pour "jardin des plantes"  **        L'Entrepôt se trouve partagé dans toute sa longueur par la rue de la Côte d'Or, donnant ainsi la préférence aux vins de Bourgogne, une des spécialités les plus authentiquement, les plus parfaitement françaises, et qui méritent partout le coup de chapeau. Les acheteurs au détail de nos grands crus, les chauffeurs des énormes camions Grutli, les plongeurs ou sommeliers de Paris constituent une sorte de Bourse à part, dont la rumeur et les parfums dépassent de beaucoup l'atmosphère des Bourses abstraites, où l'on ne se grise que de chiffres...
            La Halle aux Vins, contrairement à ce que l'on pourrait croire, est un des endroits les plus silencieux de Paris. Tout le quartier a d'ailleurs conservé, depuis que les Sciences Naturelles, le vignoble et le pressoir ont pris la place des couvents, une tranquillité religieuse. Le voyou y est rare, le comptable poli, le badaud respectueux. Pendant que les charretiers font manoeuvrer leurs chevaux dans les allées de l'Entrepôt, les épouses et les enfants vont rêver devant les arbres du Jardin des Plantes étiquetés comme des coureurs................
            N'oublions pas que l'endroit est fortement mêlé aux caprices de l'Histoire de France, et que c'est la Convention qui donna le nom de Museum au Jardin des Plantes.     


*            chicaboom.fr
**         /voyages.michelin.fr      



                                                                   Léon-Paul Fargue
                                                                           in Le Piéton de Paris

                                                                                      ( à suivre )

                                                                        

mercredi 20 juin 2018

Le Marais ( extraits ) in Le PiéMton de Paris Léon-Paul Fargue ( Nouvelles France )

