samedi 7 avril 2012

CIRCULEZ ! Luigi Pirandello ( Italie - nouvelle )

 Circulez
  
            Une chambre sordide au rez-de-chaussée. Un méchant lit sur lequel gît, mais sans avoir encore pris l'aspect habituel des morts le cadavre d'un vieillard avec une barbe de malade et les globes oculaires révulsés presque visibles sous les paupières transparentes, minces comme de la pelure d'oignon. Les bras hors des couvertures et les mains jointes sur la poitrine. La tête du lit est appuyée contre la paroi et un crucifix est accroché au chevet. A côté du lit il y a une table de nuit avec un ou deux verres de médicaments, une bouteille et un bougeoir de métal. Au milieu une porte entrouverte et plus loin une vieille commode dont le revêtement s'écaille couverte d'ustensiles grossiers. Agenouillée à droite du lit et renversée dessus de tout le buste, de la face et des bras étendus se trouve la femme du défunt, d'un grand âge, vêtue de noir, un mouchoir violet noué sur la tête. Ne donnant aucun signe de vie. Devant l'étroite porte entrouverte se tien une fillette de huit à neuf ans, venue du voisinage, les yeux écarquillés, un doigt à la bouche, plongée dans la contemplation angoissée du cadavre. Dans l'ombre du vestibule, à travers l'entrebâillement de la porte, on entrevoit des hommes et femmes du voisinage en train d'épier sans oser entrer. Une fenêtre s'ouvre dans la paroi de droite, donnant sur la cour, et là aussi on aperçoit à travers les vitres d'autres visages de curieux qui épient. Sur la paroi de gauche il y a une armoire de bois peint à deux battants en mauvais état. Des chaises de paille, une table de petite dimension. On entend au vestibule la voix de Lora :
            - Écartez-vous, laissez-moi passer;
            Elle entre.
            Elle a un peu plus de vingt ans. L'air équivoque. Des façons brusques;
            Elle apporte un cierge enveloppé dans du papier et dans les mains des fruits de couleurs vives, oranges et pommes.
            A peine entrée elle dit à la fillette :
            - Ah parfait, on t'a laissée entrer ? En sorte que quand tu seras grande, tu te souviendras du jour où tu auras vu un mort pour la première fois. Tu veux aussi le toucher du doigt ? Non ? Alors va-t-en !
            Elle l'attrape et la met dehors, disant à ceux du vestibule :
            - Il y a un enterrement de première classe à l'entrée de la rue, je l'ai vu en passant : attelages à quatre chevaux, cocher et valets à perruque blanche, le grand chic ! Courez voir ça ! Vous aimez la saleté comme les mouches ?
            Et elle tire la porte à elle.
            - Mais bien sût, et l'hippopotame ?... s'exclame-t-elle au milieu de la pièce en haussant les épaules. Quand tu auras vu zoo l'hippopotame que Dieu a aussi créé, de quoi vas-tu encore t'étonner ? Il y a l'hippopotame comme il y a celui qui enlève les petites filles et ensuite il les tue. Et il y a celle qui doit faire la pute et celui qui t'expédie sur le pavé. Et les mouches. Les mouches ! Elle pose le cierge et les fruits sur la commode. Ses yeux vont alors à ceux qui épient derrière la fenêtre. Elle y court, irritée !
            - Mais regardez-moi ça ! Même ici, collées aux vitres.
            A peine a-t-elle ouvert qu'ils s'enfuient tous. Et alors elle se penche pour crier dehors !
            - Mais oui, mais oui, c'est moi ! Quelle peste, hein, cette Bigiù ? Mais saurais-tu me dire pourquoi tu vaux plus que moi ? Parce que chez toi tu vends en gros, par pièces entières et que moi je suis marchande ambulante et que je ne vends qu'au mètre ? Que veux-tu ? Tu la palpes encore l'étoffe entre le pouce et l'index, moi je ne la palpe plus, ma camelote en solde ! Allons, allons, il se pourrait bien que ton tour arrive aussi d'avoir à dévaler l'escalier. Bien du plaisir, commère ! C'est bras dessus bras dessous que nous sommes entrés, la Mort et le Déshonneur, oui le Déshonneur ! Mais tu en fais une figure ! Tiens, ma petite, attends : je te lance une pomme.  Elle prend une pomme rouge sur la commode et fait mine de la lancer à la fillette qu'elle mise dehors tout à l'heure.
            - Tu te sauves ? Tu ne la veux pas Eh bien je me l'envoie.
            Elle mord dedans et referme la fenêtre, faisant le geste tout de suite après de se boucher le nez.
            Pouah, quelle brûlante puanteur de lessive.
            Elle regarde le cadavre de son père sur le lit.
            - Je mange, oui, je mange et pourvu que ça m'empoisonne. Rien mangé depuis hier. Hé, voilà que tes mains ne s'écartent plus l'une de l'autre ! De ces baffes ! Et tu me crachais au visage aussi, tu m'empoignais par les cheveux, tu m'envoyais valdinguer à coups de pied. Toute gamine, que veux-tu ? j'en savais déjà plus qu'une image sainte à la sainte du lit. A présent, ces mains, tu les tiens l'une sur l'autre, ainsi contre la poitrine, froides comme la pierre.
            Elle s'en va secouer sa mère par l'épaule.
            - Debout maman : toi non plus tu n'as rien mangé depuis hier. Il te faut prendre quelque chose.
            Le doute l'assaille soudain qu'on ne lui a pas rendu exactement la monnaie et elle fait le compte :
            - Quatre et huit, douze et cinq, dix-sept. Attends. Qu'est-ce que j'ai acheté d'autre ? Ah oui, le fruit chez cet imbécile. Il vendait les petits oiseaux à la chaîne, attachés par les trous du bec et il m'en a fouetté le visage, ce malappris, sans même voir que je portais un cierge.
            A ce souvenir elle sursaute.
            - Ah oui, le cierge. Elle va le prendre sur la commode et le déballe.

