Lettre à Madeleine
Guillaume Apollinaire
5 8bre 1915
Mon amour. Je t'ai envoyé aujourd'hui une carte pour te prévenir que nous reprenions le secteur 138 au lieu de 80 - Je t'écris mal parce que je suis mal. Il fait froid, le jour on ne peut faire de feu à cause de la fumée aussi on ne peut écrire. Le soir chaque pièce s'entasse dans son trou. On fait du feu. Mais les hommes sont là qui jouent aux cartes et plaisantent. Je prends toutes tes caresses et te les rends, mon amour. Cependant, j'aime moins tes lettres depuis que tu es à Oran, je t'y sens moins mienne. Au demeurant tu oublies de me dire tout ce que tu m'avais promis - par exemple touchant L'Hérésiarque. Tu renfermes quelque chose que j'ignore et t'exprimes en termes moins directs, partant plus apprêtés et plus vagues - mais peut-être est-ce là un des mille aspects de ton amour ? Je souhaite ma Poppée et ma Phèdre - remarque que je ne dis cela ni en colère ni avec regret - Entre nous ces sentiments ne sont pas de mise, aussi ne te frappe pas. Cela vient sans doute des nouvelles occupations qui prennent de nouveau ton temps.
Ton père avait bien raison d'admirer Tolstoï qui est un homme admirable en effet et tout particulièrement à mon sens, pour avoir prévu, avoir annoncé la fin de l'ancienne esthétique. Tolstoï avait bien vu cela et ta lettre me le rappelle à un moment douloureux de l'Art où il risque de retomber dans le mécanisme rhétoricien où il a trop longtemps été. Tolstoï avait bien vu que le goût n'a aucun sens et ne peut que gâter l'art . L'art doit être hors du goût et les trois quarts de ceux qui aiment l'art ne se préoccupent que du goût, qu'il est difficile d'en sortir. Il avait fort bien parlé de Shakespeare et de Maeterlinck et avait montré l'erreur artistique qui fausse la pure beauté.µ C'est là le vrai rôle grand de Tolstoï le reste est d'un grand romancier et de l'apostolat. J'en suis mauvais juge. Là-dedans, il est grand aussi, si peu que j'en sache, mais à la façon d'un fantôme énorme, d'un spectre gigantesque que le passé laissait se dresser devant nous autres si aveugles et qui nous laissons encore séduire par tant de choses mortes. Je n'ai pas lu les livres de Tolstoï dont tu me parles. Les romans russes sont dans la vie mais je t'en ai parlé - J'ai lu Anna Karénine et une partie de La Guerre et la Paix.
J'ai eu tes 2 lettres du 28. - Voici pour la seconde.
Tu dois être amusante et charmante dans ta classe. Moi aussi je voudrais me perdre en forêt avec toi... Je prends tes sourires et j'aime ta seconde lettre plus simple et plus spontanée où tu inventes la jolie et subtile, si subtile caresse de tes yeux - Et j'aime aussi les sourires de tes lèvres. J'ai respiré aujourd'hui les " gaz lacrymogènes " qui sentent la poire pourrie et aussi la gnôle qu'on nous donne parfois le matin - Ça pique les yeux, ces gaz s'exhalent d'une sorte de grenade en cuivre mince pleine de liquide qui est peut-être du protoxyde d'azote ( impur ). Il s'agit donc sans doute de gaz hilarant. Ça ne m'a pas fait rire au demeurant. Mais l'odeur ne m'en est point désagréable. J'ai trouvé une boucle de ceinturon boche, je vais te l'envoyer avec un sachet boche à mettre le masque contre nos gaz suffocants. Avec la boucle tu pourras te faire une ceinture si cela te plaît.
Ne pourrait... pas obtenir le verre malléable dont je t'ai parlé en le constituant par de l'acétocellulose ? Ce serait une découverte intéressante. Mais je suis trop peu ferré en chimie pr mettre cela au point. Et toi. Mon amour je t'adore et je baise tes lèvres infiniment, profondément.
