jeudi 19 avril 2012

Le souhait contrarié ( fabliau )

 Le souhait contrarié

            Je vais vous dire en quelques mots une aventure que je sais, car on me l'a contée à Douai, celle d'une femme et d'un homme, une femme honnête. Quel était leur nom, je l'ignore ; mais je puis bien vous affirmer qu'ils s'aimaient beaucoup l'un et l'autre. Le prudhomme un jour s'en alla hors du pays pour son commerce ; il acheta des marchandises et fut trois mois loin de sa terre. Ne supposez pas que sa femme fut chagrinée de le revoir. Elle fit fête à son seigneur, comme le voulait son devoir, et n'eut jamais de joie plus grande. L'ayant étreint et embrassé, pour qu'il soit à l'aise elle avance un siège bas et confortable. Un repas était préparé ; quand bon leur sembla ils mangèrent sur un coussin devant le feu qui était clair et sans fumée et qui brillait d'un vif éclat. On leur servit viande et poisson, et vin d'Auxerre et de Soissons, bonne chère sur nappe blanche. La dame apportait tous ses soins à gâter son seigneur et maître, lui donnant les meilleurs morceaux, lui versant, à chaque bouchée du vin pour lui être agréable. Elle avait un très grand désir de tout faire selon son gré car elle attendait la pareille et comptait sur la récompense. Mais elle fut mal avisée : elle le poussa tant à boire qu'il fut assommé par le vin et quand il vint se mettre au lit il oublia l'autre plaisir. Sa femme ne l'oubliait pas en allant se coucher vers lui. Inutile de l'inviter : elle était prête à la besogne. Lui n'avait cure de sa femme qui eût bien attendu un peu sans dormir pour goûter au jeu. N la croyez pas enchantée de voir son mari endormi. " Ah ! comme il se conduit ! dit-elle ; on croirait un vilain puant. Il devrait veiller et il dort ! Cela me fait beaucoup de peine, car il y a trois mois déjà que je n'ai couché avec lui. Mais les diables l'ont endormi ; je le leur laisse de bon coeur. " Et sans en dire davantage, elle pense à ce qui l'excite, se gardant bien de le secouer pour le tirer de son sommeil : il la croirait dévergondée ! Elle finit par renoncer au désir qu'elle avait de lui et s'endort pleine de dépit.
            En dormant elle fit un rêve que je vous dirai sans mensonge. elle était dans un grand marché comme on n'en vit jamais de te. Il n'y avait étal ni aune, ni baraque ni magasin ni table où l'on vendît fourrures, toile de lin, tissus de laine, alun, brasil ou cochenille ou autre denrée, croyait-elle. On ne vendait que vits et couilles : il y en avait à foison. Les boutiques en étaient pleines et les chambres et les greniers. Sans cesse arrivaient des porteurs avec chariots chargés de vits. Ils avaient beau être nombreux, ils n'étaient pas venus pour rien, car chacun vendait bien les siens. Un beau vit valait trente sous, et vingt sous un vit bien tourné. On offrait vits pour pauvres gens ; ils en emportaient un petit pour dix sous, pour neuf ou pour huit. On vendait en gros, en détail. La dame a regardé& partout et s'est donné beaucoup de peine. En arrivant près d'un étal, elle en vit un long et dodu, gros par-derrière et gros partout. Le museau en était énorme et pour dire la vérité on pouvait lui jeter dans l'oeil une cerise de plein vol sans que rien ne vînt l'arrêter et sans qu'elle n'allât tout droit au fond du sac qui était tel que la palette d'une pelle ; jamais on n'en vit de pareil. La dame, voulant marchander, demanda le prix au vendeur : " Même si vous étiez ma soeur, j'en voudrais pour le moins deux marcs. Il est loin d'être méprisable, car c'est le meilleur de Lorraine, excellent pour la mise en perce. Prenez-le donc, je vous en prie, et, ce faisant, vous serez sage. - A quoi bon de longs marchandages ? Si vous estimez n'y rien perdre, j'en donnerai cinquante sous. Jamais vous n'en n'aurez autant ; J'ajoute le denier à Dieu, afin que Dieu m'en donne joie. - C'est un cadeau que je vous fais ; je ne veux rien vous refuser et je suis sûr qu'un jour prochain, quand vous en aurez fait l'essai, vous viendrez pour m'en reparler. J'espère qu'en reconnaissance vous direz encore pour moi beaucoup d'oraisons et de psaumes. " La dame alors lève la main et l'abat de toute sa force , pensant lui frapper dans la paume, mais cinglant la joue de son mari où les cinq doigts restent écrits. Le coup le secoue et le cuit, de la barbe jusqu'à l'oreille. Voilà qu'en sursaut il s'éveille ; la dame s'éveille à son tour ; elle eût bien dormi plus longtemps car son plaisir se tourne en peine : elle dit adieu à la joie dont elle était maîtresse en rêve.
            " Soeur, lui demande son mari, dites-moi à quoi vous pensiez pour m'avoir donné un tel coup. Dormiez-vous ? Ne dormiez-vous pas ? - Je ne vous ai pas frappé, sire ; gardez-vous bien de le prétendre. - Par notre amour et sans querelle, par la foi que vous me devez, dites-moi à quoi vous rêviez et ne dissimulez rien. " Sans attendre, sachez-le bien, elle commence son histoire et très volontiers lui raconte - ou volontiers ou malgré elle - comment elle rêva aux vits, comme ils étaient mauvais et bons, comment elle acheta le sien, le plus gros et le mieux rempli, cinquante sous et un denier. " Sire, voilà ce qu'il advint. Il fallait toper pour conclure ; je pensais frapper dans la main : c'est votre joue que j'ai frappée. J'ai agi en femme endormie ; ne vous mettez pas en colère si j'ai commis une folie ; je suis coupable, je le sais, et vous prie de me pardonner. - Je vous pardonne, belle soeur, et que Dieu vous pardonne aussi. " Il lui saute au cou et l'embrasse ; il lui baise sa bouche tendre et son vit commence à se tendre, car elle l'échauffe et l'enchante. Il le lui planta dans la main ; quand il fut à peu près à point : " Dieu vous accorde son amour ! Par la foi que vous me devez, soeur, qu'aurait valu à la foire celui que vous avez en main ? - Sire, puissé-je voir demain, qui en aurait eu un plein coffre de pareils n'eût jamais trouvé personne pour lui faire une offre ou lui donner un peu d'argent. Même les vits des pauvres gens étaient tels qu'un seul en vaudrait au moins deux comme celui-ci. Personne, de près ni de loin, ne lui eut jeté un coup d'oeil. - Soeur, lui répondit-il, peu importe ; prends celui-ci, laisse les autres avant qu'on puisse trouver mieux. " Ainsi fit-elle, ce me semble, et c'est fort agréablement qu'ils passèrent la nuit ensemble.
            Le mari était un bavard ; il raconta partout l'histoire si bien que l'apprit Jean Bodel, qui compte des fabliaux ; cette histoire lui parut bonne : il la mit à son répertoire.


                                                                                                        Jean Bodel  ( in fabliaux )      

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