Image associée
napoleon.org

                                                Le Marais

            Tout jeune, j'ai compris ce que c'était que la splendeur du Marais en accompagnant un jour, à l'hôtel Soubise, où sont conservées aujourd'hui les Archives Nationales, un vieil homme de lettres qui allait serrer la main du Garde Général et jeter les yeux sur quelques pièces incomparablement belles et incommensurablement classées.......... Je ne le savais pas encore ce jour-là, et je ne savais pas non plus devoir trouver, dans les salles du Musée Paléographique et Sigillographique de Paris, un ensemble de documents qui me donnèrent le frisson.
            Le souvenir de ce premier choc est encore présent à ma mémoire........ Je demandai à voir le codicille au testament de Napoléon dont j'avais entendu parler par des amis de mon père. Mais l'armoire de fer des Archives ne s'ouvrit pas pour nous ce jour-là
            " - C'est parce que tu es encore trop jeune ", murmura le vieil homme de lettres.
            Les deux salons ovales de l'hôtel de Soubise et la chambre de la Princesse ont servi de modèle à toute l'Europe d'autrefois ; ce sont d'ailleurs, les documents les plus purs que nous ayons sur le goût français et sur l'art ornemental de la Renaissance. Il n'est pas une demeure du Vieux Monde digne de ce nom qui ne rappelle, par quelque détail........ les raffinements de Van Loo ou de Boucher.
            En quittant la rue des Francs-Bourgeois, mon vieil archiviste me dit à voix basse qu'il considérait l'hôtel de Soubise comme la plus admirable maison du monde. Pourtant, comme il était du " Marais ", il fut obligé de répéter ce compliment devant un nombre considérable d'hôtels, qui font de ce quartier une sorte de ville d'art de Paris.
            Le Marais est constitué par la partie orientale du troisième arrondissement et par la place des Vosges et ses environs, qui appartiennent au quatrième.C'est une province dont les frontières naturelles sont assez connues et très apparentes : l'église Saint-Gervais et les Archives de l'Est, la Seine, le boulevard Henri-IV au Sud ; au Nord, l'église Saint-Denis du Saint-Sacrement et le boulevard Beaumarchais.                                                                           paris1900.lartnouveau.com
Image associée            Avant d'être un véritable musée de vieux hôtels plus étincelants, plus distingués les uns que les autres, avant d'être le seul quartier de Paris qui dût avoir la chance de réunir les spécimens de toutes les époques françaises, le Marais était, tout simplement, un marais. A la fin du XVIè siècle, la région se composait de terrains maraîchers que la Seine recouvrait de limons pour peu qu'elle débordât. Cette partie de Paris était couverte de joncs, d'herbes aux longues tiges, de saules et d'absinthes. Une forte odeur de menthe y précédait les odeurs de poudre des marquises du XVIIè siècle et le renfermé qui y règne en maître depuis la fondation de la Troisième République.
            Deux grandes voies édifiées par les Romains coupaient seulement cette colonie marécageuse, les routes de Senlis et de l'Est, que les Parisiens devaient appeler un jour la rue Saint-martin et la rue Saint-Antoine. Pourtant, l'endroit était aimable, riant, la terre semblait fertile. Les premiers habitant du Marais n'allaient pas tarder à s'installer en bordure des bras de la Seine, à bâtir des maisonnettes, et à y élever une église qui n'est autre que Saint-Paul. L'ancien bourbier devait en quelques années donner naissance à un quartier aristocratique, comme on en vit peu en Europe, et y attirer l'histoire de France, de la galanterie à l'assassinat.
            Il faudrait des volumes et des bibliothèques pour raconter l'histoire du Marais, si profondément français par toutes ses pierres, si mêlé aux caprices de l'Histoire que l'oubli des hommes et les progrès de l'urbanisme n'y ont porté aucune atteinte. Rien n'a moins bougé que les hôtels de la rue des Guillemites....... Aujourd'hui comme hier, les propriétaires pourraient rentrer dans leurs demeures sans trop manifester de surprise. Il semble qu'on y ait distribué le progrès au compte-gouttes, par honte, par peur du moderne. Quelqu'un disait................... :
            J'avais accompagné, des jours entiers, dans le labyrinthe du Marais, quelque temps après la guerre, une fort jolie dame américaine que ces somptueuses demeures avaient grisée : " hôtel Lamoignon, hôtel Lefèvre d'Ormesson.......... " Bref, elle en rêvait. Du rêve elle fit un bond chez les marchands de biens et leur expliqua en ma présence qu'elle voulait absolument acheter un hôtel " avec rampes, bas-reliefs, tourelles d'entrée, moulures, escaliers de pierre, moucheurs de chandelle, etc. " Le malheur est que les maisons sur lesquelles elle jetait son dévolu étaient généralement occupées par des écoles de la Ville de Paris, des prêteurs sur gages, des musées, des bronziers, des notaires crochus et myopes, des associations ou des administrations ou des particuliers qui n'avaient pas la moindre envie du monde de quitter leurs vieilleries.                      paris1900.lartnouveau.com
            " - Mais, disait-elle, puisque je me propose, puisque je prétends inviter tout le monde chez moi ? Je veux donner des réceptions comme au grand siècle. Comme la reine Margot. "