                   

            - Pour qu'on ne dise pas que nous ne t'en avons pas fais brûler un.
            Elle prend le bougeoir de métal sur la table de nuit.
            - Espérons qu'il ira.
            Elle plante le cierge dans la bobèche.
            - Tiens regarde, fait sur mesure.
            Il y a sur la table une boîte d'allumettes.Elle allume le cierge et le pose là.
            - Brûler et dégouliner. Jolie profession. Comme les vierges. Tu le vois ? Non. Pas plus que les saints de bois sur l'autel. Mais nous, ces saints, nous les voyons illuminés et nous nous agenouillons. Question de foi, la fabrication des cierges. A cette heure nous croyons que tu te royaumes là-bas. Mais pauvre vieux, tu ne le fais guère voir. Debout maman, oh : il faut l'habiller avant qu'il durcisse. Pleure, bon continue à pleurer. Encore une jolie profession que la tienne, gisant là comme morte toi aussi. Il faut se dépêcher. Une grâce du ciel qu'ils aient attendu qu'il meure. Ils veulent que tout soit dehors avant ce soir.Les gens de la Miséricorde vont arriver à quatre heures. Iµls ne laisseront même pas au cierge le temps de se consumer totalement.
            Elle regarde le cierge allumé puis elle lève les yeux vers le crucifix accroché au mur.
            - Ah, le crucifix entre les mains.
            Elle va de l'autre côté du lit, approche une chaise et monte dessus. Elle décroche le crucifix, le tient un instant entre les mains.
            - Ah Jésus  ! Les pauvres qui ont recours à toi... Tu l'as fait exprès ! Qui peut avoir encore le courage de se plaindre avec toi et de tout le mal qu'on lui fait, si toi-même, sans péché, tu t'es laissé mettre en croix bras ouverts, Jésus ! L'espoir qu'on se royaumera là-bas, oui.La flamme de ce cierge de quatre sous. Elle saute de la chaise et fourre le crucifix entre les mains du mort en disant à sa mère :
            - Oh attention, elles sont vraiment devenues dures : impossible de l'habiller à moins de fendre la jaquette par-derrière pour lui enfiler les manches. Ah tu ne veux pas te remuer ? Tu attends qu'on t'attrape par un bras et qu'on te jette dehors ? Bon, regarde.
             Elle prend une chaise et s'assied dessus.
            - Je vais attendre moi aussi qu'un cantonnier arrive avec son balai et sa pelle pour me jeter sur son char à ordures. Heureux celui qui s'est ôter de l'esprit l'idée de remuer, ne serait-ce que d'ici à là, de lever une main pour se mettre un morceau dans la bouche. Finalement, après tout, tu as raison, tout se fait tout seul quand on n'a plus envie de rien.Ils entrent, ils te tirent par les bras pour te remettre sur tes pieds, tu ne tiens pas debout mais ne t'y trompe pas, s'ils ne veulent pas de toi ici, ils ne te laissent même pas le temps de t'écrouler, ils t'allongent un coup de pied ou t'administrent une bonne bourrade entre les épaules et t'envoient rouler dans les rue. Les nippes, le lit avec son mort, la commode, tout au beau milieu de la rue : se serve qui veut ! Et toi, par terre, à plat ventre, comme à présent sur le lit, parmi les gens qui s'arrêtent pour te considérer. Arrive un agent de police : " Il est interdit de dormir sur la voie publique. - Où alors ? - Videz-moi les lieux! " Tu ne vides pas les lieux. Sois sans crainte, si vraiment tu ne veux pas, il se trouvera bien quelqu'un pour te faire vider les lieux... Et celui qui n'a plus de toit aura tout de même droit à un coin où se tenir sur la terre : sur une borne comme un pantin affalé, sur un perron d'église, un banc de jardin... Les enfants accourent ; oui, la petite mère-grand . Que dis-tu, mon joli ? Dodo ? Je ne te comprends pas. Ah tu veux faire dodo avec moi ici. Mamie ne veut pas. Va voir les petits poissons dans le bassin. Rouges, oui. Ouf, Dieu soit loué ! Puis tu te mets avec la main comme ça et quelqu'un en passant te jettera un sou ou un croûton de pain. Mais moi non, tu sais, regarde : paf, un crachat ! Moi, la main, au lieu de quémander, je la tends pour griffer, voler, tuer. Et ensuite, bon, la prison : de quoi manger et dormir à l'oeil.
            Elle se lève exaspérée et s'en va dire à son père : 
                