Gui
Guillaume Apollinaire
5 8bre 1915
Mon amour. Je t'ai envoyé aujourd'hui une carte pour te prévenir que nous reprenions le secteur 138 au lieu de 80 - Je t'écris mal parce que je suis mal. Il fait froid, le jour on ne peut faire de feu à cause de la fumée aussi on ne peut écrire. Le soir chaque pièce s'entasse dans son trou. On fait du feu. Mais les hommes sont là qui jouent aux cartes et plaisantent. Je prends toutes tes caresses et te les rends, mon amour. Cependant, j'aime moins tes lettres depuis que tu es à Oran, je t'y sens moins mienne. Au demeurant tu oublies de me dire tout ce que tu m'avais promis - par exemple touchant L'Hérésiarque. Tu renfermes quelque chose que j'ignore et t'exprimes en termes moins directs, partant plus apprêtés et plus vagues - mais peut-être est-ce là un des mille aspects de ton amour ? Je souhaite ma Poppée et ma Phèdre - remarque que je ne dis cela ni en colère ni avec regret - Entre nous ces sentiments ne sont pas de mise, aussi ne te frappe pas. Cela vient sans doute des nouvelles occupations qui prennent de nouveau ton temps.
Ton père avait bien raison d'admirer Tolstoï qui est un homme admirable en effet et tout particulièrement à mon sens, pour avoir prévu, avoir annoncé la fin de l'ancienne esthétique. Tolstoï avait bien vu cela et ta lettre me le rappelle à un moment douloureux de l'Art où il risque de retomber dans le mécanisme rhétoricien où il a trop longtemps été. Tolstoï avait bien vu que le goût n'a aucun sens et ne peut que gâter l'art . L'art doit être hors du goût et les trois quarts de ceux qui aiment l'art ne se préoccupent que du goût, qu'il est difficile d'en sortir. Il avait fort bien parlé de Shakespeare et de Maeterlinck et avait montré l'erreur artistique qui fausse la pure beauté.µ C'est là le vrai rôle grand de Tolstoï le reste est d'un grand romancier et de l'apostolat. J'en suis mauvais juge. Là-dedans, il est grand aussi, si peu que j'en sache, mais à la façon d'un fantôme énorme, d'un spectre gigantesque que le passé laissait se dresser devant nous autres si aveugles et qui nous laissons encore séduire par tant de choses mortes. Je n'ai pas lu les livres de Tolstoï dont tu me parles. Les romans russes sont dans la vie mais je t'en ai parlé - J'ai lu Anna Karénine et une partie de La Guerre et la Paix.
J'ai eu tes 2 lettres du 28. - Voici pour la seconde.
Tu dois être amusante et charmante dans ta classe. Moi aussi je voudrais me perdre en forêt avec toi... Je prends tes sourires et j'aime ta seconde lettre plus simple et plus spontanée où tu inventes la jolie et subtile, si subtile caresse de tes yeux - Et j'aime aussi les sourires de tes lèvres. J'ai respiré aujourd'hui les " gaz lacrymogènes " qui sentent la poire pourrie et aussi la gnôle qu'on nous donne parfois le matin - Ça pique les yeux, ces gaz s'exhalent d'une sorte de grenade en cuivre mince pleine de liquide qui est peut-être du protoxyde d'azote ( impur ). Il s'agit donc sans doute de gaz hilarant. Ça ne m'a pas fait rire au demeurant. Mais l'odeur ne m'en est point désagréable. J'ai trouvé une boucle de ceinturon boche, je vais te l'envoyer avec un sachet boche à mettre le masque contre nos gaz suffocants. Avec la boucle tu pourras te faire une ceinture si cela te plaît.
Ne pourrait... pas obtenir le verre malléable dont je t'ai parlé en le constituant par de l'acétocellulose ? Ce serait une découverte intéressante. Mais je suis trop peu ferré en chimie pr mettre cela au point. Et toi. Mon amour je t'adore et je baise tes lèvres infiniment, profondément.
Gui
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