            Ayant décidé que son charme et son argent feraient tout, même dans une ville comme Paris où les administrations sont lentes et indifférentes, elle résolut d'attaquer le Marais par le haut, c'est-à-dire par le gouvernement, et se mit à inviter des ministres, des archivistes, des ambassadeurs à sa table, dans un palace où le plus officiel des hommes se rend toujours avec plaisir.
            Un soir, excédé par les supplications de la dame, qui n'en finissait pas d'exiger un hôtel du troisième arrondissement afin de faire " histoire " dans sa famille, un diplomate lui dit, de l'air le plus sérieux du monde :
            " - J'ai enfin trouvé un hôtel à vendre. C'est la demeure la plus bourrée de passé que vous puissiez concevoir. Le meilleur de la France y a dormi, aimé, joué, tué. Des rois, des princesses, des ducs. Tout ce que Paris a de sonore, de distingué, de noble, de précieux se trouve réuni là comme par magie. Enfin, j'ajouterai que je puis m'entremettre, chère amie, pour la vente de ce trésor. Nous pourrions faire affaire tout à l'heure dans un petit salon. "
            Rouge de satisfaction, la jeune Américaine, qui croyait qu'il n'y avait pas trop de différence entre un collier de perles, une voiture et une vieille demeure parisienne, déclara qu'elle était prête à signer un chèque et qu'elle entendait emménager dès le lendemain.
            " - C'est deux cents milliards ", lui dit très sérieusement le diplomate.
            Depuis ce jour, ma pauvre amie n'a jamais plus manifesté le désir d'habiter dans un hôtel du XVIè siècle.                                                                                              juliesparis.wordpress.com
Image associée            Le chef-d'oeuvre du Marais aux cent hôtels, aux mille petites rues enchevêtrées, si sombres, si tortueuses, si curieusement nommées, si hostiles à la circulation moderne que les taxis ne s'y aventurent qu'en maugréant, le chef-d'oeuvre de ce vieux Paris si complet, c'est la place Royale, aujourd'hui appelée place des Vosges en l'honneur du premier département français qui solda ses contributions en l'an VIII. Il y a une grande idée au fond de cette récompense et, par ces temps de budgets difficiles, on devrait bien songer à décerner une médaille ou à donner un bureau de tabac au premier Français qui, chaque année, réglerait ses contributions sans tricher...
            La première maison de la place Royale date de 1605 et servait d'habitation aux entrepreneurs des manufactures de soieries. Passant un jour par là, Henry IV eut l'idée de faire construire, à côté de cette première habitation, d'autres constructions absolument semblables, dont l'ensemble constituerait une place quadrangulaire. La première préoccupation d'Henry IV fut de veiller d'abord à la constructions des deux bâtiments qui formeraient l'axe de la place, et qui ne sont autres que le pavillon du Roi et le pavillon de la Reine. Ce joli concert de maisons roses, calmes, attirantes et racées occupe la plus grande partie des anciens jardins de l'hôtel des Tournelles, encore une maison célèbre, qui vit mourir Henri II blessé à mort par Montgomery... Marie de Médicis, la Florentine qui avait le sens de l'harmonie et de la grandeur, inaugura la place Royale en 1612. Du jour au lendemain le Paris élégant s'y précipita, s'y installa, s'y promena, y donna des fêtes.
            Rien n'est moins élégant aujourd'hui que ce paysage de briques mariées aux pierres, que cette ordonnance chatoyante, qui ne convient ni aux stylographes, ni aux Bugatti, ni au linge peu encombrant des mondaines de 1939. Il faut un rude effort de pensée, au badaud pour concevoir sans effroi que Mme de Sévigné naquit place des Vosges que, plus tard, Marion Delorme, Richelieu, Dangeau, Victor Hugo, habitèrent cette petite ville dans la ville que soutiennent comme des pilotis, de fies et douces arcades. Peut-on imaginer aujourd'hui que Louis XII se soit marié là avec un cérémonial, une splendeur et dans un déhanchement de couleurs, d'armes, de panaches, dont le détail et la minutie ne nojus sont révélés que par un tableau conservé à Carnavalet ? ..............
            Peu d'endroits ont conservé autant de charme. Chaque après-midi, pendant les beaux jours, de grands bourgeois frais émoulus de la paine Monceau inspectent soigneusement la place rose et grise, palpent les arcades et promènent le regard sur la brique, dans l'espoir de dénicher un appartement aux longues et minces fenêtres, aux portes épaisses, un appartement " savoureux ", comme ils disent, et que l'on pourrait heureusement transformer pour " cocktails ".               linternaute.com
Image associée            Eux aussi rêvent de Mlle de Scudéry, au pays du Tendre, dont ce quartier était autrefois la capitale, à l'élite des précieuses, à Ninon de Lenclos, aux Estrade, à Rotrou, aux Chabot, à Cyrano de Bergerac. Les descendants de cette société logent maintenant avenue Foch ou à Neuilly, et n'en finisesnt pas d'étaler leur besoin d'air, de golf, de garages. La place Royale et les rues du Marais ont été abandonnées aux classes moyennes..................
            Tout serait donc dude ce passé fragile, unique, inconcevable ? Non. Parfois, de quelque vieil hôtel de la rue du Pas-de-la-Mule, de la rue Geoffroy-l'Asnier ou de la rue Barbette, sort un vieil aristocrate rabougri, sorte de capitaine Fracasse, décorré de la Légion d'honneur et soutenu " par un appareil Franck et Braun ", qui semble vouloir expulser l'Ennemi de son quartier, où logèrent les rois de France....