                  

            - Je profite de ce que tu ne puisses plus m'entendre et je me livre à un beau déballage pour toutes les gifles que tu m'as données. Tu n'as jamais voulu comprendre comment ça s'était passé, comment cela peut vous arriver sans qu'on le sache, au moment où on y pense le moins, comprendre que tu t'y trouves prise alors que tu pleures et te désespères parce que ton corps, touché sans intention, a senti de lui-même une douceur qui prend vie au sein même de ton désespoir et te l'enflamme soudain en même temps que toutes les choses que tu as cessé de voir, corps aveugle, étreint, désespéré, dans un débordement de plaisir auquel tu ne t'attendais pas. Voilà comment cela s'est passé. Voilà comment. Ici. C'est toi qui me l'avais laissé ici, ton neveu trahi par sa femme. Il pleurait, assis ici sur ce même lit. Je lui ai pris la tête comme ceci pour le réconforter et il a commencé à s'agiter, à farfouiller du nez, le visage contre ma poitrine : eh, femme ainsi constituée qu'on y trouve du plaisir, je ne me suis pas faite toute seule ! Notre sang s'est allumé à tous les deux et lui également, ensuite, est resté étendu ici comme mort de la peur de m'avoir eue. Puis il s'en est retourné chez sa femme, ce goujat, consolé, disait-il, pour avoir appris de moi qu'après tout toutes les femmes se valent et qu'il n'y en a point d'honnêtes, pareilles aux hommes, la même viande, donc, on ne voit pas pourquoi - disait-il - si un homme le fait si souvent et ce n'est rien du tout, une femme ne le faisant qu'une fois devrait être considérée comme perdue à jamais. " Finalement, tu y as pris du plaisir toi aussi ! " Sale goujat, et l'enfant ? Pour toi rien du tout, mais pour moi... Ah papa, tu es mort et je te pardonne, mais c'est à toi que je le dois si j'ai plongé en plein enfer. Tous unis dans la condamnation d'une femme, vous es hommes : tous, il n'y a plus de père, plus de frères, au contraire les frères sont encore plus féroces. Et le plus féroce de tous, c'est toi qui l'as été en me jetant comme une chienne à la rue.Mais moi, regarde, j'ai essuyé mes larmes et les crachats de mon visage et l'ai offert au premier venu. La rue, la rage de t'envoyer en pleine figure la honte que tu n'as pas voulu tenir secrète. Mais ensuite l'enfant, l'enfant...Ce qu'on dit n'est pas vrai ! vrai après, mais d'abord non ; se le sentir en soi, effroyable ! Et ensuite, quand il naît... Après, c'est vrai ; cette petite créature qui te cherche... Je suis venue le déposer ici, il avait huit mois, une nuit, derrière la porte dans la corbeille de sa layette. Elle doit y être encore, cette layette, ou bien l'avez-vous vendue ? Mon Dieu je te remercie de l'avoir repris si jeune auprès de toi ! Allons, allons, habillons-le à présent.
            Elle va ouvrir l'armoire, elle en sort un costume de drap marron suspendu à un cintre. Elle se tourne vers sa mère :
            - Est-ce vrai qu'il l'endormait tous les soirs avec cette chanson... comment va-t-elle ?... que tu me chantais à moi aussi ? On est venu me le dire une nuit qu'il pleuvait : quelqu'un qui avait passé par ici et entendu de la cour. Et ensuite, après m'avoir appris cela, il voulait, tu comprends...?
            Elle regarde le costume de son père qu'elle tient encore à la main, elle l'examine :
            - Mais cet habit est encore bon ! A peu de choses près... Après tout s'il a déjà comparu devant Dieu, à quoi lui sert ce habit pour ceux qui vont s'emparer de lui ? Et toi, économe comme tu es... il y a d'autres affaires... tu pourrais t'entendre avec un brocanteur. Oh, tu m'entends ? Il faut faire son balluchon ! Il y a sans doute d'autres affaires dans la commode.
            Elle y va, ouvre le premier tiroir, fouille dedans : des chiffons. Elle ouvre le deuxième : rien du tout. Elle ouvre le troisième : la layette.
            - Ah, c'est ici qu'elle est !
            Elle la regarde. Elle s'accroupit par terre. Elle en tire une ou deux pièces : un lange enroulé, une petite chemise, un bavoir, puis pour finir un petit bonnet. Elle introduit une main, poing fermé dans la forme vide de la tête et comme si elle berçait un bébé, elle se met à chantonner d'une voix lointaine la vieille chanson de sa mère. Et pendant quelle chante tout s'obscurcit petit à petit, jusqu'à ce qu'on ne voie plus, toute lumière éteinte, que la flamme du cierge.
Silence.

                                                                                                             
                                                                                                               Pirandello
                   

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