                                                             Léon-Paul Fargue
                                                                        in Le Piéton de Paris

                                                                      à suivre...............

                                               Jardin des Plantes - Halle aux Vins



         

lundi 18 juin 2018

Place du Théâtre-Français ( extraits ) 6 Léon-Paul Fargue ( Nouvelles France )


Résultat de recherche d'images pour "place du théâtre français"
parisrues.com



                                               Place du Théâtre-Français

            Ce sont les autobus qui ont transformé la place du Théâtre-Français. Une révolution, un incendie même ( et il y en a eu un fameux ) n'auraient pas mieux fait. La place du Théâtre Français, où l'on me conduisait autrefois par la main, comme dans un endroit tranquille, un peu sévère, mais de bonne influence, est aujourd'hui une gare régulatrice. Un alphabet mouvant. C'est le Corbeil du réseau de la Compagnie des Transports en Commun.
            On perd un temps précieux à passer du Ministère des Finances chez Molière..........
            Jadis on pouvait bavarder en pleine rue ; les joueurs d'échecs et les acteurs, les membres du Conseil d'Etat et les ombres du Palais-Royal ne craignaient aucun coup de trompe, aucun dérapage, aucun rappel à l'ordre des agents. On était libre.
            Pourtant, ce quartier n'a rien perdu de son pittoresque, de son air parisien, de ce cachet unique au monde et de ses manières bien françaises. Il n'y a pas une ville en Europe où se puisse concevoir ce mélange de palais et de boutiques, de ministères et de restaurants, de bourgeoisie et de prostitution, de sérieux et de dévergondage qui fait le charme du Théâtre-Français. Elle est petite, ramassée, sans commencement ni fin, sans axes, sans frontières bien tracées, et cependant le promeneur ou l'étranger ne savent comment s'y prendre pour en faire le tour.                     google.fr
Résultat de recherche d'images pour "place du théâtre français"            Aussi bien chaque mètre est différent de l'autre. Le client de la Civette n'est pas celui de la Librairie Stock. Celui qui descend à l'hôtel du Louvre n'entre jamais au Café de la Régence, préfère l'Opéra à la Comédie et achète ses livres dans les gares. Le fonctionnaire qui prend son apéritif au Rohan ne lève même pas les yeux sur l'Univers. La fleuriste du théâtre, celle qui tient commerce sous le buste de Larroumet, au milieu de débris de dieux et de fragments de décors, ne connaît pas la femme du kiosque et n'a sans doute jamais mis les pieds dans la salle.
            Un excellent endroit pour observer les allées et venues de cette place, qui a l'âme d'un manège et la majesté d'un musée, est le Café de l'Univers, qui se recommande pour sa brandade du vendredi. On y est comme au théâtre, non pas seulement parce que les acteurs du Français y tiennent conciliabule autour d'une choucroute, mais parce qu'on aperçoit de sa place un spectacle qui ne lasse jamais.
            ................Au premier plan, le chasseur de l'hôtel du Louvre évoque un souffleur de théâtre. A gauche on aperçoit une Muse qui somme Alfred de Musset de bien vouloir descendre de son socle et de consentir à perdre une soirée au Théâtre-Français. A moins que, maîtresse excédée, elle ne conjure son amant, cuvant sa cuite sur un banc, d'aller quérir un remède " antialcoolique " chez le pharmacien du coin. On se demande combien d'architectes ont collaboré à cet ensemble réussi de palais, de colonnades, de statues, de médaillons et de frontons. Les bistrots......... égayent sans le troubler, sans s'attaquer à la sérénité du lieu, le rez-de-chaussée de cette place.
            Au fond du restaurant, quelques jeunes auteurs déjeunent et n'en finissent pas d'épiloguer sur le métier, prenant à témoin les comédiens qu'ils ont rencontrés là, s'adressant parfois aux garçons, qui connaissent le Théâtre-Français sur le bout du doigt............
            Depuis qu'il existe, le Café de l'Univers a toujours été, de préférence aux autres, qui ne recueillent que des spectateurs, le rendez-vous des auteurs dramatiques. J'ai vu là des hommes illustres dont on ne parle plus. J'ai entendu, comme en répétition intime, des répliques fameuses que les intéressés essayaient entre eux avant que les pièces n'eussent été admises au répertoire.
            Les jeunes auteurs fréquentent toujours l'Univers et les acteurs aussi. Y viennent également ceux qui jouent sur le boulevard et que l'ombre du Théâtre-Français attire, car la maison est un peu la leur. J'y ai vu Steve Passeur, ou Marcel Vallée, qui me fait songer à Littré, ou Alcover.
            Mais les jeunes auteurs sur qui plane la corne d'abondance du cinéma et qui ressentent plus violemment la politique et les malaises sociaux qu'on ne le faisait autrefois m'ont paru moins buveurs, moins gros mangeurs, moins consciencieux bonshommes que leurs devanciers.
            Ce café est, à certaines heures, très curieux quant à la clientèle. Que de provinciales, que de Parisiennes n'y patientent devant un crème ou un petit porto que pour se précipiter sous les arcades du théâtre au moment de la fin d'une représentation................                       chefsimon.lemonde.fr  
Image associée            Quand on a longuement piétiné en l'honneur d'un ou d'une pensionnaire illustre, le frisson qui s'empare des badauds est le même que celui qui annonçait des signes d'admiration chez ceux qui attendaient Mounet-Sully...
            Mounet-Sully était un dieu, une sorte de Victor Hugo du peuple, un acteur qui vivait au-dessus des hommes. Arquillière pénétra un jour dans sa loge muni d'une recommandation. C'était la plus belle minute de sa vie. Il trouva le maître en train de se maquiller.
            " - Comment vous appelez-vous ? demanda Mounet-Sully
              - Archevêque.
              - Arquillière ! répéta le grand acteur en continuant de tendre le menton et de lever le cou devant son miroir. "
            La conversation du génie et du débutant ne fut qu'une suite de silences et de petits mouvements. Le jeune souhaitait d'être à dix pieds sous terre. Enfin, comme on ne lui facilitait pas une entrée en matière, il prit le parti de s'éclipser discrètement. Il n'avait pas fait vingt pas qu'il s'entendit brusquement appeler d'une voix de tonnerre :
            " - Arquillière ! Arquillière ! "
            Le jeune homme remonta les escaliers quatre à quatre et se précipita dans la loge qu'il venait de quitter, désolé d'être parti si vite et sans s'excuser.
            " - Qui êtes-vous ? demanda Mounet-Sully.
              - Je suis Arquillière... vous m'avez appelé...
              - Mais non, murmura Mounet-Sully, je me faisais la voix. Arquillière, c'est très sonore. "
            Et il continua de prononcer le nom d'Arquillière sur tous les tons.
            Les acteurs d'aujourd'hui n'éprouvent plus la même admiration mêlée de crainte pour leurs grands aînés. Il est vrai qu'il n'y a plus de grands aînés, et que les vedettes de cinéma ont brouillé les cartes et singulièrement élevé le nombre des acteurs admirables. Seule la foule, une foule pieuse, respectueuse des traditions, qui n'a qu'un oeil pour le cinéma, une oreille pour le concert, continue d'adorer en secret ceux qui savent bien dire les vers classiques et vivre avec véhémence les grandes scènes du théâtre moderne.........
            Ces badauds ont pour les comédiens la vénération presque sectaire que les amateurs de vélo ont pour les champions du Vel' d'Hiv' ou du Tour de France, les jeunes boxeurs du faubourg Saint-Denis pour les as du ring qui prennent l'avion pour aller se battre, les pelousards pour les jockeus, les maires de campagne pour le député du patelin qui devient ministre.           deslettres.fr
Résultat de recherche d'images pour "mounet sully"            J'admire ces sentiments lorsqu'ils sont sans mélange, comme chez la concierge du Théâtre-Français, qui a l'honneur d'assister à l'arrivée et au départ des grands premiers rôles de l'établissement et de les voir déposer leur clef dans le casier, ou leur perruque sur la table afin qu'on y fasse une mise en plis pour le lendemain..................
            Stock aussi a ses fervents, et la Civette les siens. Ceux-là feuillettent avidement quelques conseils pour la jeunesse ou les Dix commandements du Constipé, en ayant l'air de s'intéresser au Voyage en Orient, de Gérard de Nerval. Ceux-là pelotent les cigares et les respirent avant de les mettre en bouche, chacun cherchant à se montrer plus connaisseur que le voisin.
            Mais tournez le coin de la Comédie, longez ces barrières de gare-frontière où il faut faire la queue, quand on est désargenté, pour voir Electre, Ruy Blas ou Monsieur de Pourceaugnac, acheminez-vous vers la rue de Montpensier, étroite et spectrale comme une tranchée, un autre spectacle vous attend. Il ne présente en apparence aucun point commun avec le Théâtre-Français, et pourtant on ne l'imagine pas sans lui. De jour, si le promeneur est rare, et de nuit si le passant est nombreux, mais alors dans l'ombre savante des colonnes et presque sous le patronage de l'Institut de Coopération Intellectuelle, vous serez abordé par les marchandes d'amour dans une langue qui a quelque chose de scénique. Elles ne proposent pas un plaisir plus classique que celles de Notre-Dame-de-Lorette ou de la gare Saint-Lazare, et pourtant l'on ne peut s'empêcher de leur trouver un je ne sais quoi de plus digne qui indique l'influence de la première scène nationale. Les plaisanteries dont elles se servent pour invectiver, lorsque la mauvaise tenue du marché fait sortir les passions, sont tirées du vocabulaire de la maison, et les mots : pensionnaire, part entière, four, m'as-tu vu, entrent dans leur comportement...
            Ces dames sont d'ailleurs incapables d'assurer à elles seules le pittoresque de l'endroit, qui emprunte toute sa saveur et son sel aux boutiques.......... A côté d'un fabricant de toupets et de postiches, dont la présence ne se discute pas voici........ un artiste en pipes et fume-cigarettes de style baroque, un magasin de sous-bas, slips, cache-sexe, hérissons japonais, jarretières et produits divers.
            L'illusion de se trouver dans quelque coin de province, et particulièrement dans une station thermale, est si forte que, pendant quelques secondes, on découvre au Jardin du Palais-Royal......... un calme, une espèce de régularité chez le promeneur........                     parisrues.com
Image associée            Il faut se hâter vers le magnifique magasin d'armes de la rue de Montpensier pour retrouver la réalité. Les cabines de luxe, les couteaux à cran d'arrêt pour junkers, les brownings pour émeutiers distingués, les lames, les dagues à sanglier qui sont étalés là dans une ordonnance de musée, ne peuvent être que de Paris, ville des crimes passionnels et des coups de poignard................
            Au commencement de la rue de Richelieu, qui nous ramène vers l'avenue de l'Opéra et d'où l'on aperçoit de nouveau toute la place du Théâtre-Français avec ses autobus éperdus..................
Ce sont les étalages qui donnent à la place son prix inestimable dans un Paris qui se transforme aujourd'hui sans méthode. La population ne fait qu'y passer, bien qu'elle soit riche de personnalités curieuses, qu'on imaginerait logées dans les combles du théâtre............... : gardiens, préposés à l'entretien des fontaines, souffleurs, machinistes, maîtres d'hôtel, commis-libraires, élèves pharmaciens.
            Ce petit monde boit debout en échangeant des secrets que l'on entend pas ailleurs. Manies du directeur général des Fonds, amours de grande actrice, projets de jouets nouveaux pour les prochains Noëls. Ces conversations surprennent l'étranger qui se hasarde parfois dans les bars de la place, et l'agacent, comme s'il sentait qu'il n'est pas venu au monde où il fallait. J'en ai entendu un s'écrier un jour, comme on n'en finissait pas de parler devant lui de Sorel ( Cécile ) :
            " - Quoi ? Une femme est toujours une femme  ! "



                                                                    Léon-Paul Fargue 

                                                                                  ( à suivre............... )

                                               Le Marais